PLAIDOYER POUR L’UNIVERSEL FRANCIS WOLFF. Fonder l’humanisme Résumé Daniel Mercier

 

PLAIDOYER POUR L’UNIVERSEL FRANCIS WOLFF. Fonder l’humanismeRésumé Daniel Mercier

En italique, des commentaires « off » plus personnels

Introduction

Ce livre s’inscrit dans une réflexion dont les deux premiers volets ont donné lieu à deux premiers livres

2010 « Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences »(Francis Wolff était venu nous en parler en 2016)

Il avait distingué 4 grandes étapes dans l’histoire philosophique des définitions de l’humanité : l’homme comme animal raisonnable (Aristote), l’homme comme substance pensante unie à un corps (Descartes), l’homme structural des sciences humaines, et enfin aujourd’hui l’homme neuronal (produit de la révolution scientifique des sciences biologiques et du cognitivisme) dont les revers inévitables sont l’animalisme et le posthumanisme.

2017 « Trois utopies contemporaines » : le transhumanisme : non pas seulement le développement humaniste de la médecine, mais la médecine méliorative qui vainque la vieillesse et la mort ; les antispécistes qui veulent  non pas l’amélioration de la condition des animaux domestiques, mais la « libération » des animaux et l’abolition de l’élevage. L’homme n’est plus cette espèce intermédiaire entre les dieux et les bêtes (Aristote) – mortel comme n’importe quel animal, mais doté de raison à l’image des dieux – mais il devient un dieu immortel qui maîtrise la nature grâce à la technique, ou à l’inverse « un animal comme les autres » coupable d’asservir ces mêmes autres. Wolff oppose à ces deux voies une troisième qui est l’utopie humaniste qui nous affranchit des frontières artificielles entre humains, et propose un cosmopolitisme et une justice globale (et qui respecte les frontières naturelles entre le naturel et l’artificiel, et entre les espèces).

Il y a un présupposé à ces deux premiers livres : la défense de l’humanisme. C’est donc l’objet du troisième livre, ce « Plaidoyer pour l’universel ». L’humanité est source de toute valeur. Ces idées d’humanité et d’humanisme sont celles des Lumières, qui sont aujourd’hui en crise. D’où l’objet de ce livre.

►Le paradoxe du monde contemporain : nous n’avons jamais été aussi conscients de former une même humanité (moyens de transport, Internet, réseaux sociaux (j’ajouterai volontiers la dimension mondiale de la production et de la division du travail). Jamais nous nous sommes sentis aussi semblables émotionnellement et intellectuellement. De plus nous sommes exposés aux mêmes risques (virus, changement climatique, épuisement des ressources naturelles, extinction des espèces, crise économique mondiale…etc.). Et pourtant l’unité de l’humanité recule face au repli identitaire : nationalismes, radicalités religieuses, communautarismes. Les européens rejettent la communauté qui avait pourtant était le rêve des philosophes du XVIIIème siècle… Les êtres humains ne cessent de réinventer des différences… On peut comprendre ce mouvement comme une réaction des peuples ou des communautés craignant de se dissoudre dans une totalité uniformisatrice. Cette explication est en partie pertinente mais ne s’applique pas à la crise de la morale humaniste. Celle-ci est la meilleure garante du respect de la diversité culturelle et la condition de la liberté religieuse (avec la laïcité)

D’un bout du monde à l’autre, on dénonce le « droit-de-l’hommisme » et on revendique des identités nationales imaginaires. A gauche, l’identité tend à supplanter l’égalité. On ne dit plus avec Sartre qu’il n’y a pas des hommes mais des ouvriers, des bourgeois, des intellectuels (ce qui est une forme d’éclatement ou de fragmentation), mais en revanche on invoque de nouvelles identités de sexe, de genre, d’orientation sexuelle, ou même de race et de religion (cf. tous les travaux dans les universités américaines consacrés aux minorités).

Ce livre se propose ainsi de défendre et se réapproprier les idées universalistes des Lumières, qui sont dépréciées à notre époque (« quoi de plus mièvre, de plus nigaud, de plus désuet ? »)

►L’humanisme est devenu dans la seconde moitié du XXème siècle l’adversaire de la philosophie, avec en particulier Heidegger (Lettre sur l’humanisme : masque de « l’oubli de l’être » marquée par le triomphe de la technique, faisant de la nature une « matière disponible »), et le marxisme d’Althusser pour qui l’humanisme est la croyance en une unité illusoire de l’humanité qui cache les distinctions fondamentales structurant l’histoire. L’antispécisme aujourd’hui l’accuse de l’inverse : l’unité de l’humanité revendiquée est bien trop particulière par rapport à la communauté morale des êtres vivants. L’humanisme embrasse soit trop large, soit étreint trop étroit, bref il se présente comme universel alors qu’il est particulier.

►L’idée même d’humanité est faible ; faiblesse morale : entre les devoirs premiers envers ceux qui sont « comme nous » (mêmes famille, nation, religion, race…), et les devoirs vis-à-vis de ceux qui sont « comme nous » des êtres sensibles. Faiblesse philosophique : le courant de la déconstruction (Derrida) a critiqué tous les concepts philosophiques hérités de la métaphysique est jugés totalisants, donc totalitaires : « Dieu », « le sujet », « la substance », « la raison », et par conséquent aussi « l’homme » dans les deux sens du terme – être humain et mâle. Déconstruction de tout ce qui est censé être « socialement construit », donc des dualismes supposés « occidentaux » - nature/culture, homme/femme, humain/animal, hétéro/homo – qui sont stigmatisants pour toutes les minorités (femmes, homo, animal…etc.). Lorsqu’on vous dit « l’homme », entendez « le mâle occidental blanc dominateur »… Il y a eu aussi parmi les critiques le syntagme de la mort de l’homme du côté des sciences humaines, avec Michel Foucault, pour qui la fin de l’homme est liée « à la toute puissance grandissante de l’objet langage » (référence ici au structuralisme dominant dans les années 70/80). En réalité, le tournant du XXIème siècle montre au contraire que l’idée d’homme est menacée par le prodigieux développement des sciences du vivant et du paradigme du cognitivisme. Conséquence, faiblesse épistémologique de l’idée d’humanité : utilisation pour appréhender l’humain de méthodes naturalistes. D’un côté, les neurosciences et le modèle cognitiviste tendent à imposer une continuité entre l’homme et la machine (celle-ci sert de modèle d’intelligibilité au cerveau, et le cerveau de modèle de réalisibilité à la machine), sans cependant pouvoir rendre compte des phénomènes de conscience. D’un autre côté, les sciences biologiques et leurs voisines (primatologie, éthologie, paléoanthropologie…etc.) postulent une continuité entre l’homme et l’animal en tant que vivant soumis aux lois de l’évolution. Mais il est absurde de soutenir que des théories qui reposent sur ce paradigme peuvent démontrer des thèses qui en sont le principe ! Si l’on étudie l’homme comme animal, il ne peut apparaître que comme un animal… Le « continuisme » n’est pas le résultat mais l’hypothèse de départ… la faiblesse épistémologique de l’idée d’humanité est donc relative, puisque due à un changement de paradigme dominant dans les sciences de l’homme… Ce paradigme est probablement en lien avec la volonté de se débarrasser de tout préjugé théologique concernant « l’homme fait à l’image de Dieu », radicalement distinct de tous les autres êtres (naturels comme artificiels).

►Les déclarations des droits de l’homme ne reposent pas sur un constat (en réalité, les hommes demeurent inégaux, en fait et même en droit), leur sens est performatif : instituer une communauté qui réalise cette égalité des droits. Pour trouver un fondement à cette déclaration, deux moyens : l’Etre suprême au XVIIIème siècle, père et créateur de tous les êtres humains (= sécularisation du christianisme qui ne pouvait pas jouer ce rôle à cette époque, liée qu’il était à la monarchie « de droit divin »), supplanté par son avatar, l’idée de nature : « les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’Homme » (1789). Mais fondements on ne peut plus fragile avec la postmodernité, ce temps de « la sortie de la religion ». C’est pourquoi la Déclaration universelle de 1948 ne fait pas mention de Dieu ni de la nature.  D’où la faiblesse constitutive d’une proclamation qui ne peut pas compter sur la puissance instituante d’une telle source. Ni Dieu ni la nature ne peuvent plus la fonder. N’est-il pas contre-intuitif de soutenir que la Nature a fait tous les êtres égaux alors que c’est manifestement le contraire qui se constate. D’autre part à l’échelle de la nature, l’espèce humaine n’a pas plus de valeur que toute autre espèce.

Tenter de redonner une assise philosophique à cet humanisme universaliste dans le monde globalisé où nous vivons, humanisme dont la fragilité conceptuelle est en partie due au fait que l’humanisme des Lumières qui se voulait fondé, était en réalité occidentalocentriste, tel est l’ambition de ce livre.

Trois thèses :

Première partie : Comment l’universalisme est possible. Réfutation des relativismes

Deuxième partie : Comment l’humanisme est seule source de valeur.

Troisième partie : Sur quoi repose la valeur de l’humanité et celle d’égalité de tous les êtres humains ?

 

PREMIERE PARTIE : L’UNIVERSALISME ET SES ENNEMIS

L’universalisme est-il un leurre ?(l’humanisme est-il le masque de la domination ?)

L’universalisme serait formel : les libertés formelles (de droit), les égalités formelles (de droit) - Chacun (tout le monde) est libre de faire ce qu’il veut et a les mêmes droits que quiconque - s’opposent ici aux libertés et égalités réelles. L’universalité des droits serait le cache-sexe des inégalités réelles et les justifierait ! Réponse : rien n’empêche ses droits formels de devenir liberté et égalité réelles. Loin d’être des obstacles à cela, ils en sont éventuellement la première étape. Cf. à ce sujet la Déclaration des D de l’H de 1948 et notre propre Constitution à sa suite qui entérine concrètement nombre de droits sociaux : droit au travail, à la sécurité sociale, au repos et aux loisirs, à l’éducation et à la culture, à a formation professionnelle…etc. S’en prendre au caractère formel de l’universel (critique qui peut être justifiée) ne signifie donc pas s’en prendre à l’universel lui-même

L’universel, obstacle à l’émancipation : les combats menés pour l’émancipation des femmes, des colonisés, des esclaves…etc. ne se conduit pas au nom de l’universel mais au nom de causes particulières (contre le patriarcat, le colonialisme, l’esclavagisme). Mais confusion ici : ils ne combattent pas pour être à leur tour dominants, colonisateurs ou esclavagistes, mais bien contre ces trois formes de domination, pour leur suppression… L’objectif demeure bien universaliste. Les moyens de l’émancipation sont particuliers mais sa fin ne peut qu’être universelle.

L’universalisme est faussement neutre : il n’y a que des identités différentes et de nature antagonistes (Noir/blanc, Femme/homme, occidental/colonisé, Hétéro/homo…). Lorsqu’on revendique un universel, on revendique de fait des intérêts particuliers et on nie les rapports de domination. Il n’y aurait que des positions de victimes ou de bourreaux… Pourtant la fin ultime de tels combats n’est-elle pas la fin des discriminations et donc une fin universaliste ? Juger et dénoncer une injustice ne peut être seulement le droit et le fait de ceux qui en souffrent mais le droit et le fait d’un tiers qui représente la communauté éthique toute entière. L’idée de justice suppose l’universel ou elle n’est pas. Pour qu’une expérience singulière d’injustice puisse se communiquer, il faut bien qu’elle concerne non seulement ceux qui la subissent mais aussi l’ensemble des autres (sinon, elle est incommunicable comme injustice). Elle a nécessairement vocation à l’universalité à ce titre.

L’universalisme masque l’intérêt du plus fort : l’invocation de l’universel cache des entreprises de domination. L’exemple historiquement le plus probant est celui de la civilisation occidentale qui a justifié le colonialisme au nom d’une mission civilisatrice sensée être de nature universaliste. En même temps que la proclamation des droits humains - droits et libertés égales sans distinction de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de tout autre opinion, de fortune, de naissance ou de toute autre situation (DDH 1948, article 2) - , les puissances européennes se lancent dans de longues guerres coloniales contre l’indépendance de ces peuples colonisés. Les faits sont indiscutables mais le raisonnement est contestable : rien n’oblige à instrumentaliser ainsi l’universel pour se justifier, même si les entreprises de domination en ont souvent besoin. Cela ne signifie pas que les droits de l’humanité ne sont que l’application du prétendu « droit » du plus fort.  Il est vrai qu’une définition universaliste de l’homme comme « animal rationnel » ou « animal politique » a pu servir d’alibi pour dire que les femmes sont moins des hommes que les autres, ou que les barbares sont plus éloignés de LA culture (celle de la Cité grecque) que les autres…etc. Mais est-ce toujours et nécessairement le cas ? Les entreprises de domination les plus « réussies » ne s’embarrasse pas souvent de ce genre de prétexte. Ex : « il faut exterminer la vermine juive qui pollue le sang aryen pace que ce sont des sous-hommes ». A l’inverse, la notion d’humanité a pu également servir à justifier des interventions secourables selon un principe de justice : le motif d’humanité sert toutes les causes, y compris celles des dominés. C’est bien en vue de l’universel que nous combattons contre les discriminations, et non  pour « devenir calife à la place du calife ». Sortir de l’asservissement de l’homme par l’homme. Comme le dit Nelson Mandela : « L’opprimé et l’oppresseur sont tous deux dépossédés de leur humanité ». L’universel est l’horizon de toute émancipation.

Tout universel est forcément particulier

Tout universel est particulier : il y a un lieu et une date de naissance, un contexte historique unique et des conditions singulières d’énonciation. L’exemple des droits de l’homme en tant qu’invention occidentale du XVIIIème siècle est très parlant. Qu’en est-il au juste ?

Tout d’abord, dire que toute formulation d’un universel dépend de conditions particulières est une évidence mais cela ne signifie pas nécessairement qu’il faut limiter sa portée. L’algèbre a été inventée à Bagdad au IXème siècle, « cela n’en fait pas une science abbasside ». Mais il est vrai que les D de l’H sont nés au XVIIIème en Angleterre et en France, puis aux Etas Unis, et il s’agissait de proclamer et de faire exister performativement dans les termes de la philosophie libérale l’égale liberté de chaque individu, et son indépendance par rapport à la puissance de l’Etat. Il est vrai que le modèle des DDH repose sur des prémisses particulières : l’individu est défini à priori par des attributs d’autonomie, de souveraineté, de rationalité, avant même d’entrer en communauté. Celle-ci est d’emblée composée d’une collection d’êtres égaux et libres. Nous pourrions citer de nombreux exemples où la vision du monde est différente (Chine, Japon, monde musulman…etc.), ou le Tout domine sur la partie, où la volonté individuelle doit s’effacer, où Dieu est perçu comme l’unique législateur…etc. François Jullien, dans « De l’universel, du commun et du conforme », analyse rapidement ces écarts culturels très importants entre grandes civilisations. Faut-il en conclure qu’il n’y aurait que du particulier dans les DDH (un peu comme les manières de table propres à telle culture ?). Souvent le particularisme des DDH est avancé par des régimes asiatiques despotiques ou totalitaires (Malaisie, Singapour, Chine) pour justifier leurs exactions envers les DDH.

Les droits de l’homme sont-ils ethnocentriques ?

Si les droits humains n’ont pas été formulés ailleurs qu’en Occident dans le vocabulaire des droits subjectifs et « des droits égaux et inaliénables de tous les membres de la famille humaine » (comme dans la Déclaration de 1948), on trouve des proclamations et des « chartes » beaucoup plus anciennes et non européennes (Afrique ancienne par exemple avec la charte du Mandem), très dépendantes elles aussi des circonstances particulières dans lesquelles elles ont été écrites, mais traduisibles et révélant l’universalité de leur sens (on pourrait ici mentionner l’analyse de François Jullien : ils ne sont pas universels en tant que réalisation achevée, au sens où ils adviennent de façon singulière et où ils prennent une forme historique particulière, mais à travers cette lucarne particulière, ils jouent le rôle d’un principe régulateur de l’universel ; ils lèvent de l’universel négatif (ce contre quoi ils se dressent), au sens où leur défaut ou leur privation fait naître le refus et la résistance. Par ailleurs, ils ont l’intérêt, par leur statut d’abstraction, d’être transculturellement  opératoires).

La transversalité des droits de l’homme : trois façons de « traduire » les DDH

Solution de l’adaptation : Charte africaine des droits de l’homme et des peuples : reprise des droits individuels, mais dans le cadre d’une ontologie qui n’est plus libérale. Elle « ne sépare pas l’homme des relations qu’il entretient avec ses semblables, pose le principe de solidarité, affirme le droit des peuples à la protection de leur environnement ou protège la famille dans son rôle éducatif » (Alain Supiot, Homo juridicus)

Solution de l’abstraction : quelles que soient les particularités juridiques d’une société, les DDH n’imposent aucune conception du Bien, mais définissent en ensemble de règles générales, valable pour tout système juridique, et visent à répondre aux différentes situations de conflits (conflit de propriété, conflit d’opinion, conflit de croyances ou de non croyance, conflit de liberté, conflit d’autorité) que tout groupe humainrencontre. Système métajuridique (à rapprocher de ce que Marcel Gauchet appelle le droit fondationnel qu’il oppose au droit fonctionnel), condition formelle, et donc universelle, compatible avec le maximum de conceptions substantielles du Bien ou du Juste.

Solution de l’appropriation. Pendant le Printemps arabe : face au despotisme, à l’arbitraire, à la corruption, à la prédation, les manifestants réclament les mêmes libertés fondamentales que tous les peuples en lutte (les Américains de 1776, les français de 1789, les hongrois et les tchèques de 1989). Réinvention des DDH dans chaque circonstance particulière

L’universel est anthropocentrique et donc pas suffisamment universel : des droits naturels aux droits de la nature

L’universel serait l’expression de la domination des humains sur les non humains. Il s’agirait d’étendre « les droits subjectifs » aux nouveaux sujets naturels de droit : les animaux, les plantes, les vivants en général, forêts, fleuves, glaciers, écosystèmes… On constate dans différents pays la mise en œuvre d’un certain « animisme juridique », alors qu’il s’agit le plus souvent non pas d’un naturalisme assumé, mais d’une forme d’humanisme visant à reconnaître les droits de populations qui, elles, considèrent comme sacré telle Terre ou tel fleuve (exemple de l’attribution de personnalité juridique aux fleuves du Gange et du Yamuna en signe de reconnaissance des droits culturels des Hindoux). Démarche légitime pragmatiquement si elle permet de défendre efficacement de la destruction ou de la spoliation par le productivisme. Selon FW, cette efficacité pour la sauvegarde de la nature de ces nouveaux droits  est encore à prouver… Sur le plan des principes, une telle extension des droits peut se justifier aussi comme réparation des torts des colons, comme par exemple en Nouvelle Zélande où la personnification du fleuve Wanganui vise à réparer les exactions commises contre les populations maories. Mais génère des difficultés : la reconnaissance de certaines croyances conduit souvent à en exclure d’autres (par exemple la reconnaissance de l’animisme hindou ne se fait-il pas aux dépens des croyances monothéistes des Indiens musulmans ou chrétiens ?). Mais il y a une contradiction d’une plus grande importance : l’attribution de « droits subjectifs » aux membres de l’humanité repose sur la valeur égale et l’égalité de chaque être humain. Vouloir étendre ces droits à toutes les entités naturelles est déraisonnable : il s’agit de plaquer cette ontologie libérale des droits sur la nature de façon typiquement ethnocentriste, alors qu’il faudrait plutôt penser cette dernière en termes d’harmonie cosmique et d’équilibre à long terme. Les conséquences sont souvent problématiques : cette attribution de droits égaux génère des conflits entre les entités concernées. Pensons par exemple à ce qui est de plus en plus dénoncé comme « colonialisme vert » : WWF porte atteinte aux peuples autochtones avec leur patrouille anti-braconnage dans les forêts du sud-est du Cameroun ; mais aussi expulsion des Twas en Ouganda de leurs territoires traditionnels de chasse par la transformation en parc national de trois réserves forestières ;ou encore expulsion de 100000 Mazais du sud du Kénia…etc. Ce que l’on appelle la politique de Conservation (de la Nature) se fait très souvent aux dépens des populations autochtones dont les pratiques étaient pourtant en général beaucoup plus écologiques que les nôtres… Etendre des droits égaux aux animaux est déraisonnable également parce que les animaux ne sont pas égaux et que les droits accordés aux uns contrediraient nécessairement les droits accordées aux autres : s’il n’y avait pas des prédateurs et des proies, il n’y aurait pas d’animaux du tout (puisque cette loi de la nature lui permet de se perpétuer dans une équilibre relatif). Accorder le droit de vie aux loups, c’est le retirer aux agneaux et réciproquement. Accorder des droits aux gorilles, c’est en retirer aux peuples autochtones (qui les chassent) et réciproquement.

L’universalisme humaniste est sans doute souhaitable… mais est-il seulement possible ?

Tout est-il relatif ?

La diversité des coutumes suffit-elle pour en inférer la relativité éthique ?

Une chose est sûre : le relativisme culturel est dans une certaine mesure une production de l’humanisme des Lumières et de la Renaissance : en proclamant l’égale dignité de tous les hommes, il ne peut qu’être enclin à proclamer également l’égale valeur de toutes les cultures, à s’opposer à l’hégémonisme de certaines civilisations aux dépens d’autres, à s’ouvrir à l’altérité. Les sciences sociales s’inscrivent résolument dans cette direction et vont faire de ce relativisme une question de principe : elles doivent se démarquer du prosélytisme et de l’expansionnisme des « missions civilisatrices » occidentales, et pouvoir suspendre tout jugement de valeur sur ce qui pourrait leur paraître choquant ou barbare, cela pour des raisons méthodologiques ; l’ethnocentrisme devient son adversaire principal, à la fois pour des raisonsépistémologique et éthique. Le relativisme culturel en tant que principal antidote de l’ethnocentrisme est aussi le meilleur gage de reconnaissance de l’humaine variété.

Mais cette référence à la culture au sens anthropologique  peut conduire à déduire des conséquences antihumanistes d’un principe fondamentalement humaniste (premier sophisme du relativisme) : cela dépend du sens que l’on va donner au mot culture. Définition de P. Descola : « ensemble de traits matériels et intellectuels sanctionnés par la tradition, typique d’un certain mode de vie, enracinés dans les catégories singulières d’une langue et responsable de différents comportements individuels et collectifs. ». Mais si l’on ajoute « que chaque peuple constitue une telle configuration unique et cohérente de ces traits matériels…etc. », on ne caractérise plus seulement des représentations et des pratiques, mais aussi des communautés et donc l’ensemble de leurs membres. On ne parle plus seulement de la relativité culturelle mais de la relativité des cultures, au sens culturaliste, c’est-à-dire comme des îles séparées des autres, des sociétés parfaitement homogènes où chacun des comportements individuels des habitants de la communauté correspond aux modèles et aux règles en usage. L’hypothèse culturaliste fait de l’individu ce que leur culture fait d’eux, et dont il ne peut jamais se libérer. Toutes les valeurs, croyances, pratiques, normes sont prises en bloc, et les membres du groupe ne peuvent qu’y adhérer. Nulle possibilité, donc, de critiques, de voix discordantes individuelles ou collectives. Si les cultures sont toutes égales, nul besoin légitime de condamner ou de juger barbare telle pratique puisque toute la communauté l’accepte comme le soleil qui tourne… On évacue ainsi toute possibilité de conflits de valeurs et de pratiques discutées au nom précisément d’autre chose que les valeurs culturelles de son groupe. N’y-a-t-il pas des consciences qui se révoltent contre telle pratique barbare, tel sacrifice humain, tel esclavagisme, tel suicide de jeunes veuves, telle lapidation des femmes adultères, tel mariage forcé, tel acte de torture…etc. ?Ces voix sont-elles les nôtres, ethnocentrées ou européocentrées ? Culturelles parmi d’autres ? Mais alors comment peut-on qualifier celles qui précisément repèrent et dénoncent l’ethnocentrisme ? Comment se fait-il que puisse se développer cette capacité de critique au sein de sa propre culture dénonçant une pensée qui est pourtant en provenance de cette culture ?  Nous serions donc les seuls, occidentaux, à pouvoir « sortir » de notre culture ! Comment considérer que tous les membres de la société étrangère se plient aveuglément aux normes de leur culture, alors que dans la sienne prévaut le libre-examen et la critique ? Voilà bien une conclusion qui annule et discrédite le précédent raisonnement 1) en faisant de nous l’exception, dans la pire tradition ethnocentriste, et 2) en contredisant le postulat culturaliste d’où nous étions partis !  Nous aurions cette insigne privilège de pouvoir critiquer et relativiser (nous serions ainsi les seuls à pouvoir être relativiste !), alors que les cultures étrangères ne seraient pas critiquables, ni par elles-mêmes puisqu’elles ne le peuvent pas, ni par nous puisque nous ne le devons pas.En effet, aucune critique interne est possible et aucune critique externe est légitime : la première est impossible puisque toutes les valeurs sont nécessairement partagées, la seconde est illégitime pour raison de relativismeReprenons : il est beaucoup plus vraisemblable de considérer dans un premier temps que toutes les cultures ne se valent pas, et que tout n’est pas culture dans une culture, de façon à pouvoir ensuite critiquer et refuser certaines pratiques ou normes en fonction d’une éthique universaliste qui ne doit rien à telle ou telle culture. D’où vient la faille du relativisme ? Son humanisme de départ, affirmant que tous les hommes sont égaux quelle que soit leur culture, devient un antihumanisme l’empêchant de dénoncer l’inhumanité de certaines cultures. Pourquoi ? A cause de ce glissement de sens entre l’égalité de tous les hommes et l’égalité des cultures, provenant comme nous l’avons expliqué du préjugé culturaliste.

Tout égalitarisme recourant à une échelle en-deçà des êtres humains (la culture) ou au-delà (la nature) se heurte à une contradiction.

Critique logique du relativisme(deuxième sophisme du relativisme)

Affirmer que tout est relatif conduit bien sûr à la contradiction suivante : tout serait relatif sauf l’affirmation qui le dit. Seule celle-ci échapperait au jugement relativiste. Le relativiste se réfuterait donc lui-même… S’il refuse de relativiser son relativisme, il reconnaît qu’il y a un discours universalisable (le sien : celui qui admet l’égale valeur de tous les autres) qui relève d’une position supérieure, une sorte de communauté supérieure contredisant toutes les autres communautés (qui n’accordent de vérité ou de valeur qu’à leurs propres opinions ou valeurs). S’il admet que sa propre position est aussi relativisable, il en fait une particularité de sa propre communauté, l’Occident par exemple ; son relativisme ne sera pas reconnu par une autre communauté, et il ne souhaite pas qu’il en soit ainsi, car alors il céderait au préjugé ethnocentriste cherchant à imposer sa propre culture. Mais doit-il reconnaître aux autres le droit d’imposer leurs propres valeurs aux cultures différentes ? La question est de savoir comment échapper à l’alternative entre un relativisme incohérent et amoral et un ethnocentrisme uniformisateur (c’est le dilemme de l’ethnologue).

Réponse : il n’est pas exact de dire que le relativisme est condamné à se contredire : il y a deux niveaux de discours, celui des opinions émises et celui qui porte sur l’existence de ses opinions. Ainsi, on peut considérer dans une communauté le niveau des croyances (vraies ou fausses) et le niveau de leur existence : on peut ainsi défendre la liberté d’opinion dans l’espace social, accepter leur diversité, admettre la valeur de leur égalité formelle, indépendamment de savoir si elles sont vraies ou fausses. Cela ne signifie pas qu’elles soient de mêmes valeurs (en termes de contenus), ni que nous ne devons pas essayer de faire triompher la sienne. La tolérance est la possibilité formelle d’existence de la diversité des croyances. Quel que soit l’absolu de sa foi, nous pouvons accepter le fait de la diversité des croyances, et vouloir leur droit à l’existence (même quand on les considère comme fausses). Autrement dit la liberté d’opinion n’est pas une liberté particulière et ne relève pas du même régime de légitimité. Seul le fanatisme tient la tolérance pour une croyance. Le relativiste fait également la confusion entre l’existence de communautés différentes (d’où il conclut à son relativisme) et les valeurs particulières à chacune, et renonce de même à l’universel, qui est purement formel et non celui d’une communauté particulière. Dans les communautés dites « ouvertes », cette différenciation des deux niveaux est préservée : il y a les valeurs substantielles de premier niveau, et au second niveau, la valeur formelle qui permet l’existence en son sein des valeurs diverses de ce premier niveau. La possibilité d’une telle coexistence est le signe de sociétés civilisées au sens moral de ce terme. Une civilisation est riche d’une pluralité virtuelle ou réelle de cultures diverses, contrairement à une communauté barbare qui ne peut être qu’elle-même. Il y a bien là une forme de relativisme, mais celui-ci est formel et non substantiel (concernant la valeur substantielle des pratiques, croyances, normes particulières, bref de manières d’être humain). La barbarie au sens formel est la condition des actes inhumains cruels et dégradants : c’est la non reconnaissance de la part d’humanité entre eux (c’est-à-dire leur part d’universel). L’inhumanité des uns est l’impossibilité d’accéder à l’humanité des autres, l’incapacité à percevoir la valeur formelle des usages et croyances. Cette inhumanité s’exerce généralement au nom d’une idée substantielle du Bien.

Humanisme et diversité culturelle(troisième sophisme du relativisme)

La thèse de Francis Wolff est la suivante : il y aurait le niveau des usages, des normes et des pratiques culturelles qui, toutes à leurs manières, exprimeraient quelque chose de commun à tous renvoyant à l’universalité morale : respect du sacré, hospitalité, respect d’autrui et pacification des rapports humains… Infinité variété des modes de socialisation et fond commun nécessaire à faire société. Mais explication insuffisante : la variabilité ne concerne pas seulement les conventions sociales mais aussi les valeurs morales ; mais cela ne signifie pas que nos communautés ne reconnaissent pas aussi des valeurs morales universelles - ne pas tuer, ne pas agresser et porter préjudice à autrui -, à distinguer de la relativité culturelle des normes. Cette distinction est discutée par les anthropologues et psychologues.

Une autre hypothèse consiste à postuler une conscience ou sens moraux innés, « instinct divin, immortel, céleste voix » (Rousseau). Défendue par Les Lumières britanniques (Adam Smith). Elle est très « aventureuse ».

Emotions sociales et émotions morales

La thèse de Ruth Bénédict oppose les cultures de la honte aux cultures de la culpabilité (page 63). Dodds analyse le passage en Grèce de l’ethos du héros homérique à la conscience de l’homme de la Cité antique et retrouve la même opposition. « Le plus grand bien de l’homme homérique n’est pas la jouissance d’une conscience tranquille, c’est la jouissance de l’estime publique ». Plutôt que de voir des « cultures » différentes, on peut l’interpréter comme deux pôles universels de l’émotivité morale. D’un côté les sentiments moraux (fierté de celui qui a la conscience pour soi, qui obéit au devoir, ou inversement culpabilité) et de l’autre les sentiments sociaux de honte et d’honneur (ou sentiments « de réputation ») liés au regard des autres. Les cours royales sont les lieux par excellence de ce type d’ethos (cf. le film « Ridicule » de Patrice Leconte). L’ethos démocratique nous libère relativement de ce genre d’obligations et de prégnance du regard d’autrui sur nos agissements. « Tenir son rang pour ne pas perdre la face » n’est plus de circonstance de la même façon dans l’anonymat des grandes villes modernes. L’intériorisation psychique des droits et des devoirs ont pris la place d’une forme d’oppression et de  tyrannie sociales. Tout cela a également été repris par Marcel Gauchet dans « Essai de psychologie contemporaine » in « La démocratie contre elle-même » (cf. conférence à l’UP de Narbonne 2019, « Le nouvel individu »). Ce dernier distingue cependant la personnalité moderne de la personnalité traditionnelle, mais aussi ces dernières de la personnalité contemporaine. Il y a une critique morale de ces sentiments sociaux qui seraient bien trop dépendant de la reconnaissance sociale et de l’opinion d’autrui, et ou la réputation d’un homme ne tient pas tant à ses comportements qu’à ceux de sa famille (comme par exemple l’honneur de l’homme méditerranéen qui dépend de la pureté sexuelle des femmes qui lui sont proches et soumises, mère, sœur, épouse). Philosophiquement, les émotions sociales auraient également comme grave inconvénient de préférer le paraître à l’être, l’image à la réalité, et seraient donc beaucoup trop tributaires de l’image de soi et du « quand dira-t-on ». Cependant un philosophe spécialiste de philosophie morale, Bernard Williams, a grandement réhabilité le sentiment moral de la honte : à travers cet affect moral, ce serait un « autrui intériorisé » incarnant une authentique « pesanteur sociale » qui m’aiderait à distinguer le bien du mal, et qui pallierait à l’insuffisance de la raison.

Même dans la Modernité, la question de l’image de soi est bien sûr présente, mais diffractée dans l’ensemble des situations d’interactions sociales. L’homme en tant qu’être social est nécessairement sensible aux regards que l’on porte sur lui, à l’image de l’expérience de « la co-conscience de soi » dès l’âge de deux ans (pris en compte du regard évaluateur que les autres portent sur lui). Inséparable de la socialisation et de l’humanisation, mais aussi bien social précieux : face négative de la notion de reconnaissance de soi, ou si l’on veut versant social de la moralité, qui est à l’origine de révolutions morales comme l’abolition de l’esclavage ou la disparition du bandage des pieds des petites filles en Chine. Cela ne doit pas cependant nous faire oublier l’autre versant de la moralité : certes nécessité de socialisation de l’humain, mais aussi d’humanisation du social. D’un côté on est en soi comme perçu par autrui (sentiment de honte paradigmatique de ce point de vue). De l’autre, on a le sentiment en soi-même de ce qu’est la communauté humaine (intériorisation de la troisième personne en première personne : culpabilité de ce qu’on a fait à autrui. Injustice commise à son égard. Finalement ces deux types de sentiments sont-ils si éloignés l’un de l’autre ? Pour Williams, la honte aussi correspond à un processus d’intériorisation du regard d’autrui… Selon que l’on met l’accent plus ou moins sur la provenance immédiatement extérieure de ce sentiment, on accentue la frontière entre émotions sociales et émotions morales. Mais cette frontière n’est pas philosophiquement évidente…D’un côté, donc, intériorisation par le sujet des normes, valeurs…etc. de la communauté, qui s’incarnent à travers les jugements que chaque membre peut porter sur lui-même, de l’autre côté, intériorisation de la relation réciproque avec chaque être humain considéré comme mon égal (avec qui je peux faire société). « Co-conscience de soi » dans le regard que les autres portent sur moi d’une part, et d’autre part conscience morale dans le regard que je porte sur moi-même comme un autre (tout autre). Expérience humaine de l’appartenance à une communauté, et expérience humaine de la réciprocité.

L’indignation comme émotion éthique

Nous éprouvons de la colère quand nous subissons l’injustice, de la culpabilité quand nous la commettons, et de l’indignation quand nous en sommes témoins (injustice faite à un tiers). Soir lorsque des égaux sont traités de façon inégale, soit quand des inégaux sont traités de façon égale. En bien comme en mal. La présence de cette émotion montre que nous sommes humains (animal moral). Ce n’est pas nous qui sommes frappés ou qui frappons, nous sommes capables d’identifier la justice dans son objectivité, indépendamment de la souffrance. Ce qui cause l’indignation est un concept, celui d’injustice avec tout ce qu’il suppose d’idées rationnelles (égalité, réciprocité, proportionnalité, équilibre). Appartenance à une communauté éthique dont tous les éléments sont égaux. Différence avec la compassion ou l’empathie qui sont des réactions face à la souffrance d’autrui. Avec l’indignation, c’est plutôt la réaction à la souffrance imméritée. Ce n’est pas la souffrance entant que telle qui est concernée (la souffrance d’un salaud peut nous laisser froid de ce point de vue), mais l’injustice.

En conclusion

Il y a dans toutes les communautés deux types d’émotions, l’un selon lequel chacun est le miroir des autres ; l’autre selon lequel chacun se traite lui-même comme un autre et les autres comme soi-même. Les premières sont particulières alors que les secondes sont universelles. Mais ces distinctions s’appliquent-elles à tous les humains et seulement aux humains ? La communauté éthique se confond elle avec la communauté humaine ?Si « nous » sommes tous égaux, quel est ce « nous » ? Tous les êtres vivants ? Sensibles ? Humains ? Cela renvoie encore à la question de l’universalisme et de la définition même de l’homme (cf. troisième partie)

DEUXIEME PARTIE : L’HUMANISME ET SES RIVAUX

Controverse aujourd’hui autour de l’idée que l’humanité a une valeur intrinsèque et qu’elle est source de toute valeur. Qui peut être source suprême de valeur ? Dans l’ordre d’apparition : le Dieu tout puissant des Ecritures, puis l’Humanité maîtresse émancipée, et enfin la Nature sous ses divers aspects (la planète, l’animal, la vie…)

Acte I : Le Drame de la Modernité

Scène 1 : Le dilemme tragique du christianisme : théocentrisme ou anthropocentrisme

Soit le Dieu révélé est la seule valeur absolue et la source de toute valeur. Ne valent que les humains qui ont reconnu sa Parole (nous ne pouvons que rapprocher cette position de celle d’une tendance sans doute majoritaire de l’Islam aujourd’hui). Soient l’homme, en tant qu’œuvre et image de Dieu,  et toutes les œuvres ont une valeur relative en tant que création du créateur. Ce que l’on peut appeler l’humanisme théocentrique. Ces deux thèses vont s’affronter dans l’histoire du XVème siècle au XVIIème siècle (penser à la controverse de Valladolid au sujet des Indiens d’Amérique, ou à la position de Montaigne vis-à-vis des croyances religieuses).

Scène 2 : le dilemme tragique du rationalisme : humanisme ou nihilisme ?

Dieu n’existe peut-être pas : dans ce cas l’homme devient origine de toute valeur, ce qui fait sa force mais aussi sa faiblesse, car menacé par le nihilisme moral : il n’y a rien qui vaille vraiment. Sans Au-delà, pas de Maître, pas d’Autorité. Ni salut, ni damnation, ni vices, ni vertus… Selon FW, Pascal et Spinoza seraient affectés par ce nihilisme moral… Mais on va bien sûr trouver Nietzsche à cet endroit : avec la mort de Dieu, le monde n’est « qu’une mer de forces en tempête et en flux perpétuel, éternellement entrain de refluer » (Fragments Posthumes). Pour Kant, un monde sans être vivant raisonnable ne vaut rien, car il n’y a personne pour former même le concept de valeur, à partir de ses besoins et de ses intérêts. Et même cela ne changerait rien au nihilisme moral s’il n’y avait pas en l’homme une finalité morale absolue (le royaume des fins). Il est capable d’œuvres ayant une valeur en soi. La question est bien : si Dieu n’existe pas, l’humanisme est fondé, mais ne risque-t-il pas d’être vide de sens (et alors rien n’a de la valeur)

Acte II : Le drame de la sortie des Temps Modernes

Scène 1 : l’homme et ses rivaux infrahumains

Le fait que toute valeur soit humaine implique nullement la valeur de l’humanité c’est—à-dire le triomphe de l’humanisme. Il y a des rivaux infrahumains à l’humanité. Pour la voie de l’origine ou de l’identité, les races vont permettre de discriminer entre les « vrais » hommes et les « sous-hommes ». Il y a toujours « eux » et « nous ». L’humanité en général n’existe pas car elle est de nulle part. Les seules valeurs sacrées sont les nôtres, celle de notre race. Cette valeur absolue peut nous autoriser à tuer des millions d’hommes.L’autre voie est celle de l’histoire et des classes. Là encore, il n’y a pas l’humanité en général, mais des exploiteurs et des exploités, une histoire, des classes. L’humanité n’est qu’une abstraction face à ces valeurs absolues que sont la révolution socialiste, la dictature du prolétariat, le sens de l’histoire, le communisme…etc. Après la mort de Dieu, l’homme n’est donc pas la valeur absolue, il n’est que le fruit de représentations imaginaires dont le concept d’idéologie dominante peut rendre compte. Nous savons à quoi on menait ces voies alternatives. Le fanatisme religieux peut aussi être compris comme une autre alternative du côté de Dieu lui-même, non pas un Dieu d’amour susceptible de « fonder l’égalité de tous les pauvres pêcheurs », mais un Maître absolu tout puissant qui ordonne à ses serviteurs de se sacrifier pour éliminer les mécréants. Recherche de pureté absolue qui n’a rien à envier aux pires fantasmes raciaux.

Là où Dieu s’est retiré, un autre rival, suprahumain celui-là, peut-être en lieu et place de Dieu, risque de supplanté l’homme : la vie sous toutes ses formes ou la Nature. Sauver non pas l’homme mais la vie.

Entre acte : le christianisme contemporain : une voie moyenne, la vie humaine.

L’avortement comme marqueur du catholicisme dans le monde. Mais aussi la valeur absolue accordée à la vie végétative. Biologisme modéré de ce christianisme.

Scène 2 : le naturocentrisme contre l’humanisme : cf. à ce sujet « La nature a-t-elle des droits ? » où nous essayions de concilier la position de FW et celle de la philosophe de l’environnement Catherine Larrère

Pourquoi valoriser cette espèce homo sapiens alors qu’elle s’emploie à détruire, à assujettir, à polluer, à croître jusqu’à la démesure, à épuiser les ressources, et dont la technique redoutable peut faire exploser la planète ? Après la mort de Dieu, mais toujours au-delà de l’humain, la Nature, la vie comme telle. Il faut rompre avec l’anthropocentrisme au profit d’une naturocentrisme et de ses différentes variantes (biocentrisme, zoocentrisme, écocentrisme). La seule valeur absolue, intrinséque, est celle de la Nature.

Les contradictions de la valeur intrinsèque accordée à la Nature

On ne peut affirmer la naturalité de l’homme et le réinstaller dans la nature comme un poisson dans l’eau sans nier qu’il est aussi un point de vue sur la nature nécessairement humain, c’est-à-dire extérieur à cette nature.  L’homme est le seul évaluateur, la seule mesure. Comment parler de la valeur de la Nature en faisant abstraction de cette seule source de valeur possible ? Les « prétendues » droits de la nature (c’est en tout cas le jugement de FW) ne sont en réalité que ceux de groupes humains présents ou futurs à qui on reconnaît légitimement le droit de vivre dans un environnement durablement préservé. « La valeur de l’environnement tient à la valeur de ce qu’il environne ». L’existence même de l’écologie montre une espèce qui, contrairement aux autres espèces,  ne se contente pas de valoriser son environnement propre en fonction de ses besoins (niche écologique), mais est capable de considérer l’ensemble des espaces naturels non plus comme de simples environnement locaux, mais globalement, du point de vue de l’équilibre général.  La nature ne peut donc tenir sa valeur que de nous autres humains, ce qui ne diminue en rien nos obligations à son égard. Finalement, il faut déduire l’humanisme de son propre rival, le naturocentrisme ou écocentrisme. Cette conclusion permet de faire le lien avec l’analyse de Catherine Larrère qui préconise plutôt une synthèse ou un dépassement de cette alternative.

Si nous écartons Dieu et la nature, et reconnaissons que l’homme est source de toute valeur, cela ne signifie pas que la valeur intrinsèque de l’humanité est garantie. Le principal obstacle auquel maintenant nous sommes confrontés est celui du nihilisme moral. N’est-il pas le plus grand prédateur de la Nature et surtout de lui-même (il n’est pas pire ennemis des hommes que d’autres hommes : assassinats, guerres, tortures, massacres, exterminations, génocides) ? Source de toute valeur, l’humanité peut ne rien valoir. Est-il possible de déduire cette valeur de l’homme de l’être de l’homme lui-même, et donc l’humanisme ? C’est désormais la question…

TROISIEME PARTIE. DE L’ETRE DE L’HOMME AU BIEN DES ETRES HUMAINS

Fonder l’humanisme

Pour fonder l’humanisme, la référence à un principe supérieur, tel que le théocentrisme ou la naturocentrisme, est impropre. On peut lui faire dire ce que l’on veut et conduit à tout et son contraire. En réalité, elle fragilise la valeur de l’humanité.

A quoi bon fonder l’humanisme ?

Après tout, peut-être suffit-il de faire appel à un sentiment universellement partagé, comme par exemple la compassion ou encore l’empathie envers ses « semblables », et ne pas être obligé de fonder l’humanisme en raison ? Ces émotions sont-elles bonnes conseillères ? Souvent la sympathie pour ses semblables ne concerne que ceux qui sont vraiment « semblables » et justifie la xénophobie ! Par ailleurs, il s’agit souvent de notre sensibilité à la souffrance, et celle-ci peut nous conduire à l’éprouver davantage pour un oisillon tombé de son nid que pour les milliers de morts provoqués par une catastrophe naturelle lointaine… L’humanisme conduit à penser que la souffrance des humains mérite davantage de considération que la souffrance animale, à la différence de l’animalisme. La question qui se pose est donc de savoir s’il est possible de fonder l’humanisme (la valeur de l’humanité) sur l’être même de cette humanité ? Sauver du même coup l’égalité de tous les humains non pas au nom de la nature (à qui l’on peut faire tout dire) mais au nom de l’être même de l’homme. Cette distinction entre la nature et l’être est très intéressante et va s’avérer féconde, même si elle est tout sauf évidente !Disons que l’homme peut être un être naturel, social, culturel, ou quoique ce soit d’autre, mais cela ne dit rien sur son être… C’est précisément cette question qui va intéresser FW. Par exemple, comment fonder l’égalité postulée entre les êtres humains ? C’est en nous interrogeant sur l’être de l’homme que nous pourrons y répondre… Déduire l’humanisme de l’être de l’homme…

De l’être au bien

L’argumentation qui devrait être suivie est la suivante : 1) on peut déduire de l’humanité ce qui vaut pour l’humanité en s’appuyant sur un raisonnement à la Aristote : ce qui vaut pour un être, c’est d’être parfaitement ce qu’il est ; ce qui vaut pour un être humain c’est d’être pleinement et entièrement humain. 2) Ce qui vaut absolument pour l’humanité vaut aussi en soi et absolument. C’est la démarche de Kant. Successivement deux sens du mot valeur apparaissent : dans la première déduction, le sens est plutôt « ce qui nous fait du bien » ; dans la seconde, c’est « ce qu’on fait de bien ». Le bonheur d’un côté, la moralité de l’autre. Une telle déduction de l’universalisme universaliste devrait parvenir à réconcilier ces deux pôles.

La valeur de l’humanité selon Kant

Le monde sans l’homme ne vaut rien (car c’est lui qui lui attribue de la valeur), mais l’homme ne vaut rien non plus hormis ce qu’il fait en bien ou en mal. Seuls les actes moraux, accomplis par respect à la loi morale qui n’a d’autres contenus que sa forme d’universalité, ont une valeur absolue qui sauve l’homme du nihilisme. L’humanité a donc une valeur absolue en tant qu’humanité raisonnable. La volonté individuelle est bonne si et seulement si elle obéit à cette loi commandée par la raison, commune en tout homme, et ne s’accorde pas d’exception, désirant pour soi-même ce qu’on ne peut pas désirer pour tout homme. Il y a en chaque être humain une volonté de l’humanité ainsi définie : ce qui vaut absolument c’est à la fois l’humanité comme sujet et l’humanité comme motif de l’action humaine

La difficulté principale dans ce raisonnement, c’est qu’il y a un gouffre entre la manière dont nous devrions agir et la manière dont nous pouvons agir. Kant le reconnaît volontiers (page 112). La liberté qui ne s’envisage qu’en tant que respect et obéissance absolus par rapport à la loi morale est une conception pour le moins contre-intuitive. Les deux notions du bien sont chez Kant radicalement dissociés : ce que l’on fait pour son bien (bonheur) est le plus souvent opposé à ce que l’on fait en vue du bien universel… Finalement, si le désir égoïste est enraciné dans la nature humaine, on ne peut pas penser anthropologiquement l’idéal humaniste. Nous ne pouvons l’attendre que du ciel et ne l’atteindre que dans l’au-delà (sans le postulat de Dieu par la raison pratique –c’est d’ailleurs son sens ultime – nul espoir possible  de pouvoir réunir le bonheur et la morale dans le Royaume des Fins (suprasensible). Or fonder l’humanisme ne peut pas seulement signifier montrer que tous les hommes devraient agir selon un tel idéal (sinon, on est proche d’une tautologie) ; un fondement de droit ne suffit pas, il y faut un fondement de fait : nous devons tirer la valeur intrinsèque de l’homme (et donc aussi de l’humanisme) de ce qu’il est réellement et de ce qu’il cherche, et pas seulement de ce qu’il devrait faire idéalement. « C’est la condition d’une vraie anthropodicée ».

Le bien de l’être humain selon Aristote

Francis Wolff est aristotélicien, c’est la raison pour laquelle il est très attentif à la façon dont ce philosophe conçoit le bien de l’être humain à partir de sa propre définition. Tous les hommes cherchent spontanément leur bien, et ont des idées diverses sur la façon d’y parvenir. Comment savoir ce qu’est la finalité ultime de toutes les conduites humaines, vers laquelle tous tendent à tâtons (et souvent en se trompant) ? Le bien se déduit de l’être. Il est bon pour un être quel qu’il soit d’être ce qu’il est (conformité avec ce qu’il est). Rien de meilleur à ce que chacun cherche à être pleinement lui-même. Tout d’abord l’homme est un vivant ; donc son bien est de vivre, de persévérer dans son être de vivant. Mais c’est un vivant humain, c’est-à-dire qui possède le logos (la raison). Le bien pour l’être humain est donc de vivre en s’adonnant à des activités conformes à la raison selon deux directions : raison théorique (connaissance) en se réglant sur les vertus de sagesse (sophia) et raison pratique, c’est-à-dire auxiliaire des désirs et des émotions en vue de développer les vertus de caractère (courage, tempérance, modération etc.), en se réglant sur la vertu de prudence (phronésis ou sagesse pratique). Deux idées fortes à retenir :

Le bien d’un être quelconque est d’être ce qu’il est. Il importe pour X d’être totalement X. D’être réellement ce qu’il est en puissance en accomplissant des actes et pas seulement en demeurant ce qu’il est. Notre essence est aussi notre bien vers quoi nous tendons naturellement. Ainsi le bien d’une poule est de réaliser tout ce qui fait une poule : gratter le sol, pendre un bain de terre, pondre, couver, chanter…etc. De la même façon pour le musicien, le scientifique, mais aussi l’homme… certes nous n’avons pas qu’une essence mais des identités multiples, et cela dépend aussi de ce que nous faisons, de ce que nous avons fait, de ce à quoi nous aspirons… Mais si nous pouvons parfois entrevoir ce qui fait le bonheur, c’est précisément dans ses moments où nous avons le sentiment d’être pleinement ce que nous sommes. Le mal au contraire, serait tout ce qui nous empêche d’être nous-même.

L’homme est un vivant « rationnel ».

Kant et Aristote décrivent deux faces opposées du bien (« être bien », et « faire le bien »), mais se rejoignent sur quelque chose d’essentiel : il est possible de fonder la valeur de l’humanité sur l’humanité elle-même. Il est donc urgent de déterminer le bien de l’homme à partir de sa nature, autrement dit de sa définition

Définir l’être humain

Francis Wolff défend l’idée de définition contre une critique qui dénoncerait une métaphysique essentialiste, et se réclamerait d’une « prudence nominaliste ». Il n’y aurait pas plus d’éternel humain que d’éternel féminin… Contre aussi une perspective qui se réclamerait de l’évolutionnisme et de l’idée selon laquelle les frontières entre espèces seraient floues et qu’il ne serait pas possible de « fixer » ces espèces. Mais à un moment donné de l’évolution il est selon FW tout à fait possible de dégager les spécificités synchroniques d ‘une espèce. Dans le cas d’homo sapiens le processus d’humanisation (culturel) s’est ajouté au processus d’hominisation, et a agi sur lui en retour : le fossé entre cette espèce et les autres n’a cessé de se creuser. L’espèce humaine est donc aujourd’hui la plus clairement définie de toutes les espèces. On peut certes faire la liste interminable de ses caractéristiques. Pour tout esprit non prévenu, il y a un gouffre entre sapiens et les autres espèces. Cependant, on insiste aujourd’hui sur la continuité entre espèces en s’appuyant sur diverses autorités scientifiques (éthologues, primatologues, psychologues). « L’exception humaine » est brocardée comme préjugé spiritualiste ou monothéiste. Certes, homo sapiens est soumis aux mêmes lois de l’évolution naturelle que n’importe quelle autre espèce (description p 132 : nous partageons un certain nombre de caractéristiques communes avec tout organisme vivant, avec les vertébrés, avec les mammifères, avec les primates, avec les hominidés). Mais cependant la thèse de la continuité des performances ne résiste pas à l’observation comme à l’analyse - suit une belle description des performances singulières de l’esprit de l’homme (page 123), qu’on en fasse un héros prométhéen ou un monstre faustien. En ce qui concerne les propriétés mentales les plus souvent citées, notons notre capacité à faire semblant, à nous représenter le passé, le futur et le possible, à voyager dans le temps, à infléchir notre conduite en fonction de ce que nous pensons que les autres pensent (la fameuse « théorie de l’esprit » qui en réalité n’est pas une « théorie », mais une réalité présente chez tous les petits humains).

Les « propres » ou « propriétés » ne suffisent pas pour définir (ce qu’on a appelé aussi les « universaux ») ; il faut que ses propriétés soient essentielles, c’est-à-dire qu’elles puissent « rendre raison » des autres (définition d’inspiration aristotélicienne) : qu’elles soient causes des autres, ou qu’elles expliquent les autres. Elles permettent de mettre en ordre l’ensemble des « propres ».

Quelques définitions de l’être humain

Certaines définitions s’essaient à capter cet « essentiel », qui va expliquer les autres propriétés humaines. Trois exemples : 1) Une définition « matérialiste », l’homme comme bipède, qui expliquerait le développement du cerveau, la moindre consommation d’énergie,  l’importance du regard, la libération de la main et le transport des outils. 2) « L’homo faber » (Marx, Bergson, Arendt), qui expliquerait l’intelligence humaine, la cuisson des aliments, les relations sociales… 3) L’humanité se définirait par la culture, et donc par le double critère de la reconnaissance des règles et de leur variabilité (excepté l’universalité de la prohibition de l’inceste). Cette définition permettrait d’expliquer les autres « propres » de la culture humaine : échange des biens, des paroles (langage) et des femmes (Claude Lévi-Strauss). Une des objections à cette définition de l’homme par la culture est celle de la découverte de la présence d’une culture animale (notamment chez les macaques : certains groupes ont transmis une façon particulière de nettoyer les patates douces dans un ruisseau). Mais cette transmission diffère de la transmission humaine par deux traits essentiels : cette dernière s’accompagne d’institutions sociales reconnues par tous et de sanctions ; par ailleurs elle relève d’un processus historique cumulatif de génération en génération.

Du propre à l’essence

L’homme se distingue des autres espèces par la technique, les outils, l’histoire, les récits, la musique ou les images, mais cela ne nous dit rien sur ce que sont réellement les êtres humains. La définition par la culture (au sens anthropologique) fait exception car elle est une caractéristique essentielle, et partagée par tous les individus. Mieux, elle est ce qui doit être partagée par tout humain pour devenir humain. L’homme n’est pas seulement un être de nature, ce qui explique que l’univers humain est un univers de règles, de normes et de symboles. Une telle définition permet de déterminer ce qu’est le bien humain, la « tâche » de tout être humain. Ce vers quoi tendent naturellement ses activités comme son bien propre. Mais cette culture n’existe que dans son infinie variabilité et diversité. Il n’est presque rien dans ces cultures qui relèvent de valeurs universelles. S’il y a une éthique de l’humanité, il faut qu’elle soit déduite d’une propriété essentielle partagée par tous les êtres humains. La philosophie classique répondait par la raison. Mais la raison qui va être retenue ici n’est pas seulement celle-ci au sens classique, mais la disposition anthropologique au langage (raison et langage, logos) qui permet aux hommes de se parler les uns les autres à propos du monde, autrement dit de raisonner ensemble. Ce qu’il y a d’universel dans « la » culture passe nécessairement par le langage, c’est-à-dire par cette faculté à symboliser les choses du monde, à s’y référer et à les caractériser afin de pouvoir en parler aux autres et avec tout autre à l’infini. Plus encore que le bon sens, c’est la chose la mieux partagée, puisqu’elle permet elle-même le partage entre humains du monde humain. C’est l’union indissociable du langage et de la raison qui permet de rendre raison des autres « propres » humains, et notamment « de la structure de la conscience, de la liberté, et finalement de ma conscience et de la morale ». « C’est de ce logosqu’on cherchera de déduire la valeur de l’humanité et le bien de tous les êtres humains »

Vivants

« Si nous n’étions que des vivants, nous n’aurions pas d’autre bien que de vivre »

Le vivant est l’être dont l’être se confond avec lui : être vivant. La définition d’un être vivant est un être qui est sans cesse menacé par le non-être et qui s’efforce de persévérer dans son être. Effort, actes visant à produire sans cesse de l’être, et à empêcher sans cesse le non-être. Se protéger et se défendre (l’individu comme l’espèce), se reproduire en se nourrissant afin de recréer sa propre substance (faire du soi avec du non soi) par le processus du métabolisme, se reproduire par procréation (produire hors de soi un être semblable à soi).  Ainsi vivre, se maintenir en vie, est l’être du vivant.

AnimalitésNous ne sommes pas que des vivants mais aussi des animaux

Des animaux machines

Comportement guère distinct d’un robot. Sauf que sa finalité est interne, c’est-à-dire de vivre, et non d’assurer une fonction utilitaire. On ne peut pas parler d’action mais plutôt de réactions à une modification de l’environnement. Certains animaux (éponge, corail, peut-être les insectes) ne sont que des animaux machines. Mais nous sommes nous aussi des automates pour certains de nos comportements vitaux : respirer, marcher, conduire…Plus le comportement est vital, plus il doit être machinal et donc non conscient, sinon nous ne serions pas adaptés à la plupart des situations.

De l’être des animaux-machines à leur bien

Leur bien, c’est l’adaptation spontanée et automatique au changement du milieu.Le mal, c’est pour les bêtes que nous sommes, la blessure, la maladie, la sénescence… Le bien se déduit de l’être si bien qu’il est en quelque sorte confondu avec lui.

Des animaux sensibles

Ni l’esprit, ni la conscience sont les propres de l’homme : certains animaux ont une conscience, et peuvent être intelligents (cf. enseignements des neurosciences et de l’éthologie) et les robots sont dotés d’esprit intelligent puisqu’ils sont capables de battre des champions du monde de jeu d’échec ou de go, réputés être des jeux d’intelligence.  L’intelligence n’est pas l’apanage du vivant. Et l’esprit peut se passer de conscience ; celle-ci n’est pas du tout nécessaire pour accéder aux plus hautes fonctions  de l’esprit des machines.

Certains animaux ne sont pas des animaux-machines (cela veut dire négativement que certains le sont…) : ils peuvent accéder à une certaine « expérience » - « c’est-à-dire ce que çà fait quelque chose en première personne » (la manière dont m’affecte ce que je traverse) -, ce que l’on appelle « la conscience phénoménale », celle qui me fait ressentir quelque chose (sensations, olfactions, douleurs, stress…etc.). Ce degré minima de conscience est la sensibilité et ne doit pas être confondu avec la conscience proprement dite ou conscience intentionnelle. Il s’agit d’une expérience interne vécue en première personne et il est donc impossible de l’observer de l’extérieur, en troisième personne.La conscience émotive ou douloureuse n’accompagne pas nécessairement, chez tous les animaux, une réaction spontanée et adaptée à l’environnement : lorsque je frappe dans les mains, la mouche s’envole… A-t-elle eu peur ? Probablement non.  Quoiqu’il en soit, certains animaux (dont l’animal humain) ressentent des affections et des appétences : çà leur fait quelque chose.

La conscience phénoménale n’est pas la conscience réflexive : prendre conscience  de ce dont on a déjà conscience : avoir la nausée (être nauséeux) est un phénomène de conscience phénoménale : prendre conscience que j’ai la nausée est une expérience réflexive : j’éprouve la nausée. La conscience est devenue propositionnelle : elle est un jugement, une affirmation consciente portant sur mon propre état de conscience

Elle n’est pas non plus la conscience de soi qui suppose un sujet (je) qui se pense lui-même comme sujet d’un état ou d’un acte. C’est moi, pense-t-il, qui fait ceci ou cela (« du même type que le « je pense, donc je suis »). J’ai conscience que c’est bien moi (« à qui çà n’arrive jamais ! ») qui ressent la nausée. J’attribue mes différents états de conscience, successifs et qualitativement distincts, à un être permanent qui est moi.

De l’être des animaux sensibles à leur bien

A partir de ce moment-là, le bien ne se confond plus tout à fait avec l’être. L’expérience, même minimale, introduit une différence réelle entre son être en puissance et son être en acte. La finalité interne est ici le bien d’être, le bien-être… Pas d’appétences en interne, ni d’affections en externe, une sorte de « plaisir en repos » (Epicure) ou de « plaisir constitutif ». Il ne suffit plus de continuer à vivre seulement, mais de ressentir un bien être. Etat de coïncidence à son propre être, celui du silence de l’organisme satisfait. Etat d’ataraxie, tout entier dans le présent, « et pour ainsi dire contents ».

Des animaux conscients

La conscience intentionnelle, outre la conscience phénoménale (premier degré de conscience qui est un état de conscience qui n’est en rapport avec rien, pas même avec elle-même) est une conscience dirigée vers un contenu et vers un but ; c’est un état relationnel (peur de quelque chose, par exemple). Cela n’implique pas –en ce sens, l’acception d’intention n’est pas l’acceptioncourante- que ce soit voulu ou fait exprès. Mais la conscience intentionnelle (perceptions, volitions, désirs, croyances, jugements, et même émotions) passe par des représentations en tant qu’elle est représentative de quelque chose. Pour certains animaux qui ont sensibilité et conscience intentionnelle, certains états sont à la fois des expériences et des représentations au point ou les unes et les autres sont indistinctes. On peut parler de « croyances » à ce sujet (à condition de ne pas entendre par là que « je crois qu’il y a un prédateur », une croyance sous la forme « croire que » étant une croyance propositionnelle qui implique le langage). Ces croyances ne se donnent pas non plus pour vraie ou fausse, mais s’impose comme une donnée.  Nous sommes en quelque sorte cette représentation, au point de l’impossibilité de distinguer le monde de l’expérience qui en est faite. Ces animaux sentent en eux les modifications de l’environnement - selon certains traits saillants de leur environnement correspondant à des potentialités d’action dont les représentations sont de trois types : ici-source de nourriture ; là-un-prédateur ; là-bàs une femelle en chaleur – et d’une autre côté,« ils éprouvent des impulsions à réagir en conséquence : éviter ou fuir le prédateur ; chasser la proie ou rechercher la nourriture ; séduire le partenaire ou évincer le rival ». Ces animaux, à partir du moment où ils sont conscients, agissent véritablement, ils sont les agents de l’action (ils en sont la cause). Il y a des degrés d’agentivité selon le degré de conscience des buts et du degré de contrôle des moyens utilisés. « Un chat qui tombe n’agit pas. Un chat qui griffe agit ». Une action est une conduite « intentionnelle », à la fois dirigée vers un but et déterminée par la satisfaction d’un désir.

De l’être des animaux conscients à leur bien

Avec la conscience intentionnelle et, donc, le désir, la distance s’accroît entre l’être et le bien. C’est l’intervalle séparant le désir de sa satisfaction. La finalité interne est ici le plaisir : agir conformément aux exigences internes propres au désir tout en s’adaptant aux contraintes de son milieu. Réduction de la tension s’accompagnantd’un sentiment de bien-être (plaisir en repos), mais aussi recherche de nouveaux désirs (ce qu’Epicure nommait « les plaisirs en mouvement »). Ces deux cercles (celui du plaisir en repos et celui de la recherche du plaisir en mouvement et du désir) sont tous deux constitutifs du bien propre aux animaux conscients, et sont déterminés par les exigences propres à chaque espèce.

Humanité

Langage, l’être de l’homme

Fréderic Wormsprésente ici une de ses thèses fondamentales : L’être de l’homme est langage. « Cette raison en dialogue (dialogique), nous la nommerons logos ou encore « rationalité », afin de ne pas la confondre avec la faculté logique d’inférence, la Raison (monologique) » (au sens classique du terme). L’humanité est relationnelle autant que substantielle et le langage est à la fois au fondement de l’individuation (dire « je ») et de la socialisation (dire « nous »). Cette raison est l’exercice même du langage, et non l’intelligence (qui est partagée par d’autres espèces et n’est donc pas spécifique à l’homme). Il y a deux faces à cette rationalité – théorique, et pratique (au sens de raisonnable)– mais elles répondent à la même structure plissée de conscience, au sens d’avoir des représentations de deuxième voire de troisième ordre, des représentations sur ses propres représentations ou celles d’autrui. Ses plis sont les effets de la structure de la raison dialogique sur la conscience. Le langage n’est pas qu’un simple moyen d’expression ou de communication, mais le mode d’être spécifiquement humain. Alors que la communication animale est 1) liée à une réponse par rapport à une situation présente 2) dépendante de fonctions biologiques – alimentation, reproduction, défense contre les prédateurs - , le langage humain n’est soumis à aucune de ces limitations : ni de limitation de  situation (on peut parler de choses absentes, imaginaires, abstraites), ni de limites en termes de fonctions biologiques (on peut parler de quoi que ce soit du monde…), en termes de réponse (on peut provoquer une action par nos ordres, mais on peut aussi répondre par d’autres phrases, converser, dialoguer, assentir, dissentir, consentir, ni de limitation de mode (argumenter, nier, affirmer, supposer, interroger…). Mais la plus grande différence est la suivante : quelques signaux sont à disposition des animaux alors que nous disposons d’une puissance indéfinie. Une langue peut générer une infinité de phrases à partir de la syntaxe universelle du langage humain. Ce qui vaut comme langage pour les animaux et plutôt celui que l’on peut observer en milieu naturel, plutôt que les quelques bribes de langage humain que l’on parvient à leur enseigner en condition de laboratoire. L’autre grande différence est la suivante : l’existence de la négation. Au sens du déni, celle-ci suppose l’assertion, affirmer ou nier, ce qui ne peut se comprendre qu’à partir de la visée du vrai et du rejet du faux. Je dis quelle que chose à quelqu’un alors qu’il peut penser le contraire. La négation n’est pas seulement un connecteur logique mais surtout « un opérateur pragmatique qui rend possible le dialogue ». Aucune intelligence artificielle peut recourir à cette négation assertive. « Parler humain », c’est d’un côté donner en partage quelque expérience du monde, et de l’autre pouvoir refuser un tel partage. Il faut à la fois que les deux interlocuteurs parlent de la même chose et qu’ils puissent en dire autre chose. Il faut qu’ils puissent à la fois se comprendre quand ils disent quelque chose à propos du monde (parler de la même chose) et pouvoir se contredire (ne pas dire la même chose sur cette chose). La conciliation des deux est possible grâce à la prédication.

Qu’est-ce que parler ?

Le langage humain peut être défini par un triangle et deux relations : parler à quelqu’un (relation réciproque) et parler de quelque chose.

La structure « je »/ »tu »est la structure indicative du langage. Pour que l’interlocution soit liée à l’objectivité, il faut que les interlocuteurs se parlent de quelque chose, et que ce quelque chose soit la même chose. Mais l’échange entre interlocuteurs suppose qu’ils ne se disent pas la même chose. La prédication est précisément ce qui permet de distinguer ce dont on  parle (le sujet S dans le schéma) et ce qu’on en dit, c’est-à-dire le prédicat (P ou Q, dans le schéma). Cette proposition « S est P » est la base du langage humain. Parler c’est d’un côté se référer à quelque chose, le nommer, le désigner (Socrate, cette table…), d’un autre côté le qualifier, lui attribuer ou lui dénier une propriété. La prédication est la condition de la syntaxe et ce qui explique le gouffre qui existe entre un langage qui serait fait de signes de premier niveau –des noms, des évènements ou même « des ensembles injonctifs inanalysables », et le langage humain.

Relation d’interlocution

                                       Je te dis que QJe te dis que R

Relation d’objectivité

                                                        A propos de la même chose P

 

Les interlocuteurs s’accordent sur ce dont ils parlent pour pouvoir être en désaccord sur ce qu’ils en disent.Le monde est forcément objectivement hors d’eux pour qu’ils puissent s’accorder sur ce qui existe et ce dont ils parlent. Interlocution et prédication sont corrélatives.

Pas de langage ni de rationalité humaine sans le non de la négation  (et donc aussi le oui).

Tel est l’effet du triangle : un monde objectif dont on peut parler en troisième personne (« ceci »), et un mondecommun auquel on se rapporte en première personne en s’adressant en deuxième personne (« tu ») à un autre agent, pour qui on s’efforce de justifier ce qu’on affirme. La rationalité humaine est inscrite dans le triangle dialogique.

Triangle du langage et scène primitive

Rapprochement de cette structure dialogique du langage du triangle pré-linguistique  dit « triangle référentiel » : acte de « pointing » de l’enfant montrant l’objet à l’adulte (acte de proto-désignation d’un objet singulier, « celui-là ») ; spécificité aussi du comportement humain dans « l’attention partagée ». Deux relations déjà constitutives : le rapport à l’objet (relation d’objectivité : celui-ci demeure un et le même au-delà des points de vue des interlocuteurs) et relation de proto-interlocution (chacun reconnaît dans l’autre un sujet). L’objet est « même » en deux sens : objectivement, il est identique, interlocutivement, il est commun. Cette situation triangulaire : « scène primitive » de l’humanité. Deux petits d’homme fixent d’un commun accord implicite le même objet sans autre but que de constituer un monde d’objets hors d’eux et un monde commun entre eux. Tout est déjà là, qui fait l’humanité…  Qu’est-ce que cela change (cette structure du langage) aux croyances et désirs humains ?

Premier degré de rationalité dialogique

De l’objectivité du monde. Premier degré de rationalité théorique

Croyance sur une croyance

Un être humain peut non seulement croire quelque chose immédiatement (pas de distinction entre l’extérieur et l’intérieur, l’objectif et le subjectif), mais aussi croire quelque chose à propos de ce dont il fait l’expérience. Par le fait qu’il dispose du langage, il accède à un second niveau de connaissance, c’est la première œuvre théorique de la raison dialogique : le jugement. Si je rêve être au coin du feu (croyance de premier degré « je-suis-près-du-feu », « je ne crois pas que » je suis près du feu) et que je me réveille en me disant « ce n’était qu’un rêve », j’accède à ce moment-là à une croyance sur une croyance, donc une croyance de second ordre. Elle est un jugement et porte sur une croyance qui, elle, était ni vraie ni fausse. Celui-ci a déjà une forme prédicative : il pose que quelque chose « est le cas » (affirmation) ou « n’est pas le cas » (négation). Repli de la conscience sur elle-même qui lui permet de se prendre pour objet. Une telle conscience intentionnelle, qui porte sur une conscience intentionnelle de premier niveau, suppose le langage : S est P ou S n’est pas P. Ces jugements sont des représentations de représentations, et supposent la distinction entre ses propres croyances subjectives et le monde objectif dont nous pouvons parler. Juger, c’est transformer un « croire quelque chose » en un « croire que ». « Il ne fait pas froid », « le soleil brille », sont des croyances (propositions) de second degré qui supposent une croyance de premier degré : j’affirme « que je crois » dans mon « croire en » implicite (comme donnée immédiate de mon expérience). Seul le langage permet d’articuler l’objectivité de ce dont on parle à la subjectivité des représentations de chacun. Ces croyances de second degré s’applique également aux croyances d’autrui : nous ne cessons de nous approuver et de nous désapprouver par le oui et le non (nous avons des croyances sur les croyances d’autrui). Et nos pensées pour soi-même ne sont que l’intériorisation d’un mode d’adresse à autrui.

Jugement et langage

Langage et monde

Ce repli de la pensée sur elle-même est le mode d’être humain  par excellence, et implique l’existence d’un monde objectif hors de ceux qui en parlent. On peut rêver sans avoir le concept de rêve ou du moins celui de « croyance fausse », mais on ne peut penser qu’on a rêvé sans lui, sans l’idée d’une réalité indépendante de ses propres croyances. La cohérence du monde, qui exclut les identités contradictoires, est le pendant objectif de la forme interlocutive du langage. La non-contradiction objective de ce dont nous parlons rend possible la contradiction subjective de ce que nous en disons. Et réciproquement, la contradiction interlocutive rend nécessaire la non-contradiction objective  des entités de bases auxquelles nous nous référons. C’est donc la forme prédicative qui donne sa forme au monde. Le monde de la raison dialogique est le monde dont nous pouvons nous parler (où règne la non-contradiction). C’est le monde du narrateur du rêve, alors que dans le rêve, je peux vivre et penser la contradiction (par exemple « ce père qui n’est pas mon père »).

Rêve, illusion et imagination

Juger, c’est s’élever de la croyance subjective à l’objectivité ; imaginer, c’est s’élever de la croyance objective à la subjectivité. Par l’imagination, nous nous mettons nous-mêmes dans l’attitude où nous met ordinairement la fiction : nous suspendons provisoirement notre « incrédulité subjective » pour croire à l’objectivité du monde qu’elle nous présente.

Juste un petit rappel pour resituer le sens de la démarche : l’homme défini par cette raison dialogique inséparable du langage se caractérise par une conscience repliée qui comporte trois plis essentiels dans chacun des deux domaines de la connaissance (théorique) et de l’action (pratique). Cela signifie que pour chacun de ces deux domaines, il y a trois degrés ou niveaux différents de conscience. Nous étudions ici le premier niveau dans chacun des deux domaines : premier degré de rationalité théorique et premier degré de rationalité pratique

De la liberté de l’homme : premier degré de rationalité pratique

Même structure de repli de la conscience sur sa face pratique. La première atteint la vérité, la seconde la liberté

Désir sur le désir

De la même façon qu’un animal parlant peut non seulement croire quelque chose mais aussi croire que ce qu’il croit est vrai ou faux, il peut désirer agir mais aussi désirer désirer agir ou ne pas agir. Ces désirs de second ordre sont appelés « volitions » (comme on appelait « jugements » les croyances de second ordre). Cette volonté constitue les agents en « sujets » et fait deux des êtres libres à l’égard de leurs propres désirs. Liberté = agir comme il veut. L’alcoolique ne boit pas librement car désirerait ne pas désirer boire. Quelle qu’en soit la raison (intéressée ou non, morale ou non), celui qui s’abstient d’abuser de sa voisine alors qu’il en éprouve le désir, manifeste également sa liberté. Il agit comme il veut (à condition de comprendre qu’il s’agit d’un désir de second ordre et non de premier ordre). Mais celui qui décide autrement et désire satisfaire son désir, en se masquant par exemple, est également libre, « même s’il s’agit du plus bas degré de liberté ». En réalité, la liberté est donc ontologiquement constitutive de ce que nous sommes en tant qu’animaux parlants car nous ne pourrions échapper à ce repli de la conscience. Tout être humain dispose de cette liberté, quel que soit l’usage qu’il en fait (ce qui n’est donc pas le cas d’un chien qui court après un lièvre par pure impulsion).

Liberté et langage

Cette liberté est liée à la capacité de se représenter la relation intentionnelle du désir à son objet. Le désir devient alors propositionnel : « désir que je boive, que je frappe, que je m’accouple… ». Comme la faculté de juger, la faculté de vouloir dépend de son aptitude au langage. Il faut se représenter des états de choses plutôt que des choses et donc formuler des propositions. Il faut se voir de l’extérieur, ou plutôt comme s’il se parlait à lui-même. Pour pouvoir dire oui ou non à ce qu’il désire, il faut cette distance à soi, objectiver ce qu’il sent en première personne, ce qui n’est pas possible sans une structure interlocutive (on se parle à soi-même), indicative (s’identifier comme sujet permanent, « je », c’est bien moi le même qui désire, agi, aura agi), prédicative (une structure par laquelle je me parle  moi-même pour dire quelque chose à propos de quelque autre chose).  Cette liberté n’est pas une liberté au sens métaphysique (libre-arbitre) qui serait capable de s’abstraire de tout déterminisme, mais la liberté pour une conscience informée par la raison dialogique, la liberté d’une action dont les mobiles ont été « réfléchis » (au sens réflexif) d’une manière ou d’une autre. Une action qui résulte d’une approbation ou d’une désapprobation de second degré. Agir librement, c’est avoir des raisons de faire ce que l’on fait.

Repli de la conscience et liberté métaphysique

Sentiment vif interne

Descartes : « La liberté de notre volonté se connaît sans preuve, par la seule expérience que nous en avons ». Dès que nous nous représentons ce que nous désirons faire comme pouvant être fait ou non fait selon que nous désirons ou non le désirer, nous expérimentons en nous cette puissance d’agir ou non. J’expérimente que je peux agir comme je veux (deuxième niveau du désir) et non seulement comme je le désire (premier niveau)

Raison versus Passion ?

Pas d’opposition de nature entre les deux. Toutes nos actions libres ne mettent en jeu que des désirs. Mais on peut distinguer les désirs de premier ordre que l’on peut assimiler aux passions, et les désirs  de second ordre qui supposent cette raison dialogique du dialogue avec soi-même (qui suppose la faculté du langage). Il faut noter que nous agissons tout aussi rationnellement quand nous voulons satisfaire nos désirs, quelque nocifs ou nuisibles soient-ils, que dans le cas inverse. Il n’y a pas de ce point de vue une raison « bonne » et des désirs « mauvais », comme c’est le cas chez beaucoup de philosophes.

Liberté entre Bien et Mal ?

Il n’est pas nécessaire de considérer ces notions come des entités absolues qui préexistent aux choix que chacun fait, pour considérer qu’en effet, si notre désir de premier ordre est l’objet d’un désir de second ordre, nous sommes confrontés au choix de céder à son premier désir ou de s’en abstenir, de la même façon que nous devons dire oui ou non à notre première croyance en affirmant qu’elle est vraie ou fausse.

Liberté et responsabilité

Nous accordons la responsabilité à la liberté humaine à partir du moment où nous considérons que les êtres humains sont responsables d’avoir fait ou de ne pas avoir fait ce qu’ils font. Un acte est libre s’il aurait pu ne pas être accompli en dépit du désir ou de l’impulsion que le sujet a éprouvé de l’accomplir. Des animaux sont certes agents de leurs actes par ce qu’ils désirent faire ce qu’ils font, mais ils ne peuvent pas être considérés comme moralement ou pénalement responsables de leurs actes. En réalité, la liberté comporte des degrés selon un continuum(mais rupture cependant entre le désir d’un agent et sa volonté de désirer ou de ne pas désirer ; nous pourrions dire sans doute qu’il y a là l’écart qui sépare l’humain des autres espèces ?), entre l’impossibilité de faire autrement (liberté nulle) et la volonté éclairée d’agir avec toutes ses conséquences (liberté pleine). Il y a des actes qui sont ceux d’animaux-machines, des actes qui sont le simple effet des désirs conscients (cela m’a énervé, je l’ai injurié), des actes voulus de sujets qui ont eu accès avant d’agir à un désir de deuxième ordre (oui, je savais ce que je faisais…), et, au sein des actes choisis, des actes prémédités et rationnellement planifiés. La question de la responsabilité est donc celle de savoir dans quelle mesure le sujet est capable d’accéder à un second ordre de désir.

Liberté et indéterminisme

1) Un acte libre ne peut pas être indéterminé (comme on le dit parfois). Ce serait une action sans cause, aléatoire, purement irrationnelle. 2)Un acte libre est un acte rationnel dont la cause est d’un autre ordre que celle des actes machinaux (ou impulsifs) 3) Alors que dans ce dernier cas, l’acte est causé par quelque chose en lui (un affolement soudain) ou hors de lui (un coup de frein de la rame de métro), l’acte libre se caractérise par le fait d’avoir été causé par le sujet lui-même. 4) Dans le cas d’actes impulsifs ou simplement désirés, ceux-ci sont causés par l’impulsion et le désir, qui eux-mêmes sont directement causés par des décharges nerveuses dans le cerveau, qui elles-mêmes semblent directement causées par des causes externes. Autrement dit, la chaîne causale du parcours imput (informations) – output (impulsions), ou croyances –désir, est directe et continue. Il n’en va pas de même pour un acte causé par un sujet : la série des causes s’arrête au sujet, puisque l’acte est l’effet de la représentation que ce sujet s’est faite de son propre désir d’agir et de ses conséquences. « La série des causes de l’acte, au lieu de remonter à l’infini dans la nature, s’arrête au sujet lui-même, c’est-à-dire à ses raisons d’agir ». Nul indéterminisme donc, mais une liberté compatible avec un certain déterminisme.

Liberté absolue

Tout en écartant la thèse spiritualiste du libre-arbitre, FW plaide semble-t-il pour une liberté absolue, en s’appuyant sur la philosophie sartrienne. L’acte libre implique deux temps (au sein du repli de la conscience sur elle-même) ; premier temps théorique de la rectification de la croyance objective par l’imagination (un autre monde est possible ; ce qui est pourrait ne pas être, et ce qui n’est pas pourrait être) Cette vue est rigoureusement antagoniste de celle de Clément Rosset qui reprend à son compte Parménide : « ce qui est est », et rien n’y peut changer…Même si les « doubles du réel » veulent nous en donner l’illusion… Deuxième temps pratique : ce désir du deuxième ordre n’est pas nécessairement désir de vivre de la façon dont on a toujours vécu, grâce à l’apport de l’imagination d’une autre vie. Il n’est donc pas déterminé par la situation réelle (distinction conceptuelle chez Sartre entre situation et détermination), comme ce serait le cas pour des robots.

Objections et réponses

FW semble tenir à confronter  sa conception de la liberté aux grandes conceptions philosophiques habituelles… ce qui lui permet d’approfondir sa position

Objection empiriste : conteste la distinction de nature entre les deux ordres de désir. Si tout désir naît en moi malgré moi, il en va de même des désirs de désirs, et je ne suis pas plus responsables de ceux-ci que de ceux-là.Réponse : dans la conscience libre, intervient deux structures dialogiques. La structure indicative du « je » (donc aussi je/tu) qui me fait faire une différence entre ce qui se passe « en » moi  (même si c’est très fort), et moi-même, dont la volonté est constitutive, et par laquelle je prends en charge ce que je fais. La structure prédicative grâce à laquelle, en pouvant dire quelque chose de quelque chose d’autre (p est q), un contenu de conscience peut être l’objet d’une autre état de conscience. Ce désir de second ordre est bien spécifique et explique la liberté…

Objection spiritualiste : A l’inverse de l’objection première, une volonté libre est également une volonté libre de tout désir, une volonté ex-nihilo qui ne contente pas de céder ou non à son désir, mais qui pourrait aussi désirer ce que l’on ne désire pas. Si Descartes a raison de parler de puissance infinie, alors la liberté devrait être une puissance autonome. Réponse : en tant que vivants, pas d’action sans désir. Nous ne sommes que des animaux « parlants ». Une volonté nue, sans désir est une chimère. « La volonté » comme telle n’existe pas (FW rejoint ici la thèse de Spinoza, même s’il va ensuite présenter à son tour l’objection spinoziste), elle n’est que le désir lui-même en tant que nous l’approuvons et le reconnaissons (ou le désapprouvons !), dès lors que nous pouvons le dire et le penser à la première personne.

Objection de type spinoziste : la liberté est une illusion. Vous vous sentez libre mais bien des causes inaperçues ou imperceptibles contraignent peut-être vos décisions. La conscience n’est pas « maîtresse au logis ». Par le « je » vous pensez vous référer toujours au même être, mais en réalité il ne s’agit que d’une « illusion grammaticale » (référence à Nietzsche ici). Réponse : FW ne répond que par une expérience de pensée consistant à se demander ce qu’il en serait de nous dans le monde si une telle hypothèse était vraie : (nous retrouvons d’ailleurs les objections majeures faites à Spinoza) : nous ne pourrions plus faire la différence entre le comportement animal, déterminé par des désirs de premier ordre, de la conduite humaine, impliquant jugement et conscience de soi. Comment condamner le crime de quelqu’un alors qu’on sait qu’il ne pouvait pas ne pas le commettre ? La morale ainsi que le droit pénal s’écroulent. Sans première personne à qui imputer ses actes, le monde entier, humains compris, seraient expliqué comme on fait de la physique en troisième personne : le monde serait plat, sans épaisseur, sans valeur, comme « un monde vu de nulle part » (cf. explication plus loin). Mais comment penser même le quotidien de nos vies, si rien n’est imputable à des sujets qui se pensent comme tels ? Plus d’éducation possible (qui suppose que l’on s’adresse à quelqu’un qui pense être quelqu’un, c’est-à-dire qui se pense cause de ce qu’il fait et peut l’être en effet. Plus de réprimandes, de compliments,  d’encouragements ou de félicitations possibles… Cela est même tout simplement impossible à croire pour chacun d’entre nous : je présuppose toujours que je suis un « je » qui s’adresse à un « tu » qui possède comme « moi » intériorité et conscience de soi.  Peut-on croire que ce que l’on pense, ce n’est pas nous qui le pensons ? La réponse est forte mais il n’est pas certain qu’elle s’adresse spécifiquement au spinozisme (on va y revenir) : l’expérience subjective par laquelle j’ai le sentiment d’être libre est bien réelle et n’est pas considérée en tant que telle comme une illusion par Spinoza et ses continuateurs (Henri Atlan par exemple), même si dans l’absolu cette liberté-là est illusoire. Dans le monde humain, cette relativité-là de point de vue est considérée par lui comme utile, et la morale ordinaire aussi. Relativité qui prend la forme du « bon » et du « mauvais » pour moi et pour l’homme générique.

Objection naturaliste : est dans le prolongement de la précédente, mais actualisée par les neurosciences. Tout ce qui se passe dans le monde est l’effet de causes en dernière instance physiques, en particulier ce qui dépend du cerveau humain. La psychologie évolutionnaire ajoute que l’illusion de liberté peut être comprise comme un gain adaptatif pour l’espèce : il serait nécessaire à a vie sociale que l’homme se pense dotée d’une « âme » ou d’un « moi » qui les rendent responsables de leurs actes aux yeux des autres, ce qui permet le louange et le blâme, le crime et le châtiment. Réponse : finalement, FW admet en un sens cette thèse ; mais il explique qu’effectivement, tout n’est peut-être ultimement que matière et énergie, et que l’herbe n’est pas verte, ni le choc des corps sonore, que la table n’est pas une table…etc… sinon relativement à celui qui voit et entend ; mais nous ne vivons dans un mode de corpuscules et de longueur d’ondes, mais dans un mode où l’herbe est verte, où nous éprouvons une indignation réelle lorsqu’un salaud commet un crime horrible, où il nous semble juste qu’il soit jugé et puni. Ce ne sont pas des impulsions électriques  que nous échangeons mais bel et bien des idées, même s’il n’est pas impossible que ces pensées se résolvent ultimement en des impulsions électriques cérébrales. Et dans ce monde, les hommes sont responsables de leurs actions, donc libre. Il ne s’agit pas pour autant de tout relativiser, et de soutenir des illusions comme « le soleil tourne autour de la terre » ou bien que « les corps lourds tombent plus vite que les corps légers ». De telles connaissances enrichissent notre point de vue sur le monde et ne nous empêche nullement de vivre ni de penser humainement. En revanche, il faut reconnaître comme vrai les affirmations que l’herbe est verte ou que la neige est blanche car elles sont des vérités qui nous permettent de vivre et de penser, même si, abstraction faite de tout point de vue humain, dans « le monde de nulle part », il ne s’agit que de phénomènes microphysiques. Mais du point de vue humain, c’est le monde (celui de l’herbe et de la neige) dans lequel nous vivons et par lequel nous pensons collectivement, objectivement, universellement. Cette distinction de niveau peut être généralisée à toute sorte de phénomène. Mais ce qui justifie l’existence et l’objectivité des choses du monde telles que nous les percevons habituellement(une table, un chat, la statue de Venus…etc.), c’est leur statut d’objectivité dans l’interlocution : nous pouvons en parler les uns les autres quelle que soit notre langue ou notre culture. Ce présent monde est peuplé d’animaux et d’êtres humains qui ont des cerveaux, des yeux, des oreilles qui leur font voir, entendre, sentir… les choses qui les entourent, et un langage qui leur permet de pouvoir en parler entre eux, de prononcer des jugements, et d’agir sur eux. Si nous qualifions d’illusions ces expériences vécues (au profit de l’existence d’évènements cérébraux déterminés par d’autres états ou évènements), alors tout acte humain volontaire  et l’être humain lui-même ne sont qu’illusions. Mais l’être humain n’est pas plus illusion que la liberté d’agir par raison qui découle de sa définition d’animal doué de logos. Toutes nos émotions ressenties sont aussi des preuves de cette réalité (sentiment d’indignation, jouissance spécifique de celui qui agit volontairement…etc.). Dès que nous disposons de la prédication, nous sommes conscients d’être au monde et dans le même monde. « Le monde a de la valeur. Il y a des sujets d’action et de l’imputation morale ».

De l’être de l’animal libre à son bien

Le bien pour un être qui peut faire ce qu’il veut -  parce qu’il peut avoir des désirs sur ses propres désirs – est de sentir agir librement. A l’inverse, le mal c’est quand il se sent contraint, forcé, par des facteurs externes (la prison par exemple) ou internes (comme l’alcool). Le bien se manifeste dans la jouissance de celui qui fait ce qu’il a décidé de faire (et non seulement qui satisfait ses désirs de premier ordre). Ce sentiment de liberté est éprouvé comme supérieur à tout plaisir sensible. Jouissance d’être soi, même quand elle est démoniaque. Cette jouissance est commune au juste et au tyran (contrairement à ce que pense Kant). Et y a autant de rationalité pratique ou de « prudence » chez celui qui commet une action vicieuse que chez celui qui comment une action vertueuse (contrairement à ce que pensait Aristote). Là encore le bien humain se déduit de son être. Nous sommes « plus » en agissant librement.

Deuxième degré de rationalité dialogique

L’être humain n’est pas seulement capable d’accéder à la croyance en la vérité ou la fausseté de ses croyances, ou au désir de ses désirs (dont la liberté est la conséquence), mais aussi de justifier auprès des autres et de lui-même la vérité de ses jugements : il nous faut de « bonnes raisons » pour croire ce que nous croyons ou faire ce que nous faisons. Non seulement parler pour juger, affirmer ou nier, mais aussi répondre de ce qu’on affirme ou de ce qu’on nie devant autrui. La parole est dialogue. Il y a la justification théorique des jugements et la justification morale de nos volitions.

Deuxième degré de rationalité théorique 

La justification des jugements : le savoir

A ce troisième degré, on sait que ceci est vrai parce que cela : passage au pourquoi. Savoir quelque chose, c’est pouvoir justifier aux yeux des autres (et les siens propres « lorsqu’on « loge en soi l’objecteur ». Platon : la pensée comme dialogue de l’âme avec elle-même). On juge que S est P parce que R. Les animaux parlants sont non seulement « agents » de leurs croyances, « sujets » de leurs jugements, mais aussi « personnes »capables de justifier ce qu’elles croient vrai. Il y a différents modes de justification : référence à la perception ou à l’expérience, au raisonnement inductif ou déductif, à une « autorité » religieuse, scientifique, politique, ou tout autre considérée comme fiable (celle de mon professeur par exemple), ou à partir de critères indépendants, comme par exemple « la clarté et la distinction » de l’idée (Descartes)… Il faut de « bonnes raisons » à l’être humain pour croire que ce qu’il tient subjectivement pour vrai n’est pas objectivement illusoire, ni interlocutivement tenu pour faux.

Justification et langage

Le deuxième niveau de rationalité consiste  à « rendre raison », au sens d’une source intersubjective de vérité qui devrait pouvoir être partagée. La justification est une démarche rationnelle en tant qu’elle s’inscrit toujours dans le cadre d’un dialogue réel ou imaginaire. Non pas une justification qui ne repose que sur l’assertion pure des maîtres, mais sur des personnes qui peuvent toujours être des juges et de interlocuteurs possibles : le « parce que » introduit l’idée d’une primauté des partenaires du dialogue, et donc celle de la nécessité de devoir se justifier sous peine d’être exclu de l’espace interlocutif. Mais la plupart de ces justifications ne sont pas rationnelles dans la mesure où elles sont fondatrices de communautés d’appartenance (religieuses notamment). Justifier, c’est impliquer celui (ceux) à qui l’on parle dans une communauté d’interlocution, un « nous » minimal. Celui à qui l’on parle, mais souventaussi implicitement un autre, celui du récit d’une communauté d’appartenance. Ces récits disent rarement la même chose et peuvent s’opposer. Y-a-t-il un mode de justification ultime, un savoir universel ? Ou bien faut-il laisser le dernier mot aux sceptiques ?

Deuxième degré de rationalité pratique : les valeurs

La justification des volontés

Un être humain peut non seulement désirer ce qu’il désire, mais il peut aussi le désirer ou non parce que c’est objectivement désirable (ou indésirable). Etre soi-même, c’est vouloir en son nom propre ce qu’on fait, et aussi pouvoir le justifier pour autrui. « Ce que je veux, il est bien de le vouloir ». Liberté supérieure par rapport à la liberté de celui qui a simplement une raison d’agir : un être libre est moral s’il a de « bonnes raisons » d’agir. Une volition qui est justifiée par ce qui est tenu pour désirable. Faire ce qui est bien. Derrière ces bonnes raisons se profilent des valeurs : santé, autoconservation, réputation, tranquillité, réussite sociale, richesse… mais aussi intérêts bien compris, quiétude, honnêteté, amour du prochain, amitié… Mais elles incluent aussi la béatitude, la sagesse, le salut éternel, la justice…etc. Certaines sont dites autocentrées (pas nécessairement égoïstes), d’autres allocentrées. Pour certains moralistes, elles seraient toutes autocentrées malgré les apparences (La  Rochefoucauld), gouvernées d’une façon ou d’une autre par l’amour-propre. Quoiqu’il en soit, certaines d’entre elles sont manifestement allocentrées, ce qui ne veut pas dire altruistes : des valeurs sociales et politiques comme la laïcité, la République, la paix, l’émancipation des opprimés…etc. Mais aussi l’élimination des infidèles, le triomphe de la race aryenne…etc. Il y a aussi des valeurs spirituelles et transcendantes : la cause animale, la sauvegarde de la biosphère, la grandeur de Dieu…etc.  Elles sont des raisons suffisantes à prétention universelle. En fait elles sont les composantes indéfinies, variables selon les individus et les circonstances, de ce qu’on nomme le bonheur, fin ultime de tous les désirs humains.

Valeurs et dialogue

Ces valeurs sont susceptibles d’être partagées. Avec les valeurs autocentrées, j’agis comme nous sommes censés tous agir (pour ma santé, le bien être de ma famille…etc.) ; avec les valeurs allocentrées, le nous est à construire autour de cette valeur même (pour la justice sociale, l’indépendance nationale, le salut de la race aryenne etc.). Mais les unes comme les autres sont inséparables de notre être dialogique. La valeur est à la fois principe et fin de l’action. Agir au nom de valeurs signifie que nous agissons pour notre bien mais aussi en vue d’un bien qui nous dépasse. L’être humain est celui sans qui rien n’aurait de valeur. Il est capable de placer un bien au-dessus de son propre plaisir, et même parfois de sa survie, c’est ce qui fait sa grandeur mais aussi le tragique de l’humain. Mais que ces valeurs visent mon bien ou le bien, il n’est pas plus possible d’accorder les désirs ou les volitions humaines que d’accorder les valeurs, celles-ci étant souvent opposées. FW évoque ici les nombreux conflits de valeurs. Parfois elles sont les mêmes –en 1914, l’idée de « grandeur nationale » était partagée par la France et l’Allemagne -, mais cela n’arrange rien, au contraire ! Il est raisonnable d’agir au nom de valeurs, mais les valeurs sont rarement raisonnables, voilà un paradoxe tragique.

La tragédie des valeurs

Une valeur pourrait être considérée comme une valeur universelle en ce sens que, si l’on suit Aristote, les hommes cherchent dans toutes leurs actions une seule fin : être heureux. Mais rien de moins évident si l’on s’intéresse au contenu de cette finalité : le bonheur est le nom de ce dont on manque, pour le malade, il est la santé, comme pour l’indigent l’argent, ou pour l’amoureux éconduit le retour de l’amour. S’il est vrai que toutes les actions que nous menons visent à atteindre ce seul but (le bonheur), nous constatons que les pires d’entre elles ont le même mobile (comme par exemple de se pendre, disait Pascal)… L’idée de bonheur conduit donc à une idée contradictoire si l’on prend au sérieux l’universalité de sa quête. En ce qui concerne une prétendue universalité de fait de l’idée de bonheur, rien n’est moins sûr… Peut-on trouver une universalité plus substantielle du point de vue d’une universalité de droit (« ce que devraient faire tous les êtres humains pour être heureux ») ? Mais l’univers du Bien souverain n’est pas un donné à priori indépendant des valeurs elles-mêmes, et la même question revient, qui est celle-ci : quelle est la définition de la communauté éthique ? S’agit-il de l’humanité ? Ou pourquoi pas la Nation ? L’oumma, la communauté des croyants musulmans ? Et pourquoi devrait-elle s’arrêter aux limites de l’espèce humaine ? Et si on s’y limite, comment définir une personne ? Un embryon est-il une personne ? Les Tziganes sont-ils de « vrais » hommes… etc. Les valeurs sont premières et elles sont plurielles… C’est la guerre des valeurs. Ceux qui se font exploser au milieu de centaines de personnes, et ceux qui sauvent les migrants d’une mort certaine le font au nom du Bien. Au Pays des valeurs, il n’y a pas de Mal, il n’y a que des biens… contradictoires. On agit au nom d’un bien, c’est ce qu’on appelle une justification (toute action se justifie par le bien qu’elle vise). On peut sans doute distinguer les biens apparents des biens réels, mais les intuitions morales à ce sujet sont souvent contradictoires, et s’il s’agit d’une faculté rationnelle qui devrait accorder les uns et les autres, elle ne peut aller au-delà des valeurs substantielles. Les crimes contre l’humanité n’agissent pas sous la description de génocides, mais pour « sauver le peuple allemand », ou « débarrasser l’humanité de la vermine ». Heidegger : « Pour tout peuple, le premier garant de son authenticité et de sa grandeur est dans son sang, son sol et sa croissance corporelle. ». La juiverie ayant une prédestination particulière pour la criminalité planétaire…. les persécutions ne sont que des mesures de défense !Le mal advient sous les allures du bien. Les êtres humains, même dans leurs plus grands massacres (cf. les différents génocides), se prétendent victimes. « Il y a trop de biens, décidemment trop ».  Un des grands intérêts de ce paragraphe est de constater à quel point il est difficile de se départir du relativisme des valeurs. Même à ce second niveau de rationalité dialogique pratique, les valeurs sont plurielles, et le mal se comprend comme un « trop de biens ».

De l’être des personnes à leur bien

L’être humain vit aussi pour défendre ses valeurs (et pas seulement continuer à vivre comme tout vivant, tirer du plaisir de tel acte particulier, ou jouir de sa liberté d’agir). C’est la finalité interne de la vie humaine : « le sens de la vie ». En tant que partageables, ces valeurs sont inscrites dans l’espace d’interlocution définissant la raison dialogique : être soi en étant nous. Notre identité passe par le nous. Il peut s’agir de n’importe quelle valeur, qui peut donner naissance à n’importe quelle vie… Avantage et terrible inconvénient de l’humain : pour des valeurs qui sont autant de raisons de vivre ensemble, les hommes s’entretuent aussi… Les valeurs sont multiples et contradictoires : relativisme, nihilisme moral ? Ou bien y-a-t-il un nouveau repli de la pensée qui permet de justifier l’universel et de reconnaître que toutes les valeurs ne se valent pas ? De distinguer le bien du mal ? Est-on condamné à la guerre des dieux ou bien y-a-t-il de l’universel ?

Troisième degré de rationalité dialogique

Troisième degré de rationalité théorique : la science ou la quête du point de vue de nulle part

La spécificité du savoir scientifique. C’est la question de savoir s’il existe un savoir universel en dehors de toute croyance. Si on entend par là un savoir rationnel qui devrait accorder tous les esprits, la réponse est positive. Idéal de savoir visé par l’humanité. Type de connaissance spécifique clairement démarquée de toutes les autres sources de savoirs et de toutes les pseudosciences (numérologie, astrologie, créationnisme, homéopathie…etc.), et qui a vocation à expliquer le pourquoi ? Connaître scientifiquement les causes des phénomènes, être capable de prévoir leurs effets. Repérer des régularités naturelles et les formuler en lois. Utilisation de procédures universalisables et donc reproductibles en droit par quiconque. Un tel système d’énoncés doit-être « falsifiable » ou « réfutable » (Popper), critère de démarcation entre la science et les autres savoirs. C’est-à-dire qu’il est « susceptible d’entrer en conflit avec des observations possibles ou concevables ». La science ne possède jamais « la » vérité(elle est indéfinie) ; de plus elle ne recours pas à des justifications (l’expérience, l’autorité…) car elle ne fait appel à aucune source (de justification) ; elle procède par démonstration qui par définition se suffit à elle-même, selon une procédure rigoureusement universelle et reproductible. L’interlocuteur idéal de la science est radicalement incrédule et ne doit croire que ce qu’il est impossible de ne pas croire. On ne doit admettre à priori aucune croyance. Le savoir scientifique est ce qui reste indubitablement vrai quand on ne croit rien quel que soit son savoir.  Elle est le discours des savoirs universellement partageables…

L’ethos de la connaissance scientifique

Nous pouvons traduire « éthos » comme les traits qui caractérisent l’appartenance à la connaissance scientifique

L’ethos (ou la nature anthropologique) de la connaissance scientifique se résume en ces trois normes : impersonnalité, désintéressement, doute systématisé.

Discours impersonnel entièrement centré sur la relation d’objectivité indépendamment du contexte, des auteurs ou de ceux qui le réceptionnent. Pas de « je » ni de « tu », pas d’ici-maintenant (de lieux où l’on parle, de moments où l’on parle).  Discours anonyme pouvant être tenu par quiconque. On peut objecter que d’autres discours à consonance souvent religieuse se présentent de façon anonyme et impersonnelle (En six jours, l’Eternel a fait les cieux, la terre et la mer,…etc.), mais le discours scientifique ne dépend, lui, d’aucune croyance ou autorité.

Discours désintéressé : la connaissance scientifique n’a d’autres fins qu’elle-même, pour satisfaire le « désir humain de savoir » (Aristote) –ce qui ne signifie pas évidemment qu’elle ne puisse pas être utilisée socialement ou détournée politiquement.  

Discours qui repose sur le doute systématique, méthodique, épistémologique et institutionnel (p 221-222). Contrairement à la fiction qui est « suspension délibérée et provisoire de l’incrédulité », le discours scientifique est « suspension délibérée et provisoire de toute crédulité ».

La connaissance scientifique comme aspiration à l’objectivité absolue

Ces trois normes internes précédentes dérivent de ce que l’on peut appeler la définition anthropologique de la science : la quête humaine indéfinie de l’objectivité absolue : pouvoir voir le monde de nulle part afin de le comprendre tel qu’il est en lui-même. La seule source de vérité est l’objet lui-même, le monde en soi. L’idéal scientifique est de connaître l’objet en soi tel qu’il est hors de nous. Viser le point de vue de nulle part, c’est-à-dire critiquer tout point de vue. Libérer notre regard de tout point de vue particulier. Nombreux sont les exemples donnés pour montrer cette tentative toujours renouvelée de la démarche scientifique pour atteindre un tel niveau d’objectivité - il y a une réalité indépendante de toutes les observations et de tous les observateurs - , la physique quantique représentant sans doute la limite d’une telle entreprise : elle s’aperçoit que, si loin qu’elle aille pour tenter d’échapper au point de vue de l’observateur et atteindre la réalité en soi de la matière, il y a toujours de l’observateur en elle (pour tous ces exemples, p 223 et 224)… La visée scientifique est déjà inscrite dans « le triangle référentiel infantile » qui précède et prépare celui du langage : deux enfants qui regardent alternativement leur partenaire et le même objet. Nous avons déjà analysé la progression accomplie sur la voie de l’objet indépendant de notre point de vue, au fur et à mesure des différents plis de conscience responsables des trois degrés  de la raison dialogique : dès le premier échange dialogué, le jugement (dans la prédication) est  synonyme d’une première objectivation. Le deuxième effet de la raison dialogique est la justification de ce que l’on juge par une raison objective, susceptible d’être acceptée par tout autre que nous. Le troisième effet est une procédure universelle (science) d’attestation des énoncés, qui est censée être la négation de tout nous, et qui atteint l’universel théorique. « La science achevéeserait vraie même si nous n’étions pas là… c’est le rêve d’abolition de toute croyance ». Le discours scientifique a donc tendance à neutraliser la relation d’interlocution parce qu’il vise à dire le monde du point de vue de nulle part. Ainsi l’être humain est celui qui s’efforce de s’abstraire de soi pour comprendre le monde en soi.

Nous avons mis en italique un certain nombre de termes – science « achevée », « le rêve » d’abolition de toute croyance, « s’efforce » de s’abstraire –pour montrer que cette entreprise « indéfinie » n’est jamais achevée, et que par conséquent son but d’objectivité absolue n’est jamais atteint ; il s’agit d’une « quête », d’une visée ultime ou d’un idéal qui en tant que tels ne sont jamais totalement réalisés. Si bien que malgré les apparences une telle conception n’est peut-être pas contradictoire avec les approches qui insistent sur l’aspect « construit » de l’objet scientifique (comme par exemple chez Bachelard, in « Le Nouvel esprit scientifique »), ni même à la limite avec la critique kantienne qui interdit la connaissance de « la chose en soi ». Cependant nous ne pouvons pas ne pas observer à quel point le discours de Francis Wolff sur la science est éloigné du perspectivisme absolu de la pensée postmoderne qui prend sa source chez Nietzsche : pour ce dernier, le langage et la connaissance à sa suites’enracinent fondamentalement dans une conscience humaine qui ne peut que refléter de façon purement anthropomorphique nos intérêts humains, trop humains. Ce point serait à développer de façon plus approfondi…

Troisième degré de rationalité pratique : l’éthique, la quête du point de vue de toutes parts

Comme l’idéal scientifique est le monde objectif vu de nulle part sans sujet possible, l’idéal éthique est le monde interlocutif vu de toutes parts par tout sujet possible. L’animal interlocutif est un animal éthique, éthique qui contrairement à la morale réalise l’unité du bien pour soi et du bien en soi. La raison classique de type monologique se heurte à un paradoxe : malgré qu’elle nous permet de nous libérer de nos désirs et autres passions, et qu’elle a une vocation universaliste, elle ne peut pas nous faire accéder à l’universel éthique (au sens défini précédemment), parce qu’elle ne peut nous donner « que la moitié du bien à l’exception de l’autre ». Selon qu’on la considère comme purement instrumentale ou au contraire comme capable de déterminer la moralité (les deux options vont être successivement envisagées), elle nous donne accès soit au bien pour soi, soit au bien en soi. Démonstration :

Le bien selon la Raison instrumentale

Comme chez tout animal, c’est le désir qui détermine les fins, et en tant qu’animal rationnel, ce peut être une volition, qui n’est rien d’autre (on l’a vu) qu’un désir de second ordre. La raison instrumentale ne peut que s’enquérir des meilleurs moyens de satisfaire le désir (comment faire ?). La raison se met au service de mes désirs, ou de mes émotions ou passions, selon leur force respective ; il donne des exemples (p 229)(le propos de FW est ici très fortement teinté de spinozisme ; mais Spinoza ne reconnaîtrait pas cette césure entre bien en soi et bien pour moi : il n’y a pour lui au fond que ce qui est bon ou mauvais pour l’être humain, et ce qui est fondamentalement bon pour moi, une fois débusqué tous les mirages et toutes les illusions (car je peux me tromper et être victime de la connaissance du premier genre), est également ce qui est bien en soi… Ma raison (instrumentale) peut certes être utile à « la vie bonne » (santé, prospérité, réputation, bien-être, vie conforme à nos valeurs), mais elle n’est pas capable de réguler ce qui « est bien en soi », c’est-à-dire la moralité.

Une expérience de pensée est proposée : à l’instar de l’hypothèse de John Rawls concernant la position originelle et le voile d’ignorance, imaginons « des animaux rationnels qui ne seraient que rationnels » et qui, sous le voile d’ignorance, ignoreraient  leur situation personnelle dans le monde réel (passions, besoins singuliers, désirs, émotions, mais aussi lieu, date, talents innés, capacités de tout ordre, chances, malchances de l’existence…). Ceux-ci sont chargés de formuler une éthique (et non, comme chez Rawls des principes de justice pour la future association politique), c’est-à-dire la meilleure façon de vivre ensemble. Ces êtres de « Raison pure calculatrice » formuleraient des règles de coexistence  selon l’impératif suivant (la même forme d’impératif que celui de Kant) : « chacun devra agir de façon à calculer au mieux ses intérêts, à maximiser ses avantages et minimiser ses inconvénients ». Leurs conduites seront autocentrées et égoïstes, et pas nécessairement morales, le principe du calcul bénéfices/risques étant étranger à celle-ci. Agir bien, c’est à la fois se conduire raisonnablement –(maîtrise des désirs) en vue de son propre bien - mais aussi faire abstraction de ses intérêts personnels pour se conduire honnêtement (bien en soi). Dans la vie réelle, les êtres humains ne sont jamais purement rationnels et des sentiments (compassion, empathie par exemple) vont venir s’en mêler, dont certains iront dans le sens d’un désir bienveillant ou d’une passion généreuse (donc allocentrés). Mais leur raison calculatrice ne sera pour rien dans cette éventuelle moralité… 

Le bien selon la Raison pratique

C’est l’autre dimension de la raison monologique. Il n’y a pas que cette dimension instrumentale, mais aussi une raison qui peut être source de normes morales pour l’action. C’est la célèbre thèse de Kant à propos de la Raison pratique : agir bien, c’est agir conformément à la forme universelle et nécessaire d’une loi, indépendamment de tous mobiles, inclinations ou intérêts personnels. Si on peut universaliser sans contradiction la règle que l’on se donne (par rapport à sa propre action) qui alors peut devenir valable pour tout un chacun, on agit bien, c’est-à-dire moralement. Ce ne sontpas lesmobiles ou les butssubjectifs de la règle que je me donne pour l’action qui sont en jeu (et donc pas non plus son contenu), mais simplement la forme rationnelle et universelle de cette règle, le fait qu’elle puisse valoir universellement, indépendamment de ceux-là. Certes, je peux mentir en pensant mes intérêts bien calculés ou –pourquoi pas – mon bonheur ; mais je sais que je ne pourrais pas vouloir l’existence d’une loi  universelle du mensonge sous peine d’incohérence ou d’irrationalité : elle serait contradictoire avec ce qui fonde la communication humaine (la confiance). Idem pour une promesse non tenue (sinon, l’acte de promettre n’aurait plus de sens). Si nous revenons à notre expérience de pensée, alors nos êtres purement rationnels, réduits à leur raison indépendamment de tout désir, n’auraient plus de raison d’agir selon leurs propres intérêts, mais seulement selon une volonté conforme à cette raison pratique universelle. Action purement altruiste et désintéressée, « sainte, pour ainsi dire ». Pour Kant, s’il y a un principe rationnel universalisable de la moralité, il n’y a en revanche aucun principe rationnel universalisable du bonheur : le bonheur est avant tout dépendant des circonstances et donc accident de fortune (et donc n’est pas l’objet d’une volonté rationnelle), et d’autre part les désirs humains ne sont pas en harmonie les uns avec les autres (ce qui peut satisfaire l’un peut entrer en conflit avec ce qui peut satisfaire l’autre), et donc ne peuvent donner lieu à un principe universalisable. Dans la vraie vie bien sûr, les êtres humains ne sont pas naturellement moraux, mais guidés par « leur cher moi » et donc la plupart du temps intéressés. Mais si nous revenons à notre hypothèse, de tels êtres purement rationnels seraient inconditionnellement moraux, mais ne sauraient agir raisonnablement en vue de leur propre bien.

Le dilemme est clair : dans le premier cas, la raison (monologique) est au service des désirs et du bien de chacun, mais la moralité est alors laissée à la contingence de ces désirs et de ces intérêts. Dans le second cas, la raison peut être morale mais elle s’avère incapable pour guider la conduite des individus dans leurs propres intérêts. La Raison ne peut pas être à la fois instrumentale et morale, ne peut pas être « éthique ». Seule la raison dialogique est capable de déterminer l’unité du bien humain, autrement dit la sagesse…

Démonstration

La réconciliation des fins de l’action par la raison dialogique

Continuons notre expérience de pensée :supposons nos êtres humains dotés de la seule raison dialogique, appelons-les des « discutants impartiaux ». Ils ne partagent ni l’affectivité commune aux autres animaux, ni la faculté de calcul et de déduction des machines. Ils doivent eux-aussi déterminer les règles éthiques régissant les relations humaines dans le monde commun où ils doivent vivre. L’existence du langage et donc de l’aptitude au dialogue est l’indice qu’aucune être humain ne se suffit à lui-même. Nos discutants étant capables de parler aux autres et à tout autre, ils sont aptes à chercher des principes qui leur permettraient de vivre ensemble dans une même communauté. Premièrement, chacun tâche de ne pas être agressé ou discriminé par le plus avantagé (naturellement ou socialement) et donc tous s’engagent à ne pas agresser les autres  à condition que tout le monde en fasse autant. Deuxièmement ils ajoutent une règle positive afin d’être assistés en cas de difficulté structurelle (fragilité, vulnérabilité) ou passagère (maladie, blessure, dépendance) : engagement collectif à aider les autres, dans la mesure du possible, à condition que tout le monde en fasse autant →→ éthique de la réciprocité, qui repose sur l’idée de la valeur égale de tous les êtres considérés : « chacun s’efforcera de traiter tout autre comme il voudrait être traité par lui ». La pure raison pratique (dialogique) consiste ainsi à adopter le point de vue impersonnel (inhérent à cette expérience de pensée) pour se considérer « comme un autre et tout autre comme soi-même ». Ignorant non seulement leur identité de situation présente, mais surtoutleur situation future dans le monde réel, sachant leur vulnérabilité virtuelle (possibilité de souffrir des inégalités de fait), ils se déclarent à priori  égaux. Cette égalité déclarée à priori est l’effet d’une assertion performative du même type que celle qui est à l’origine des Déclarations des droits humains. « Nous êtres humains sommes égaux et donc nous voulons vivre dans un monde commun où nous serions traités également ». Mais aussi la proposition inversée : « Nous êtres humains aspirons à vivre dans un monde où nous aspirons à être traités également, donc nous posons que nous sommes tous égaux »

Cette nouvelle manière de fonder l’égalité sans avoir recours à l’ancien droit naturel (nous avons souvent souligné que nous pouvions faire dire à la Nature ce que nous voulions alors que cette dernière, comme le dit Spinoza, n’est ni juste ni injuste, et plaide surtout en faveur de très profondes inégalités naturelles… Comme chez John Rawls, la justice et l’égalité sont les fruits d’une élaboration et d’un contrat rationnels institués par les hommes, et ne relèvent donc que de l’activité rationnelle de ces mêmes hommes, sans autre référence à une norme transcendante comme Dieu ou la Nature. Avec Wolff, ce principe de réciprocité est le principe suprême de la raison dialogique en tant que l’être humain est un être de langage. La raison dialogique, en tant que chacun parle à autrui, est la chose du monde la mieux partagée, et aussi la condition du partage…

Cette valeur égale de tous les êtres humains est la seule valeur absolue, en tant que condition formelle des relations humaines en général. Dans le monde de la raison pure (dialogique) tout être humain vaut tout être humain. Le principe de réciprocité nous invite à adopter pour notre action « le point de vue de toutes parts ». Ce principe suprême de la raison condense les deux sens du « bien » : bonheur et moralité.

L’idée du bien

Dans une situation où l’on est réduit à sa rationalité pratique dialogique, chacun se pense lui-même comme un autre et pense tout autre comme un autre soi-même. Pas de différence réelle entre « je » et les autres, mais la différence formelle qui me fait dire « je » et m’adresser à un « tu » (dont on ne sait rien non plus). Peu importe si j’applique le principe de réciprocité par générosité ou par calcul d’intérêt car la raison dialogique ne distingue pas l’intérêt et la moralité. C’est précisément l’effet de cette expérience de pensée de rendre vaine toute distinction entre conduite intéressées et désintéressées, chacun ne pouvant que se considérer comme impersonnel (tout toi est un moi et tout moi est un toi). Le principe de réciprocité est neutre par rapport à cette opposition entre intérêt et moralité, comme il est neutre également par rapport à l’opposition entre raison instrumentale et raison pratique. La raison monologique est scindée entre prudence et moralité, contrairement à la raison dialogique. Pour Kant, il n’y a aucun bénéfice (immédiat ou pas) à agir bien, sauf peut-être la satisfaction d’avoir la conscience pour soi… Agir de façon altruiste pour de simples raisons égoïstes est tout à fait étranger à la morale selon lui (quel que soit le résultat !). Seule le pénible accomplissement du devoir est le signe de la moralité. Pourtant, ces « discutants impartiaux », choisissent le principe de réciprocité pour leur bien propre, et en conséquence, aussi, pour le bien de l’humanité et des autres en général. Mais l’inverse est vrai aussi : s’ils faisaient le choix de leurs conduites  par principe moral, la conséquence inévitable serait aussi un bien pour toute l’humanité et rétrospectivement pour tout un chacun qui bénéficierait de la paix, de la concorde et de la socialité qui en résultent… Cette expérience de pensée rend vaine aussi toute distinction entre morales de principe (déontologistes) et morales des conséquences (utilitaristes). Elle rend vaine également la prétendue opposition entre éthique de la justice et éthique du « souci de l’autre » (care) 

Ethique de justice : impersonnelle, universelle, symétrique

Ethique du care : personnelle (parce que c’est lui/parce que c’est moi), particulière, asymétrique (soins aux enfants, aide aux personnes vulnérables…etc.)

 

Nos discutants impartiaux s’accordent sur le principe de réciprocité (≠morales du care). Mais ce qui peut apparaître comme une opposition entre réciprocité et sollicitude accordée aux personnes vulnérables s’annule devant l’affirmation que « nous sommes tous fondamentalement vulnérables », que nous l’avons été ou que nous le serons, cela sous le voile d’ignorance de nos situations réelles. Le principe de réciprocité que l’on en tire n’est pas nécessairement immédiatement symétrique – ce que A doit à B, B le doit à A – si l’on veut bien le considérer de façon généralisée et prendre en compte les situations successives de l’enfant qui a besoin de la sollicitude des parents mais qui devient parent à son tour, l’adulte soucieux de ces vieux parents qui deviendra lui-même dépendant de ses enfants etc. Dans la réciprocité généralisée du soin, chacun est tour à tour donneur et receveur…Le principe de réciprocité en question s’étend à la communauté humaine potentielle à travers les générations.

On observe également  que ce ne sont pas les sentiments de sympathie ou d’amour du prochain qui peuvent fonder l’humanisme universaliste. Peut-on vraiment aimer tous les humains ? Les sentiments divisent les humains, alors que la raison dialogique peut les rapprocher. Les sentiments ne mettent pas tout le monde sur un pied d’égalité, loin s’en faut ! Les concepts d’égalité et de réciprocité sont eux purement rationnels.

Il y a un Bien objectif en deux sens : premièrement, il est intersubjectif (ne dépend pas des croyances des uns ou des autres) puisqu’il est coextensif à l’humanité dialogique, au fait qu’on peut parler la langue des humains avec n’importe quel autre humain. Cette interlocution est un bien en soi puisque nous réalisons notre humanité à travers elle. Deuxièmement, ce bien est objectif car il se déduit de l’être de l’homme.

Résumé de la démarche : La seule façon de fonder la valeur intrinsèque de l’humanisme est de tenter de le déduire de la définition même de l’homme, en suivant la démarche aristotélicienne : le bien d’un être quelconque est d’être parfaitement ce qu’il est. Le bien de l’homme est d’être et d’agir conformément à son essence d’animal doué de logos. Mais en tant que vivant il aspire aussi à vivre, et en tant qu’animal conscient de satisfaire ses désirs. Comme animal rationnel (dialogique), trois types de bien se déduisent des trois degrés de cette rationalité dialogique : 1) jouir de se sentir libre et de pouvoir agir sans empêchement interne ; 2) personne capable de justifier ses actes par des valeurs partagées et de donner ainsi sens à sa vie ; 3) être purement rationnel capable de considérer tout autre comme son égal pour le bien de chacun et de tous. C’est l’humanité qui donne sa valeur au monde des choses et à la nature des vivants. Le bien le plus élevé qui résulte de l’interlocution ne doit rien ni au bien kantien (agir par devoir selon la loi morale), ni au bien aristotélicien (le bien propre à chacun c’est-à-dire le bonheur), ou plutôt il doit tout à leur réconciliation : chacun a intérêt pour lui-même à considérer tout autre comme il se considère lui-même. Un même concept réunit son bien propre (le bonheur) le bien d’autrui et celui de l’humanité. Les règles qui se déduisent du principe de réciprocité sont « éthiques » (et non morales au sens étroit du terme) et ne distinguent pas conduites intéressées et désintéressées. Ce sont des règles de vie bonne pour l’humanité

Objections et réponses

Objections et réponses

Déduction à postériori ou principe à priori ? Dans ce paragraphe, FW se pose la question de savoir si les règles éthiques précédentes, expression de ce « bien objectif », sont simplement le prolongement à priori de l’égalité des êtres humains telle qu’elle est posée avec la rationalité dialogique, ou s’il s’agit d’une déduction à postériori faite par chaque être humain à partir du moment où il se pose la question de sa vie en communauté. Peut-on ici faire un rapprochement avec la distinction kantienne entre jugement synthétique à priori (indépendant de l’expérience) et jugement synthétique à postériori (empirique, dépendant de l’expérience) ?

L’objection consiste à dire que les règles éthiques adoptées après discussion (dans le cadre de cette expérience de pensée) étaient déjà contenues dans les conditions formelles de cette expérience : ces principes d’égalité et de réciprocité seraient pour ainsi dire contenus dans les conditions imposées à ces discutants réduits à leur logos. Autrement dit, les prémisses contiennent-elles la conclusion ?

Il est exact de dire que les conditions de l’interlocution humaine étant l’universalité, la réciprocité et l’égalité (Page 246), l’égalité et la substituabilité des êtres humains sont la base de tout dialogue. Substituabilité formelle : chacun n’est évidemment pas remplaçable (au sens de la valeur inconditionnelle de chacun), mais nous pouvons échanger virtuellement les places du locuteur et de l’interlocuteur, je pourrais être toi, tu pourrais être moi, et quiconque pourrait être n’importe qui d’autre… Parole symétrique de l’alternance du « je » et du « tu », échange du oui et du non, tel est le dialogue qui caractérise le langage spécifiquement humain.

Retour à la question posée : le fondement de l’universel éthique n’est pas le principe à priori de l’égalité et la réciprocité des discutants, et bien la conséquence à postériori que chacun peut en déduire pour son propre bien et celui de la communauté. Le fait de reconnaître un égal en l’autre à qui je parle ne suffit pas pour que je doive reconnaître qu’il est bien que je le traite en égal hors du dialogue. Tout être rationnel choisirait de vivre selon les règles rationnelles de la réciprocité non pas parce qu’il considère tout interlocuteur comme son égal, mais parce que, destiné à vivre en communauté (il ne peut se suffire à lui-même), et dialogiquement rationnel, il sait qu’il ne peut trouver son bien que sous ces règles, et son interlocuteur aussi. Parce que moi, comme lui, comme tout autre, savons qu’elles seront bonnes pour nous, quelles que soient les valeurs politiques ou morales qui nous opposent.

Pour mieux comprendre : le fait de poser que nous sommes des êtres dialogiques dans cette expérience de pensée contient déjà l’idée que nous nous traitons réciproquement comme des égaux dans le dialogue : mais cela n’implique nullement que nous nous traitions comme tels hors du dialogue. Ces règles rationnelles de réciprocité comme règles de vie sont bien la conséquence du choix de ces êtres dialogiques qui, sachant qu’ils vont vivre ensemble, savent que ces règles sont les meilleures pour chacun et pour tous.

Bien et règle d’or. L’objection est simple : pourquoi tant de circonvolutions philosophiques pour aboutir à un résultat qui est l’équivalent d’une maxime simple et reconnue, notamment par de nombreuses sagesses religieuses, la règle d’or ; négativement : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse », et positivement : « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux » (formule évangélique).  Réponse en deux temps : 1) ce n’est pas une objection mais une confirmation. 2) Ce n’est pas tout à fait la même chose. 1) C’est le rôle d’un appareil déductif rigoureux de fonder rationnellement une intuition morale plus ou moins partagée. Si nous avions abouti à une définition du bien de l’homme (en le déduisant de son être) singulière et originale, en contradiction avec l’expérience, ce serait suspect… La règle d’or joue ainsi le rôle de preuve empirique de la déduction rationnelle. Elle est la seule à faire s’entrecroiser les deux sens différents du bien. 2) Le principe de réciprocité est le résultat nécessaire d’un accord raisonnable entre discutants idéaux, il n’est pas un commandement extérieur comme la règle d’or ; celle-ci énonce ce que les hommes devraient faire, non ce qu’ils désirent fondamentalement faire au nom de leur propre bien.

Rationalité dialogique et éthique de la discussion

Il y aurait une identité entre raison dialogique et « raison communicationnelle » (concept de Habermas). On peut en effet faire une analogie, en particulier avec ce que Abel nomme argumentation transcendantale : tout raisonnement qui, au lieu de déduire des conséquences d’un principe (déductif), part d’un fait indéniablement donné pour établir ses conditions de possibilités : par exemple chez Aristote à propos du principe de non contradiction : on part de l’existence de n’importe quelle assertion pour montrer que celle-ci n’est possible qu’en supposant le principe de non contradiction (non contradiction des choses signifiées). Sinon, le locuteur nie dans son dit ce qu’il doit cependant admettre par son dire. De la même façon, nous recourerions à une argumentation transcendantale qui remonterait de l’universalité de la relation d’interlocution (parler la langue des humains, c’est-à-dire s’adresser à n’importe qui et ainsi pouvoir contredire et être contredit par quiconque) à ses normes fondatrices (éthique rationnelle du principe de réciprocité). Mais en réalité, il n’en est rien et l’argumentation de FW est déductive au sens classique : elle ne remonte pas de la discussion aux normes qui la rendent possible. Les normes éthiques ne sont pas fondées sur l’interlocution mais en dernière instance sur la rationalité dialogique de sujets se sachant individuellement vulnérables et mutuellement dépendants.  Le rapprochement avec Habermas (p 251-252)  et sa « rationalité communicationnelle » n’est pas repris ici, car nécessiterait pour être utile un développement que FW ne fait pas….

Inaccessibilité du bien ?

Objection : l’expérience de pensée qui sert à justifier cette éthique humaniste est sans effectivité psychologique et donc aussi normative : se mettre à  la place de l’autre n’est qu’une façon de parler, et nous sommes irréductiblement nous-mêmes ; nul ne peut se considérer comme un autre, ni l’autre comme soi-même. Réponse : le sentiment d’être sujet qui ne change pas dans le temps (ce que l’on appelle « l’identité personnelle ») et qui est reconnu comme tel par autrui (relation du Je/Tu) est l’œuvre du premier repli de conscience et du logos. C’est déjà le fruit d’une abstraction rationnelle (identité entre différentes entités que le temps sépare), un « premier degré d’impersonnalisation ». C’est encore davantage le cas lorsque avec le deuxième pli de conscience, nous justifions nos actions par l’appel à des valeurs collectives (« c’était mon ami », « c’était mon pays », par exemple, et non simplement « parce que c’est mon désir »). Le « nous » sous-jacent à toute valeur (je fais comme « tout un chacun ») est le deuxième niveau de l’impersonnalisation. Le « nous universel » est le passage à la limite d’expériences ordinaires, le troisième niveau, le nous de l’humanité comme telle.

L’éthique de la réciprocité comme aspiration à l’achèvement de l’interlocution

Pourtant nous ne sommes pas des êtres dialogiques purs comme dans l’expérience de pensée. La question qui se pose est donc de savoir si en « tant qu’animaux faits de chair et de désir », nous sommes capables de  désirer agir en tant qu’être humain, et pas seulement en tant qu’agent, que sujet, que personne (il faut se souvenir des sortes de biens limités qui sont attachés à chacun de ces « statuts »). Nous savons bien que les hommes n’agissent pas selon le principe rationnel de réciprocité, que les passions les guident, les valeurs les opposent, les inégalités de toute sorte les divisent. Y-a-t-il des êtres humains qui aspirent réellement à entrer spontanément dans des relations où chacun considère tout autre (indice d’universalité) comme un autre soi (indice de la réciprocité) égal à soi (indice de l’égalité), en dehors des sages, des saints ou des héros ? L’aspiration au bien (d’inspiration aristotélicienne) est ici importante car il est indispensable qu’il ne s’agisse pas seulement de ce que nous devons faire, mais aussi de ce dont nous aspirons (unité du bien en soi et de bien pour soi). En fait, tout être humain y aspire « dès lors qu’il parle et en tant qu’il parle ». Pourquoi ? Causer à tout prix avec n’importe qui, c’est déjà l’éthique appliquée dans son universalité. Si différent qu’il semble par ses croyances ou sa culture, je réalise qu’il n’est presque rien de lui que je ne puisse faire mien. Nous pouvons dire « tu » à chacun en pensant toujours le même « je » (que le mien). Nous pouvons toujours penser « nous » en dialoguant avec « eux ». Nous sommes tous « nous les êtres humains », et pas le « nous » de la famille », des amis, des français, mais nous les humains. La seule limite est celle de pouvoir dire et penser nous. « Le désir humain de faire du nous avec quiconque (exemples de peuples qui commercent ensemble) est plus fort que toutes les prétendues barrières des cultures et des langues ». Des nouvelles langues sont nées ainsi (créole). Exemple célèbre de l’invention  de l’ISN (Idioma de Senas de Nicaragua), sorte de créole aussi complexe et expressif que toute autre langue humaine, inventé à partir du seul désir propre à tout humain de dialoguer avec tout autre humain, autrement dit de faire humanité (p 256). Ce désir de tout être humain de dialoguer avec tout autre être humain est bien présent, au point de définir l’humain. Au-delà de s’informer, d’ordonner, d’avertir ou de s’exprimer – ce qu’au fond font d’autres animaux – les humains règlent leurs différends, argumentent pour justifier, persuader, convaincre, démontrer… mais « surtout pour rien », parler de ce qui arrive et qui pourtant importe peu, comme dans la cour de récré ou les vieillards sur les bancs des villages… Pour le seul plaisir de la relation interlocutive réduite à elle-même…

Des conflits moraux

Un certain nombre de conflits peuvent naître à chacun des niveaux considérés. Au premier niveau infra-rationnel– préserver la vie – c’est le conflit entre la recherche animale du plaisir et les exigences de la santé (d’où théories hygiénistes pouvant aller jusqu’à l’ascétisme).

Au second niveau, c’est le premier pli de la conscience et le premier degré de rationalité, le conflit est interne à la conscience du sujet et concerne le conflit entre ce qu’on désire et ce que l’on veut. Les moralistes privilégient le désirable sur le désiré, et propose une théorie des vertus morales.

Au troisième niveau, il s’agit du confit des valeurs, à l’instar de l’exemple de Sartre dans « L’existentialisme et un humanisme » : faut-il privilégier les soins à sa vieille mère malade ou s’engager dans la résistance ?

Au quatrième niveau, le conflit se cristallise entre le nous des valeurs morales et le nous de l’humanité, autrement dit le bien éthique. Les valeurs s’opposent et aucune ne peut prétendre être l’instance ultime de l’évaluation des autres. Mais le bien a priorité sur les valeurs, et c’est la seule réponse possible à la guerre des dieux. Le bien nous concerne en tant qu’humain voulant vivre humainement. Il est le bien de la « communauté éthique », c’est-à-dire le bien réel de ceux qui sont humains par définition, c’est-à-dire en tant qu’êtres qui peuvent se parler les uns les autres. Toute valeur vise un bien, mais le bien éthique représente un plus haut niveau de rationalité que les valeurs morales (deuxième degré de rationalité) au sens où il est universel. Il est la condition de toute justification et « l’achèvement de la relation d’interlocution ». Condition de toute justification au sens du présupposé de la valeur accordée à la pensée de tout autre au moins égale à la sienne propre. Toute valeur morale repose sur un tel principe d’égalité, au sens d’une reconnaissance de l’autorité de la communauté morale qui porte cette valeur. En ce sens, tout discours qui prétend justifier l’inégalité des humains et restreindre la communauté éthique à une partie de l’humanité est ainsi contradictoire par définition : il invoque nécessairement par sa forme l’approbation universelle de tout humain. Ainsi le contenu du dit est réfuté par la forme du dire, « lequel s’étend par hypothèse à la communauté des êtres parlants ».   Au troisième degré de rationalité pratique, le bien de chacun croise le bien de tous et dépasse donc toute valeur. Seul un point de vue universaliste, et donc humaniste, permet de trancher sur les valeurs en dernière instance.

L’idée du bien comme critère d’évaluation des valeurs

A l’aune de l’éthique humaniste de la réciprocité, les différentes valeurs sont donc hiérarchisables.

→ Antihumanisme des valeurs fondées à priori sur l’inégalité des êtres humains (racisme xénophobie, machisme, antisémitisme, homophobie) et leurs conséquences pratiques (esclavage, discrimination, colonialisme, patriarcat)

→Antihumanisme d’un principe d’égalité qui trahit le principe de réciprocité auquel il est attaché : extension  du principe d’égalité de traitement éthique au-delà de l’humanité. Dissout l’égalité constitutive entre humains (fondée sur la réciprocité) et n’est pas corrélée chez les animaux à la réciprocité (il y a des prédateurs et des proies).

→Antihumanisme de l’application de ce même principe à des collectivités ou des cultures différentes. Conduit à nier l’égalité entre les individus et le principe de réciprocité (cf. p 50-53)

En réalité, ces deux dernières applications abusives du principe d’égalité sont opposées mais analogues : elles obéissent à un égalitarisme hypertrophié, qui ignore les limites inhérentes à l’idée d’égalité. 

Toutes les valeurs sont égales au sens où elles peuvent servir à justifier n’importe quelle action au sein d’une communauté d’interlocution. Sauf que ce principe d’égalité ne peut s’appliquer à celles qui contreviennent à ce principe même, sous peine d’absurdité. Toutes les valeurs qui empêchent l’existence d’autres valeurs et ne sont pas respectueuses de leur diversité sont antihumanistes. Rien n’empêche de chérir sa famille, d’être patriote, d’aimer sa langue maternelle, ni qui contrevient au principe de réciprocité dans les échanges humains en général (parler à quiconque comme des égaux). En revanche, par opposition au patriotisme, le nationalisme repose sur l’inégalité à priori de ceux qui sont d’ici (nous) et de ceux qui sont d’ailleurs (pas comme nous). On peut hiérarchiser ces valeurs (mais alors peut-on encore dire qu’elles sont égales ?) selon la façon dont elles peuvent ou non coexister avec d’autres. Mais cela dépend également beaucoup de la manière dont elles sont mises en œuvre… On mettrait donc les premières valeurs dans la catégorie qui implique l’inégalité ou la non réciprocité des relations humaines ; les secondes seraient dans la catégorie de nombreuses valeurs autocentrées : la santé, la sécurité, la tranquillité, la réputation, le savoir…etc. Mais aussi des valeurs allocentrées comme la libération des opprimés, la justice sociale, l’égalité des sexes, le bien-être animal, la sauvegarde de la biosphère, la grandeur de Dieu…etc. Celles-ci sont compatibles avec le principe de réciprocité dans les relations humaines. Les troisièmes valeurs seraient dans la catégorie de celles qui contribuent à la coexistence des valeurs : la laïcité, la tolérance, les droits humains, la démocratie, le cosmopolitisme… Seule la valeur égale de tous les êtres humains peut être érigée en valeur absolue.

En conclusion, il y a un bien universel qui résulte d’une éthique où le monde est vu de toutes parts, de toutes les places où se trouve le sujet d’interlocution. Telle est l’éthique humaniste fondée sur la raison (dialogique)

CONCLUSION : DE L’EFFECTIVITE DE L’UNIVERSEL

Les êtres humains ne sont jamais tout à fait ce qu’ils sont, et donc ils tendent à l’être. Vivants, ils s’efforcent de vivre. Sensibles, ils aspirent au bien-être. Conscients, ils recherchent le plaisir et évitent la douleur. Rationnels, ce sont des sujets qui se plaisent à faire ce qu’ils veulent. Comme personne, ils adhèrent à des valeurs partagées, ce qui donne sens à leur vie. Comme êtres humains, ils aspirent à se réaliser dans une éthique de la réciprocité et de l’égalité : ils visent pour eux-mêmes un bien qui, puisqu’il est le même pour tous, est aussi un bien en soi.

Bien raisonner et bien agir, quoique relevant de rationalités distinctes, suppose les mêmes plis de conscience et font appel aux mêmes ressources du langage humain : croisement de la relation d’objectivité (parler de quelque chose), qui suppose la structure prédicative (S est P, ou S n’est pas P), avec la relation d’interlocution (parler à) qui suppose la structure indicative (dire « je » et s’adresser à un « tu »). Ces relations sont présentes dès le premier niveau de rationalité. C’est au troisième degré de rationalité, au-delà de tout savoir ou de toute valeur que l’on atteint l’universel. C’est comme si l’universel se réalisait dans deux mondes distincts. Pour la science, la relation d’objectivité idéale fait abstraction de la relation d’interlocution, au nom d’un monde vu de nulle part. L’éthique se définit par une relation intersubjective idéale où chacun considère ceux avec qui il peut parler comme il se considère lui-même et réciproquement : soit un monde commun vu de toutes parts, et dont on peut parler avec tous. Tel est le fondement de l’humanisme. Idéal scientifique et idéal éthique = aspiration à l’universel sur ses deux faces.

Cet universel (l’idée du bien) se traduit concrètement et effectivement dans l’être de l’homme de multiples façons :

Dimension psychologique : l’esprit humain s’inscrit dès la « scène primitive » dans le langage : je te parle de ceci et nous en disons des choses différentes. Communication réciproque où chacun est l’égal de l’autre

Dimension émotionnelle : le sentiment d’indignation est la preuve empirique la plus claire que nous sommes des animaux éthiques. Non pas colère ou ressentiment à la première personne (lorsque nous sommes victimes d’injustice). Non pas culpabilité à la seconde personne (lorsque nous pensons causer du mal à autrui). Mais souffrance que nous éprouvons lorsque nous savons, en troisième personne, qu’une injustice est commise à l’égard d’un inconnu, c’est-à-dire lorsque nous comprenons que quelqu’un a manqué à la relation de réciprocité et d’égalité.

Dimension affective : La relation de réciprocité s’incarne de façon privilégiée dans l’amitié qui est par définition une relation réciproque. L’amitié est le versant affectif de la relation de réciprocité entre humains. L’ami, un « autre moi-même » (Aristote), ce qui renvoie en effet à la situation originelle de nos discutants impartiaux qui ne peuvent pas, à la limite, distinguer le tien du mien. Pour nous connaître (autrement que physiquement car c’est alors le miroir qui convient !), il suffit de se regarder dans un ami (Aristote).

Dimension culturelle : une position humaniste peut reconnaître le relativisme culturel propre aux usages et aux normes morales de chaque société, s’opposer par conséquent à la position « barbare » (cf. Levi Strauss et la critique de l’ethnocentrisme), et en même temps refuser l’égalitarisme des cultures qui ne fait pas de distinction entre les communautés civilisées et les communautés barbares. Une telle position concilie la diversité culturelle avec l’unité du bien éthique. Des normes universelles peuvent se manifester à travers les usages idiosyncrasiques  propres à chaque société. Normes universelles qui se déduisent de la réciprocité et de l’égalité entre humains : politesse, courtoisie, civilité, respect, tact, prévenance, hospitalité, accueil…etc.

Dimension juridique : cette éthique trouve sa réalisation institutionnelle dans la Déclaration universelle des droits humains. Il faut cependant substituer à cette ontologie individualiste (égalité et valeur absolue de chaque être humain, droits subjectifs inaliénables, une interprétation relationnelle fidèle au principe de réciprocité desdiscutants et à leur relation d’interlocution. Les droits ne sont pas la propriété intrinsèque des individus mais les qualités que les individus se confèrent les uns aux autres (Etienne Balibar), dès lors qu’ils constituent un monde commun dans lequel ils sont responsables de leurs actions et de leurs opinions. Cette déclaration performative demeurera inachevée tant que des institutions ayant une véritable puissance judicative et répressive n’existe pas, sinon à l’état d’ébauches (Cour européenne des droits de l’homme, Conseil des droits de l’homme de l’ONU, tribunaux internationaux…).

Dimension morale : cette éthique s’incarne moralement dans la justice, vertu de troisième personne par excellence. Vertu commune au droit à la morale et à la politique, qui remonte au droit romain : donner à chacun ce qui lui revient. Cette idée d’une égalité proportionnelle – à chacun son dû – ne remonte-t-elle pas en réalité à Aristote et sa justice distributive ?Traduction morale de la justice :égalité des sujets autonomes et réciprocité des relations personnelles. Traduction juridique : proportionnalité  de la peine aux dommages et à l’intention de nuire, selon le degré de liberté d’agir des personnes. Politiquement, la justice est l’égalité des droits politiques et sociaux de tous les citoyens, base du maintien de l’ordre social nécessaire à la paix civile et à la sécurité de chacun. L’égalité formelle doit se réaliser socialement et économiquement.

Dimension politique : l’homme, à cause de son « insociable sociabilité » ne vit jamais dans des communautés fraternelles  ou morales, mais dans des communautés politiques, des tribus, des royaumes, des cités, des Etats, des empires, bref dans des sociétés marquées par des relations de pouvoir (rapports par définition inégaux). Il faut un chef, un roi, des lois, des interdits, des châtiments, une police etc. Défendre l’intérêt général contre l’intérêt de certains, ou parfois défendre des intérêts particuliers contre les intérêts du grand nombre, maintenir la paix civile… C’est ce qu’on nomme la politique. Mais l’idéal démocratique est conforme à l’éthique humaniste. Idem pour l’idéal cosmopolitique. Le Bien doit demeurer un simple idéal, sinon ces idéaux deviennent des utopies dangereuses ou « utopies en acte » (but à atteindre coûte que coûte). Idéal régulateur à l’horizon de nos attentes. Mais la démocratie vise bien « le bien en soi ». Idéal inatteignable car il supposerait une identité entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux sur qui il s’exerce. Chacun serait à la fois gouvernant et gouverné (mais le pouvoir suppose une assymétrie). La démocratie a deux grands avantages sur les autres régimes : elle assure mieux que d’autres la paix sociale avec le règlement par le débat public des dissensions internes. Elle est aussi le meilleur moyen que le pouvoir ne soit pas détourné au profit de quelques-uns (quel qu’il soit : un monarque, une aristocratie, une classe sociale… etc.). Elle vise le bien de chacun. Le cosmopolitisme aussi est un idéal politique humaniste, même si sa réalisation concrète supposerait une équivalence entre communauté éthique et communauté politique, ce qui n’est pas possible.

C’est précisément la critique que pourrait faire quelqu’un comme Marcel Gauchet à l’idée du cosmospolitisme : elle nie la question fondamentale des frontières qui sont en quelque sorte la matérialisation de la construction historique des Etats nations, pour y substituer une vision où la question du politique et du pouvoir disparait au profit d’une libre circulation mondialisée de monades individuelles entretenant des relations contractuelles entre elles. Une vision au fond néolibérale parfaitement compatible avec la mondialisation du marché et de la finance. Peut-être que l’ incompatibilité de ces deux approches tient au fait que celle de Wolff est essentiellement éthique, alors que la philosophie politique de Marcel Gauchet met l’accent sur la dimension spécifiquement historique et politique de la formation des sociétés modernes. Pour lui, ce qu’il appelle la concrétisation de l’universel, qui est une visée fondamentale de la Modernité, se heurte à des limites ou même contradictions inhérentes au processus même : cette concrétisation s’appuie nécessairement sur l’existence d’Etats nationaux et leurs délimitations frontalières. Historiquement, il n’y a pas d’extension de droits individuels  ni d’émancipation qui ne soient portées par des Etats nations structurés comme tels.

Le cosmopolitisme permet d’éliminer toute source de guerre et d’en finir avec la condition d’étrangers qui ne bénéficieraient pas des mêmes droits de citoyen. Le citoyen démocratique en ce sens à une part privée concrète et une part publique abstraite : à la fois individu singulier concret défini par la multitude des constituants de l’identité, et défini politiquement de façon abstraite et formelle, comme notre « animal dialogique ». Ils sont responsables de leurs actes, adhèrent à des croyances qu’ils ont le droit d’exprimer, et peuvent choisir leur mode de vie dans les limites de la possibilité des autres de choisir le leur. Chacun d’entre eux est un (le même durant toute son existence) parmi d’autres (ni plus ni moins que les autres). Egal à tout autre, doté des mêmes droits et devoirs vis-à-vis de tous et de chacun.

Dimension historique

Ces discutants impartiaux ne sont pas seulement l’effet d’une expérience de pensée, ils sont aussi nous-mêmes en tant que conséquence d’une histoire en deux actes et plusieurs scènes, qui est elle-même un processus d’abstraction et de cosmopolitisation ; mise en scène des vicissitudes de l’humanisme au cours de la Modernité et de la postmodernité : Acte 1, scène 1, sécularisation des Temps Modernes avec l’entrée de l’homme dans l’histoire, prêt à prendre la place de Dieu. Cet homme croit au Dieu révélé, mais sa dimension laïque lui permet de cohabiter avec d’autres hommes ainsi abstraitement définis (Renaissance). Acte 1, scène 2 : construction de l’Etat moderne au XVIIIème siècle et constitution de l’individu démocratique, l’homme de l’humanisme « au bord du nihilisme » ; individu concret d’une Nation, mais aussi achèvement de la laïcisation qui fait de lui quelqu’un qui peut faire abstraction de sa foi et de ses opinions, qu’il peut cependant exprimer dans l’espace public à condition de ne pas empêcher celle des autres. Il est un citoyen égal à tout autre, défini par ses droits ; cet homme démocratique est l’invention humaniste des Lumières. Acte 2, scène 1 : époque où des rivaux infrahumains (race, classe) menace de détrôner l’humanité comme source de valeurs ; époque aussi du développement d’un capitalisme mondialisé qui met en concurrence des individus libéraux au sens juridique et économique. Double face de cet individu : il peut se définir par sa race ou sa classe sociale (transcendant toute nation), mais en tant qu’individu libéral il est encore plus abstrait que le citoyen de l’Etat : neutre sur « la vie bonne », impartial sur le conflit de valeurs et de « la guerre des dieux », il est simple agent économique rationnel. Acte 2, scène 2 (notre époque) : menacée par le nihilisme et le naturocentrisme. Invocation irrationnelle de la Nature comme source ultime de valeurs, qui ne fait que traduire la conscience planétaire des problèmes qui nous menacent. Epoque de la mondialisation économique mais aussi d’une cosmopolitisation sans précédent : conscience des risques globaux, justice internationale, recherche scientifique transnationale, échanges culturels, sportifs, touristiques, horizontalité des réseaux sociaux… etc. Les cultures locales et traditionnelles sont ravivées par ce mouvement. Cf. par exemple le rôle de l’Europe dans la renaissance des langues régionales.  Le « village global et connecté » renforce le sentiment d’égalité formelle et rend plus criante les inégalités réelles. Emerge un individu encore plus abstrait, qui peut se dépouiller de son identification à une communauté nationale, ce qui provoque nécessairement des replis identitaires. Homme abstrait défini par sa rationalité dialogique et sa responsabilité individuelle, qui fait d’autant plus ressortir les inégalités réelles. « Nos discutants impartiaux sont les avatars fictionnels de ce que nous sommes devenus… », par le jeu de « la sécularisation, de l’étatisation, de la libéralisation et de la globalisation-cosmopolitisation ». Cet âge de l’humanisme de l’égalité et de la réciprocité est peut-être venu, àcondition qu’il ne se réduise pas à une individualisation dépouillée de toute caractéristique sociale et culturelle partagée, et limitée aux désirs fugitifs et aux opinions évanescentes du petit moi. C’est aujourd’hui le cas : prolifération horizontale et verticale des discours de haine, toute puissance de passions passagères déréglées, culte de l’inculture et dictature de l’inéducation. Les êtres humains se définissent aussi concrètement par leurs différences (de toute sorte), et la cosmopolitisation  croissante s’accompagne d’identités multiples et mouvantes. « Le vrai humanisme repose à la fois sur une éthique de l’égalité et une politique des différences ». Il ne peut être fondé que sur la singularité de l’être humain comme animal parlant. Il n’est pas uniformisateur par ce qu’il n’est pas le fruit d’une raison monologique verticale, mais d’une raison dialogique horizontale. La diversité culturelle, et non « les identités imaginaires antagoniques » lui sont nécessaires. Ainsi « l’universel ainsi défini est notre seul point fixe dans le chaos des valeurs »

 

 

 

                                                                                FIN

 

                                                                                                                   Maureilhan, le 29/01/201

 

 

 

ETRES VIVANTS ►►►ANIMAUX MACHINES ►►► ANIMAUX CONSCIENTS (Conscience de premier ordre) ►►► ETRES HUMAINS ……..

 

HUMANITE

 

 

RATIONNALITE DIALOGIQUE THEORIQUE

Connaissance du monde

RATIONNALITE DIALOGIQUE PRATIQUE

Action sur le monde

BIEN

PREMIER PLI DE LA CONSCIENCE

(Conscience de deuxième ordre)

Croyance sur la croyance : le jugement

« Je crois que » - Assertion et négation

Désir de désir : la volition (ou volonté)

 

Jouissance de la liberté : je fais ce que je veux 

DEUXIEME PLI DE LA CONSCIENCE

(Conscience de troisième ordre)

 

 

Croyance sur la croyance de la croyance : justification de la croyance : « pourquoi je crois que »  Savoir : référence à la perception ou à l’expérience, au raisonnement inductif ou déductif, à une « autorité », à « la clarté et la distinction » de l’idée (Descartes)

Il faut avoir de « bonne raisons » de penser ceci ou cela. Le « parce que » implique une justification devant d’autres (le dialogue est toujours induit par elle)

 

Désir de désir de désirable : justification par les valeurs. Une volition qui est justifiée par ce qui est tenu comme désirable. Non pas seulement avoir des raisons d’agir, mais de « bonnes raisons » : faire ce qui est bien

 

Relativisme des valeurs. On agit au nom d’un bien et toute action se justifie par le bien qu’elle vise. Valeurs multiples et contradictoires, souvent causes de conflits et de violences 

Exaltation d’être soi en étant nous (sens de la vie)

 

Sentiment d’appartenance

Sens de la vie

TROISIEME PLI DE LA CONSCIENCE

(Conscience de quatrième ordre)

 

 

 

 

 

 

 

La science : la quête du point de vue de nulle part.

Non plus justifier la croyance à partir d’une source de vérité, mais procéder par démonstration se suffisant à elle-même, selon une procédure rigoureusement universelle et reproductible. Discours impersonnel, désintéressé, reposant sur le doute systématique. L’idéal scientifique est de connaître l’objet en soi tel qu’il est hors de nous. Quête d’objectivité absolue

 

L’éthique : la quête du point de vue de toute part

Ni la raison instrumentale, ni la raison pratique (monologique) ne peuvent conduire à l’idée d’un Bien universel. Seule la raison dialogique et son principe de réciprocité permet de définir une éthique de cette nature,car il condense en lui-même les deux sens du « bien » : bonheur et moralité. Chacun a intérêt pour lui-même à considérer tout autre comme il se considère lui-même. Réciprocité et égale valeur de chaque être humain.

Réalisation par l’idée du bien de l’idéal de la sagesse ou de « la vie bonne »