" L'exercice de la liberté : liberté et obligation."

 

le samedi 8 octobre 2022 à 17h45 à l'Office de Tourisme La Domicienne Maison du Malpas

Le sujet :

« L'exercice de la liberté : liberté et obligation. »

 

Présentation du sujet 

 

«L'exercice de la liberté : liberté et obligation. »

 

L’exercice de la liberté : liberté et obligation

Plutôt que d’une réflexion théorique sur la notion de liberté, il s’agit ici de nous interroger sur l’exercice « pratique » de notre liberté réelle, celle de tout individu citoyen dans une société démocratique. Contrairement à une idée reçue, la liberté apparaît vite comme inséparable de la question de l’obligation. Nous nous rendons compte que la simplicité(apparente) d’une première définition de la liberté telle que celle proposée par Voltaire dans son Dictionnaire philosophique – la liberté, c’est pouvoir faire ce que l’on veut -, ne peut nous satisfaire et qu’elle ne représente qu’un « degré zéro » de la liberté humaine. Car l’exercice de la liberté rencontre inévitablement des obligations qui pour certaines ne sont pas seulement les contraintes ou limites externes auxquelles nous ne pouvons échapper, mais constitutives de la liberté elle-même. Pour examiner cette complexité, nous nous proposons de revisiter la période précédente de montée en puissance de la pandémie : comment cette dialectique entre liberté et obligation s’est posée ? Les débats parfois houleux qui ont accompagné les mesures de « l’état d’exception » (confinement, masque, fermetures, obligation de vaccin pour les soignants, pass sanitaire), deviennent alors beaucoup plus clairs…

Ecrit Philo

L’exercice de la liberté : liberté et obligation

Nous pouvons dire dans une première approche spontanée qu’est libre celui qui n’est « obligé » en rien (donc le contraire de l’obligation), qui peut faire ce qu’il veut, sans contraintes d’aucune sorte. Mais déjà nous pouvons constater que cette expression « faire ce que l’on veut », derrière une apparente simplicité, s’avère très ambigüe : le chien qui coure après un lièvre, comme dit Voltaire, ou l’homme qui fuit à toutes jambes devant une trombe d’eau qui arrive sur lui, font-ils réellement ce qu’ils veulent ? Nous sommes certes, peut-être, en présence d’un degré de liberté, mais il s’agit d’un degré élémentaire de liberté plutôt que d’une liberté véritable, ou plutôt véritablement humaine. Il s’agit d’actions réflexes en deçà du moindre assentiment. La liberté humaine est rendu possible par un premier pli de conscience, autrement dit un premier niveau de réflexivité (nous nous appuyons ici sur la réflexion de Francis Wolff), que l’on peut traduire ainsi :non seulement je désire telle ou telle chose, mais je désire désirer ces choses. « Je fais ce que je veux » signifie alors « je fais ce que je veux désirer » ; je dis quelque chose à propos d’autre chose, ce qui suppose une distance vis-à-vis de son désir ou appétit premier qui permet une approbation ou désapprobation de second degré, et définit la liberté humaine. Etre libre c’est donc plutôt  faire ce que l’on a décidé de faire.

Nous voyons bien en effet que la première définition proposée par Voltaire – le pouvoir de faire ce que l’on veut – ne suffit pas pour spécifier la liberté humaine. Elle permet cependant sans doute de fixer une sorte de premier degré de liberté, commune à l’homme et à l’animal (en tant que l’homme est aussi un animal). Revenons à Voltaire : les deux exemples de liberté qui alimentent son propos sont très différents : le premier, nous l’avons vu, est le chien qui coure après un lièvre ; le second est un homme qui décide de se marier. Nous ferons avec Ricoeur une différence essentielle entre ces actions : la première semble relever d’une causalité naturelle : dans la nature, l’apparition du lièvre risque de provoquer mécaniquement la course du chien. La seconde relève d’une action intentionnelle, c’est-à-dire déterminée par des « raisons ». Nous pouvons faire une distinction entre les actions non intentionnelles (même si ici, l’intention du chien peut être discutée...) déterminées par des causes, qui renvoient à un premier degré élémentaire de liberté, et des actions intentionnelles, associées à des raisons, autrement dit à des motifs, des fins assignées qui relèvent de « choix », de « projets », de « décisions », notions interdépendantes qui introduisent une dose de rationalité plus ou moins grande, de la délibération volontaire plus ou moins importante, et qui, donc, distingueraient l’action humaine du simple mouvement que l’on peut constater dans la nature : comme nous l’avions précisé lors de notre précédente séance sur l’action et le destin, un évènement « arrive », alors que je « fais arriver » quelque chose en tant qu’agent de l’action.L’action libre fait intervenir un agent qui est l’auteur de ce qui arrive, et à qui je peux imputer l’action (d’où la notion de responsabilité morale, inséparable de celle de liberté). Mais il faut reconnaître qu’il est difficile de faire la part, dans nos actions humaines, du libre et du contraint… Si « les causes extrinsèques », comme les stoïciens[1] les appellent, sont relativement facile à identifier (l’emprisonnement, l’obligation de fuir devant un danger etc.), il n’en va pas de même des causes « intrinsèques » en provenance de soi : quels parts aux causes psychique, génétique, culturelle…etc. accorder à telle ou telle action ? Nos « raisons » ne sont pas toutes raisonnables, d’où l’ambiguïté de cette expression. Et leurs sédimentations, même si j’essaie de les porter au langage, empêchent la transparence… « Entre la raison et la cause, nous trouvons tous les degrés intermédiaires entre le libre et le contraint »[2]. Différents degrés de liberté semble jalonner ce continuum allant de l’action réflexe ou contrainte à l’action délibérée et raisonnable…

Si maintenant nous nous posons la question de l’exercice de la liberté, c’est-à-dire au fond la question de son « bon usage », nous nous rendons compte que la liberté rencontre une obligation d’un autre ordre que les contraintes précédentes, qui est constitutive de la liberté elle-même en tant qu’elle lui est dialectiquement liée… La liberté va en effet rencontrer l’obligation en tant que « contrainte auto-prescriptive »[3], et ceci de trois façons par ailleurs interdépendantes, comme nous l’indique Frédéric Worms lors d’une récente intervention sur France Culture[4].

1er degré : le problème de la coexistence des libertés

Lorsque deux ou plusieurs « pouvoirs de faire ou de ne pas faire » vont entrer en jeu, la question va se poser de savoir comment ces libertés vont pouvoir coexister. C’est la question fondamentale de la philosophie politique. Autrement dit, la liberté est au pluriel, elle rencontre celles des autres. Je ne suis pas libre tout seul. Ma liberté rencontre des besoins vitaux et sociaux qu’il faut satisfaire…  Il y a des priorités qui s’imposent à ma liberté. On connaît la traduction politique et juridique de cette dimension de la présence d’autrui :comme on le dit justement et simplement, ma liberté s’arrête là où commence celle des autres. La liberté s’articule ainsi à l’obligation au sens d’une limitation de la « liberté naturelle », autrement dit par défaut.Il est nécessaire de fixer des bornes, de tracer des limites à cette première liberté, et de considérer par conséquent que la liberté véritable est le fruit de l’échange et de la mutualité entre les individus, plutôt qu’une propriété solipsiste qui enferme l’individu sur lui-même.

2ème degré : l’appropriation de l’obligation par la liberté

A un degré plus élevé, il y a obligation au sens éthique de ce terme lorsqu’elle est voulue par la liberté elle-même ;Il y a en quelque sorte une appropriation et une approbation de l’obligation par la liberté.En ce sens, elle est l’inverse de la contrainte extérieure. La liberté civile dans le cadre du contrat social consiste à obéir par liberté aux lois qu’on s’est soi-même données. Nous choisissons les lois auxquelles on doit obéir. C’est le principe premier de la Modernité démocratique pour laquelle le seul principe de légitimité  d’une société repose sur l’autonomie. Nous pouvons rappeler ici ce qu’est ce principe de légitimité autonome dont parle Marcel Gauchet : contrairement à une société traditionnelle dont la justification repose sur le principe d’une puissance organisatrice supérieure et au-dessus d’elle d’origine divine (le « Très-Haut ») - principe qu’on appelle pour cela principe de légitimité hétéronome - , la société moderne trouve son principe de légitimité en son sein, à l’intérieur d’elle-même, et même en direction de ce qui constitue sa base : les individus originellement indépendants qui la constituent (principe de légitimité autonome). Eux-seuls sont donc légitimes pour élaborer les lois qui règlent leur rapport et la vie collective. Nous retrouvons l’idée rousseauiste : l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. C’est le paradoxe du contrat social et de la démocratie :la liberté est ainsi inséparable de l’obligation à laquelle on obéit librement.

3ème degré : L’obligation au sens éthique le plus élevé est à la source de la liberté

Un dernier degré fait référence à une liberté qui se caractérise par le niveau ou le degré éthique le plus élevé : l’obligation n’est pas seulement légitime quand elle est approuvée par la liberté, mais elle nous révèle le principe  même de la liberté : seul celui qui obéit par respect pour la loi morale, donc par devoir, est véritablement libre (Kant). Lorsque j’obéis à un instinct, à des inclinations naturelles, à des intérêts, à un besoin social etc. je ne suis pas autonome. Seule l’obligation pure dictée par un strict devoir rationnel –ce que Kant nomme un impératif catégorique -, est à la source de ma liberté. L’action morale est l’expression la plus parfaite de la liberté en acte, tout en étant strictement associée à l’obligation impérieuse de la loi morale. Dans une approche éthique très différente du kantisme, Lévinas expliquait que c’est la rencontre avec autrui qui met en question l’égoïsme de ma liberté[5]. Autrui par la médiation de son visage fait effraction dans le champ de ma liberté, il est celui qui m’oblige ou qui m’enjoint, celui devant lequel je dois répondre.

Cette mise au point philosophique sur la liberté est nécessaire pour que nous puissions poser correctement la question de son bon usage du point de vue pratique. Compte-tenu de la période marquée par la pandémie que nous venons de traverser, je me propose de « tester » cet usage lorsqu’elle est confrontée à ce genre de difficultés. L’ampleur des problèmes posés (par la pandémie), la clarté avec laquelle se pose dans cette situation les questions relatives à l’exercice de la liberté, et enfin notre implication individuelle et collective sur un tel sujet,  m’ont décidé à focaliser la réflexion sur cet exemple. D’autres auraient pu évidemment être retenus, et la discussion permettra sans doute d’en évoquer plusieurs… 

Rappelons les critiques parfois radicales exprimées sur le caractère liberticide de la plupart des mesures sanitaires qui ont été prises pendant deux ans : masque, confinement,mesures barrière, fermeture de magasins et de lieux de culture, vaccins obligatoires pour certaines professions, pass-vaccinal limitant drastiquement la vie sociale de ceux qui refusent le vaccin…. Nombre d’intellectuels (et non pas la plupart des intellectuels comme je l’ai lu sur Internet) ont prétendu que l’état de droit était menacé et que les mesures en question étaient le plus souvent « dictatoriales ». Certains dénoncent donc, en prétendant s’appuyer sur Michel Foucault, cette dimension « biopolitique » du pouvoir, son intrusion par rapport à nos vies privées et la gestion de nos corps et voient dans les mesures sanitaires l’expression d’un pouvoir qui exerce de façon coercitive une surveillance, une discipline, des sanctions illégitimes sur notre liberté d’aller et venir. Avec le recul qui est le nôtre, il m’apparaît comme salutaire d’examiner ces critiques à la lumière de ce qui précède concernant ces trois façons dont la liberté rencontre l’obligation… Reprenons donc chacun des points, mais partons totu d’abord de la définition précédente de la liberté…

1- Si être libre consiste à pouvoir décider de ce que l’on fait, nous pouvons parfaitement être libre en décidant de ne pas céder au premier mouvement de protestation ou de frustration contre de telles mesures restreignant les libertés individuelles, précisément parce que l’on prend en considération toutes les raisons pour lesquelles de telles mesures sont prises : protection sanitaire de la population, protection des plus vulnérables, ralentissement de la propagation du virus, soutien actif aux institutions sanitaires et personnels soignantsetc. Une fois pour toute, sortons-nous de l’esprit que la liberté se réduit seulement à l’absence de contrainte extérieure, comme si seule comptait la première impulsion, libre de toute entrave ! La liberté n’est surtout pas antinomique avec le principe de frustration et de limitation. Si elle ne dialogue pas avec ces principes et ses limites, elle n’est que pulsionnelle… La liberté humaine suppose cette réflexivité de la décision ou du choix, absente de la liberté animale.

2- Concernant le premier degré d’articulation entre obligation et liberté :

Les libertés sont plurielles, et notre liberté ne prend son sens que par rapport à l’existence d’autrui. En ce sens, être solidaire avec les autres en restreignant mes mouvements et en me vaccinant peut être perçu comme un acte de liberté et de responsabilité. Comment en effet penser la liberté sans la responsabilité qui va avec ? Sartre appelle cette liberté qui prétend ne pas être affectée par celle des autres la liberté du « salaud ». C’est celui qui affirme : « je suis ce que je suis. Je suis ainsi, et peu importe la situation». C’est celui qui n’assume pas les contraintes, et qui agit dans une forme d’isolement illusoire.Comment ne pas comprendre qu’une attitude solipsiste qui ne prend pas en compte cette dimension anthropologique et sociale de la vie en société correspond au niveau le plus bas de la liberté ?Le bien commun est évidemment en jeu dans la manière dont nous luttons collectivement ou non contre la pandémie. Et le gouvernement, quelle que soit sa couleur politique, ne peut être jugé sur cette question que par rapport à la détermination et à la justesse dans ce combat (cf. plus loin à ce sujet concernant les trois critères qui peuvent nous permettre de juger de la légitimité de telle ou telle mesure). L’instrumentalisation de la pandémie à des fins politiques d’appareil est en cela irresponsable et anti-citoyen (malheureusement, cela a été souvent la règle dans la plupart des partis politiques concurrents) ; la virulence des critiques a été disproportionnée dans un contexte où –nous le savons maintenant avec le recul temporel qui est le nôtre - les réponses apportées à la complexité des problèmes sanitaires ont été marquées avant tout par l’incertitude et les essais plus ou moins fructueux). D’une façon plus globale, l’importance des réactions négatives contre ces mesures au nom des libertés, mais aussi l’incroyable tendance à minimiser la gravité de l’évènement, sont l’expression dans nos démocraties de l’affaiblissement du lien social et des instances institutionnelles (représentant le collectif) au profit d’un individualisme roi. « Etre soi-même comme un roi », comme le dit bien le titre du dernier livre d’Elisabeth Roudinesco. Même le très libéral John Stuart Mill[6] est parfaitement conscient qu’il est nécessaire d’établir des limites et des bornes à l’exercice de la liberté. Seul un principe formel de limitation réciproque peut fonder cette liberté civile, et il faut par conséquent chercher un critère qui permet une extension maximale de la liberté individuelle, mais aussi un minimum de contrôle social : ce principe minimaliste sera la non-nuisance faite à autrui… La question de la nuisance faite à soi-même (alcool, drogue, suicide, prostitution pour certains) peut comporter des réponses différentes[7], mais le consensus est total quand il s’agir de protéger chacun des éventuels dommages commis par autrui à un tiers. Comment définir le dommage ou le risque de dommage, c’est précisément le travail de la loi, et des conceptions différentes –certaines incluant la notion d’offense dans certains cas, d’autres s’en défendant au contraire, car trop subjective et relative aux populations concernées – peuvent voir le jour… Plutôt que de considérer l’idée de « non-nuisance » comme un droit individuel, il est préférable de le comprendre comme un principe de mutualité où la liberté des uns doit s’articuler avec la liberté des autres.

3-Concernant le second degré d’articulation entre obligation et liberté :

L’exercice de ma liberté ne consiste pas seulement à être capable de limiter celle-ci en fonction d’autrui et des besoins sociaux et vitaux de la société dans laquelle je vis et dont je suis dépendant avec tous les autres. Autrement dit un exercice par défaut. Il consiste également de façon positive à considérer qu’un contrat social (celui qui fonde la République) me lie intimement à cette lutte collective contre le virus, et que je dois en démocratie m’approprier les obligations auxquelles nous sommes collectivement soumis.Puisqu’en démocratie la liberté consiste précisément à obéir aux lois qu’on s’est prescrit. Bien sûr, nous y reviendrons, les plus virulents « anti-vax » ou « anti-pass », contesteront l’existence même de cette dernière (la démocratie), et par conséquent aussi l’obligation du contrat social ; autrement dit, l’argument leur glisse dessus comme l’eau sur les plumes d’un canard, d’où la difficulté du débat, en l’absence d’un « monde commun ». Comment en effet parler ensemble (dire des choses différentes) au sujet de quelque chose, si nous ne sommes déjà pas d’accord sur ce dont on parle ? Ce qui est peut-être en jeu ici, au-delà des analyses plus ou moins critiques que l’on peut faire de nos régimes démocratiques ( et n’est-ce pas le propre de la démocratie de s’autocritiquer ?), c’est la reconnaissance ou la non reconnaissance du passage à la Modernité démocratique dans nos pays occidentaux, c’est-à-dire à un principe de légitimité de nos sociétés fondé désormais sur les droits, les intérêts et les actions des individus qui les composent. Nous pourrions peut-être ici formuler une hypothèse : lorsque nous parlons entre nous de ce que nous sommes en train de vivre en matière de pandémie et de vaccin dans nos pays, le sens de ce que nous pouvons échanger dépend beaucoup d’un accord au moins minimum sur la nature du monde dans lequel nous vivons, et qui va déterminer la possibilité ou non d’un monde commun…

4-Concernant le troisième degré d’articulation entre obligation et liberté

Nous pouvons ne pas adhérer philosophiquement à cette conception finalement kantienne de la liberté dans laquelle la véritable liberté se confond avec l’obéissance à une loi morale universelle qui s’impose paradoxalement à une volonté vraiment autonome, c’est-à-dire une volonté qui n’est pas captée par des intérêts ou des mobiles particuliers et intéressés… Cependant la valeur éthique d’un tel comportement désintéressé au nom de l’universalité de la loi morale (Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse devenir une loi universelle) peut difficilement être contestée. Dans un tout autre langage que celui de Kant, ne pourrions-nous pas parler également de « sens du public », celui-ci étant défini par contraste avec les perspectives particulières de l’individu privé ? Mais il est vrai qu’aujourd’hui « l’adhérence à soi-même » (Marcel Gauchet) propre à « la société des individus » rend difficile cette décentration de soi nécessaire pour parvenir à adopter le point de vue du collectif. Et pourtant, comment exercer sa liberté de citoyen sans ce considérer « un parmi d’autres », capable de cette décentration ? En réalité, « cet apprentissage à l’abstraction de soi qui créé le sens du public, de l’objectivité, de l’universalité, apprentissage qui vous permet de vous placer au point de vue du collectif, abstractions faites de vos implications immédiates » (Marcel Gauchet) est un enjeu important de la socialisation démocratique. Il faut bien reconnaître qu’aujourd’hui cet apprentissage du détachement est fondamentalement remis en cause… Il va de pair avec l’existence d’une responsabilité individuelle qui intériorise l’Etat de droit et accompagne, certes avec beaucoup de vigilance et sans naïveté, ses décisions.

En conclusion…

Une attitude raisonnable par rapport aux différents états d’exception que nous venons de connaître – qu’il s’agisse de la politique sanitaire contre le virus ou de la lutte contre le terrorisme suite aux tragiques évènements que nous avons vécus à partir de 2015, ne peut se « laver les mains » de cette nécessaire protection de la vie des citoyens. Ce qui va alors distinguer la dictature de l’état d’exception dans un Etat de droit est trois choses : la temporalité, la conditionnalité, la proportionnalité des mesures prises. Il est certes indispensable de pouvoir discuter et critiquer les politiques publiques à partir de ces trois critères. La vigilance est donc de rigueur, et aucune complaisance ne doit prévaloir… Mais nous pouvons résister à une forme de normalisation sanitaire sans tomber dans les outrances du rejet, souvent alimenté par des théories  complotistes. Nous sommes convaincus que notre présente argumentation  ne convaincra nullement ceux qui sont dans des systèmes d’interprétation bétonnés, reposant sur une vision délirante du monde qui nous entoure. Edgar Morin nous avait déjà alerté[8] : la tentation propre à l’idéologie de se clore sur elle-même et d’enfermer totalement le réel à son profit est toujours présente. Nous n’avons pas attendu les fameuses « théories du complot » pour constater depuis longtemps les dérèglements  doctrinaires de telle ou telle théorie, quand l’idéologie devient totalement insensible à l’expérience, aux faits, au réel… L’idéologie a la capacité de « s’immuniser » pour se protéger des évènements qui risquent de la faire exploser. Nous courons tous le risque à un moment ou à un autre, à partir du moment où nous traduisons le monde en idées, que notre vision s’interpose entre nous et le monde, et donne tort au réel quand il ne va pas dans le sens souhaité.  Système clos de nature sectaire capable de ne retenir que ce qui vient l’alimenter et le renforcer. Comme cela a déjà été relevé, une des raisons essentielles qui explique la grande difficulté et même l’impossibilité (souvent) de débattre avec des personnes défendant ce genre de thèse  est l’absence d’accord sur ce dont on parle. La possibilité de se parler repose en effet, comme nous l’avons montré dans notre précédent texte sur l’humanisme et le langage, sur le fait que tout en disant des choses différentes sur une autre chose (l’objet de notre propos), nous sommes supposés parler DE la même chose. Autrement dit, il y a un accord implicite sur ce dont on parle, le monde intersubjectif et extérieur à nous, objectif, commun à tous. C’est précisément ce monde commun qui devient problématique aujourd’hui, en particulier lorsque nous sommes confrontés aux propos conspirationnistes… Permettez-moi ici de relater un témoignage personnel à ce sujet : je voudrais ici évoquer ce qu’a fini par me dévoiler une personne défendant de tels propos concernant la pandémie et le vaccin[9], et avec qui j’essayais de discuter. Sans doute mise en confiance par l’effort qui était le mien en faveur d’une écoute la plus attentive possible, il finit par me dévoiler sa vision du monde : en réalité, le monde dans lequel nous croyons être, que nous sentons, percevons, dont nous faisons l’expérience, est un monde entièrement illusoire, en « trompe-l’œil » : c’est la « matrice » du film célèbre « Matrix ». Pour ceux qui ne connaîtraient pas ce film, il dépeint un futur dystopique dans lequel la réalité perçue par la plupart des humains est une simulation virtuelle appelée « La Matrice » et créée par des machines douées d'intelligence, afin d'asservir les êtres humains, à leur insu, et de se servir de la chaleur et de l'activité électrique de leur corps comme source d'énergie. Le programmeur informatique Neo apprend cette vérité et commence une rébellion. Nous sommes plongés avec ce film dans la problématique philosophique classique du doute métaphysique  cartésien, repris par Putman sous forme d’une expérience de pensée : supposons que nous sommes en vérité des cerveaux dans une cuve remplie de liquide nutritif reliée à un super-ordinateur (c’est quasiment la représentation proposée dans le film !) : nous n’avons aucun moyen de savoir si nous ne sommes pas réellement dans cette situation maintenant ! Selon de tels scénarios, il n’y a aucune différence entre être éveillé et être endormi, être là ou n’y être pas, être un cerveau dans une cuve ou non… Je ne peux pas savoir non plus si ce scénario est faux… C’est le paradoxe redoutable et imparable des sceptiques authentiques : je ne peux rien savoir relativement à une quelconque proposition concernant le monde. Revenons à notre propos : comment faire pour discuter avec quelqu’un qui est convaincu que notre expérience du monde n’est qu’une illusion et que nous sommes ainsi victime de la suprême manipulation (car lui, contrairement aux sceptiques, « sait » que « la Matrice » existe…), celle qui consiste à nous faire croire que nous existons dans ce monde ? Bien sûr, cette vision ultra-paranoïaque est ce qui se fait de mieux dans le genre, et nous sommes donc en présence d’un cas extrême. Mais au fond, l’essentiel est là : comme on le dit vulgairement, mais cette fois-ci dans un sens fort et littéral, comment discuter lorsque « nous sommes sur deux planètes différentes » ? Le monde commun, auquel je faisais référence comme support incontournable de toute possibilité de dialogue entre nous, fait ici défaut. Les conséquences d’un tel risque de fragmentation du monde selon les perceptions privées de telle ou telle secte cognitive sont considérables... et devront faire l’objet d’un développement futur… Ce sera en particulier le thème de la post-vérité qui sera abordé en janvier par notre conférencière Myriam Revault d’Allonnes, et par votre serviteur lors d’une conférence à la MJC de Narbonne le 25 novembre, sur l’émergence d’une possible ère de la post-vérité…

 

[1] Les facteurs extrinsèques (causes « procatarctiques »), c’est-à-dire toutes les circonstances et évènements extérieures qui affectent l’homme. C’est le donné fatal de l’existence auquel nous avons l’obligation de nous résigner. Dans un langage plus contemporain, cette chaîne ou ce nœud de causes qui nous déterminent recouvrent ce que nous pourrions appeler le contexte ou le tissu dans lesquels nous sommes pris. Cependant, des individus différents vont réagir différemment aux mêmes évènements, à partir des seuls jugements et assentiments qu’ils portent sur les évènements qui les affectent. L’action relève de ce second type de cause, ou cause principale, dont l’acteur est responsable

[2]Ricoeur, article « liberté » dans le dictionnaire philosophique de l’Encyclopédie Universalis

[3] Au sens d’une liberté qui se limite d’elle-même

[4] Les chemins de la philosophie, juin 2022

[5] « Totalité et Infini »

[6] Lire « De la liberté »

[7] Cf. par exemple comment, pour RuwenOgien, il est illégitime et paternaliste de vouloir s’immiscer juridiquement dans ce qui ne regarde que la personne concernée

[8] « Pour sortir du XXème siècle »

[9] J’ai déjà eu l’occasion de passer « au peigne fin » ce genre de propos : analyse de deux vidéos conspirationnistes, in l’article « La nature du poison » de mai 2020. A lire sur le blog « cafephilosophia.fr »