"L'homme est-il un animal comme les autres ?"
le vendredi 14 avril 2023 à 16h30 au Chapitau Hérault Culture Scène de Bayssan.
Le sujet :
« Lhomme est-il un animal comme les autres ?"
Sujet en lien avec le spectacle "Voyage musical de Darwin."
Présentation du sujet :
« L’HOMME EST-IL UN ANIMAL COMME LES AUTRES ? »
La question « Qu’est-ce que l’homme ? » est une des quatre grandes questions de la philosophie selon Kant. De l’Antiquité aux neurosciences contemporaines, les réponses ont constamment variées. Aujourd’hui la grande majorité des recherches scientifiques marquées par la prédominance des sciences du vivant part du postulat que les phénomènes humains sont des phénomènes naturels qui doivent être étudiés à la lumière de la théorie de l’évolution darwinienne comme produits d’une adaptation aux contraintes environnementales dans lesquelles l’être humain s’est développé au pléistocène. Nous pourrions appeler ce nouveau paradigme celui de « l’homme neuronal » (Jean Pierre Changeux). Ainsi, nous partons de l’idée que « l’homme est un animal comme les autres », et il faut bien reconnaître que cette thèse s’est avérée féconde en termes de nouvelles perspectives ouvertes. Elle s’exporte d’ailleurs au-delà des sciences naturelles pour diffuser dans les médias « mainstream », nous laissant volontiers présupposer que l’humanité se définit par ses gènes… Si l’homme est un animal comme les autres, alors l’animal lui-même peut sans doute aussi être considéré comme un homme dans le sens d’une personne jouissant des mêmes droits : n’est-ce pas ce que l’on appelle « l’animalisme » ?
Voilà donc un paradigme fort, lui-même enraciné dans la culture scientifique du darwinisme. Il reste discutable… Un seul « signe » peut nous faire douter ou du moins nous interroger : si la science a raison de penser que « l’homme est un animal comme les autres », alors c’est la preuve que « nous ne sommes pas des animaux comme les autres » puisque nous sommes les seuls être vivants capables de science ! De la même façon, si nous avons des devoirs vis-à-vis des autres animaux, c’est que « nous ne sommes pas des animaux comme les autres », puisque nous sommes les seuls êtres vivants capables d’agir selon des normes, voire au nom de valeurs universelles…
La discussion est donc ouverte : en quel sens cette affirmation reste légitiment soutenable ? En quel sens peut-on affirmer au contraire que l’homme est irréductiblement spécifique par rapport à l’animal ? Quel est au juste « l’être » de l’homme ?
Daniel Mercier
Ecrit Philo
« Lhomme est-il un animal comme les autres ?"
Introduction
La question « qu’est-ce que l’homme ? » est une des quatre grandes questions de la philosophie selon Kant. De l’Antiquité aux neurosciences contemporaines, les réponses ont constamment variées. Aujourd’hui la grande majorité des recherches scientifiques marquées par la prédominance des sciences du vivant part du postulat que les phénomènes humains sont des phénomènes naturels qui doivent être étudiés à la lumière de la théorie de l’évolution darwinienne comme produits d’une adaptation aux contraintes environnementales dans lesquelles l’être humain s’est développé au pléistocène. Nous pourrions appeler ce nouveau paradigme celui de « l’homme neuronal » (Jean Pierre Changeux). Ainsi, nous partons de l’idée que « l’homme est un animal comme les autres », et il faut bien reconnaître que cette thèse s’est avérée féconde en termes de nouvelles perspectives ouvertes. Elle s’exporte d’ailleurs au-delà des sciences naturelles pour diffuser dans les médias « mainstream », nous laissant volontiers présupposer que l’humanité se définit par ses gènes… Si l’homme est un animal comme les autres, alors l’animal lui-même peut sans doute aussi être considéré comme un homme dans le sens d’une personne jouissant des mêmes droits : n’est-ce pas ce que l’on appelle « l’animalisme » ?
Voilà donc un paradigme fort, lui-même enraciné dans la culture scientifique du darwinisme. Il s’oppose catégoriquement à celui qui l’a précédé : l’ancien paradigme, prévalent à la fin du siècle précédent, était hérité des sciences humaines ; régi par l’opposition nature/culture, il défendait l’idée d’une altérité et d’une autonomie de la psyché humaine par rapport à l’organisme, et revendiquait un « être de culture » propre à l’individu humain[1].
Mais ce paradigme reste discutable… Un seul « signe » peut nous faire douter ou du moins nous interroger : si la science a raison de penser que « l’homme est un animal comme les autres », alors c’est la preuve que « nous ne sommes pas des animaux comme les autres » puisque nous sommes les seuls être vivants capables de science ! De la même façon, si nous avons des devoirs vis-à-vis des autres animaux, c’est que « nous ne sommes pas des animaux comme les autres », puisque nous sommes les seuls êtres vivants capables d’agir selon des normes, voire au nom de valeurs universelles… Cette contradiction nous montre qu’un postulat n’est pas raison : c’est une chose de partir de ce premier principe pour en tirer toutes les conséquences nécessaires en terme de connaissances, autre chose de penser que ces connaissance acquises –certes très intéressantes relativement à la connaissance biologique de l’être humain - établissent en retour la validité de ce postulat premier. La discussion est donc ouverte : en quel sens cette affirmation reste légitiment soutenable ? En quel sens peut-on affirmer au contraire que l’homme est irréductiblement spécifique par rapport à l’animal ? Quel est au juste « l’être » de l’homme ?
Ni « exception humaine », ni « animal comme un autre » ?
Une thèse qui permet d’éviter l’idéalisme du dualisme corps/esprit. Sans doute pas d’exception humaine, mais une complexité qui s’inscrit dans la grande histoire de l’évolution
Trois blessures narcissiques…
Freud nous rappelle au début du XXème siècle que la dimension prométhéenne de l’être humain, son orgueil et son sentiment de puissance sans limites, ont subis trois blessures narcissiques : la première avec Copernic, c’est la réfutation du géocentrisme (non, la Terre n’est pas le centre du monde !) ; la seconde est l’évolutionnisme darwinien qui remet l’espèce humaine à sa juste place dans la nature et l’évolution des espèces ; la troisième étant du fait de Freud lui-même, la découverte de l’inconscient qui ruine les prétentions de la conscience à être « maîtresse au logis ». C’est bien sûr la seconde « blessure » qui nous intéresse ici… Nous ne pouvons pas nier en effet qu’en tant qu’être vivant nous partageons un certain nombre de points commun avec tous les êtres vivants, de même qu’en tant que mammifères supérieurs nous partageons également quelque chose d’important avec les animaux de cette catégorie.
Une rupture radicale entre l’ordre animal et l’ordre humain ?
Cette filiation animale, qui fait de l’homme le dernier maillon d’une lente évolution des espèces, nous éloigne en effet d’une certaine conception de « l’exception humaine » qui semble avoir longtemps prévalue : cette thèse pose une distinction ontologique (concernant l’être) radicaleentre l’ordre animal et l’ordre humain. Le premier serait de l’ordre de la nature, le second de l’ordre de la culture, être « anti naturel » ou « hors nature » (cf. par exemple Luc Ferry) se distinguant précisément par ses capacités d’arrachement à cette même nature. Cette question concerne ce qu’en philosophie on nomme l’essence (de l’être humain) : essence naturaliste et donc matérialiste (au sens philosophique du primat de la matière) avec l’évolutionnisme, essence plutôt spirituelle avec les philosophies idéalistes, dont Descartes peut sans doute représenter le prototype avec ses deux substances séparées et distinctes, l’étendue et la pensée[2]. Ce dualisme du corps et de l’esprit prend souvent sa source dans la référence à une transcendance qui in fine renvoie à l’origine divine de l’homme –l’homme créature de dieu et créé à son image.
Plutôt un « être naturel transformé »…
Nous voyons bien ici quelle est l’origine de cette distinction radicale qui pose une altérité absolue entre l’animal et l’homme…. Dans une perspective laïque, il paraît difficile de nier les « bases naturelles » de l’être humain, même si nous soulignerons plus loin les questions difficiles que cette hypothèse soulève à son tour. Si nous refusons en effet l’appel à une transcendance, nous refuserons également une opposition tranchée entre nature et culture, et considérerons l’être humain comme « un être naturel transformé », les lois de l’évolution ayant ainsi sélectionné un certain nombre de comportements « parce qu’ils augmentaient l’adéquation adaptative des individus, et donc les chances de survie du groupe ». Encore une fois, notre origine commune avec les animaux ne semblent pas faire de doute… Cependant un certain nombre d’arguments ou de problèmes évoqués par les tenants de l’exception humaine doivent légitimement retenir notre attention, et nous empêcher de souscrire à une pensée qui pourrait alors être taxée de « réductionniste ». Examinons-les.
« L’animal fait un avec la nature, l’homme fait deux » ?
Luc Ferry, s’appuyant sur le roman « Les Animaux dénaturés » de Vercors, reconnaît le maillon manquant ou la différence spécifique entre l’animal et l’homme dans l’enterrement des morts ; cette cérémonie témoignerait d’une interrogation métaphysique traduisant une distance par rapport à la nature ; comme le dit un des personnages du roman (la femme du juge pour qui l’enterrement des morts est bien le critère décisif de l’humanité) : « Pour s’interroger, il faut être deux : celui qui interroge, celui qu’on interroge. Confondu avec la nature, l’animal ne peut l’interroger. Voilà, il me semble, le point que nous cherchons. L’animal fait un avec la nature. L’homme fait deux. ». Autrement dit, ce dont il est question ici, et c’est le véritable objet de notre discussion ce soir, c’est la rupture que l’ordre humain inaugurerait par rapport à la nature (et donc le monde animal), au sens où il serait dans l’essence de l’être humain de prendre cette distance vis-à-vis d’elle, de pouvoir en quelque sorte « en sortir », s’arracher à ses déterminations naturelles, et faire ainsi « deux » avec elle. Cet acte est un acte de liberté, et Luc Ferry, après Kant et Rousseau, fait de cet acte d’arrachement au code de la nature et de la tradition ce qui fonde ontologiquement l’être humain et son « historicité ». Il y aurait donc en l’homme « une dimension de transcendance, de liberté, de divin ou de sacré (peu importe les termes qu’on utilise), mais quelque chose en tout cas qui échappe radicalement à la nature »… « Il faut parier sur l’humanisme de l’homme-Dieu ».La morale particulièrement, c’est-à-dire l’expérience du bien et du mal, est spécifiquement humaine et inséparable de la liberté : il n’y a ni méchant ni démoniaque dans la nature, pas plus de vices que de vertus ; seul l’homme par sa liberté peut choisir « pour le meilleur ou pour le pire ».
Faut-il sacraliser la Nature ?
Cet argument peut être considéré à bon droit comme une objection légitime contre une forme de naturocentrisme qui, à défaut d’une transcendance divine (théocentrisme), reconduirait une transcendance d’une autre nature, précisément celle de « la Nature », sous les divers aspects de « la planète », « l’animal », « la vie » : c’est désormais la Nature qui devient, sur un plan théorique, LE principe premier, et sur un plan pratique la valeur absolue d’où découlent toutes les autres, ce qui doit valoir absolument (en termes de droits). Une contradiction semble habiter cette conception : nous sommes certes des parties de la nature, et donc à ce titre dépendants d’elle, mais nous sommes aussi ceux qui évaluent la nature, ceux pour qui la nature a de la valeur, et sans qui la valeur elle-même perd son sens… La nature ne peut donc tenir sa valeur que de nous autres les êtres humains, ce qui ne diminue en rien nos obligations vis-à-vis d’elle. Le risque est de substituer à l’ancien anthropocentrisme consacrant la domination sans partage des humains sur les non humains une conception éco-centrée ou naturaliste qui « égalise » radicalement toutes les entités naturelles, ce qui ne va pas sans poser de difficiles questions : que signifie par exemple dans la nature l’égalité de droit entre un prédateur et sa proie ? Les droits de la puce sont-ils compatibles avec ceux du chien à ne pas être importuné par elle ? Peut-on porter atteinte aux droits de certains peuples chasseurs pour sauvegarder les droits de certains animaux[3] ? etc. Sans parler des contradictions inhérentes à l’animalisme : supprimer toute forme d’exploitation des animaux par l’homme conduit par exemple à l’euthanasie de tous les animaux domestiques ou d’élevage…. On voit bien intuitivement à partir de ces exemples à quel point la formule « l’homme, un animal comme un autre » peut être sujette à caution…
Rendre compte à la fois de la continuité et de la discontinuité animal/homme
Pour résoudre ces difficultés, il faut pouvoir rendre compte à la fois de la continuité et de la discontinuité entre l’animal et l’homme, en essayant de dépasser les oppositions binaires entre nature et culture. Quand Sponville parle à propos de l’homme d’un être « dénaturé », la transformation supposée par cette expression peut nous mettre sur la voie… Nous ferons ici référence à deux tentatives qui ont le mérite de s’inscrire dans une telle démarche.
La première est la réponse des héritiers du darwinisme lui-même[4] qui, pour rendre compte de cette continuité/discontinuité, élaborent la théorie de « l’effet réversif » ou effet de rupture : la culture introduirait une discontinuité historique sur fond de continuité ontologique. « La culture est bien un produit de la nature (envisagée évolutivement), mais qui nie la nature dans ses formes de fonctionnement antérieurs : elle est une anti-nature produite par la nature elle-même »[5]. Comme le dit aussi Comte Sponville, l’homme n’est pas hors nature, il est un être naturel capable de se transformer lui-même à travers le travail[6]. La « rupture » ici n’est pas transcendante, ne relève pas d’un dualisme métaphysique ou mystérieux, puisque « cette dualité est une production immanente de l’un des deux termes par l’autre et dans un équilibre sans cesse mouvant qui se déplace au profit de la culture puisque celle-ci, par son développement même, affirme de plus en plus le primat des modalités culturelles de vie sur les modalités naturelles. »[7]. La liberté elle-même doit être comprise dans cette perspective commeun effet de l’évolution pensé comme avantage sélectif.
La « pensée complexe » d’Edgar Morin, comme nouveau paradigme de la pensée, peut également contribuer à nous sortir d’une alternative (« homme » ou « animal » sur le mode ou bien/ou bien) stérilisante : « l’homo sapiens (n’est pas surgi) de la cuisse de Jupiter avec la raison, le langage, et la technique prêt à fonctionner ». Il faut au contraire « reconstituer le roman de l’hominisation en essayant de rendre compte au mieux de la complexité du réel ». [8]. Pour se faire, une pensée en conjonction doit remplacer la pensée disjonctive : le cloisonnement disciplinaire lui-même – l’anthropologie culturelle, la sociologie, la psychanalyse d’un côté ; les sciences biologiques et neurobiologiques, l’éthologie, de l’autre côté – plaide pour une telle fragmentation et dichotomie, même si celles-ci sont nécessaires pour être scientifique (en délimitant leur objet). Dans la réalité, l’homme n’est ni un chimpanzé ni un « pur esprit ». Cette pensée de la complexité (de l’humanité) va s’articuler autour de trois trinités inséparables[9], selon des relations à la fois complémentaires et antagonistes provoquant des effets de récursion ( c’est lorsque, dans un système, ce qui est produit va agir en retour sur ce qui le produit : ainsi, la culture naît au cours d’un processus naturel mais elle va s’autonomiser et permettre le développement de l’humanité en « refoulant, favorisant, stimulant, surdéterminant l’expression des aptitudes individuelles »)….Nous observerons cependant une faiblesse propre à cette approche : à force de vouloir embrasser la complexité du réel, la pensée complexe ne parvient pas toujours à être « claire et distincte », et peut parfois s’approcher elle-même du désordre qu’elle est censée ordonner. L’essentiel est qu’elle semble bien s’inscrire dans la continuité de la pensée évolutionniste…
A la recherche du critère décisif…
Aujourd’hui, c’est la règle de considérer l’être humain dans la continuité de l’animal et de le resituer dans l’évolution des espèces. Nous avons vu à quelles conditions cela était légitime, mais aussi quelles étaient les limites de ce postulat. On peut énumérer mille différences pour distinguer l’homme de l’animal : ils portent souvent une montre, s’habillent, conduisent des voitures, font cuire leurs aliments etc. etc. ! Bien sûr cela nous dit quelque chose sur les différences, mais ne nous permet pas de dégager un ou plusieurs critères décisifs qui permettraient de soutenir une distinction de nature. Comment peut-on procéder, en s’appuyant sur des savoirs positifs ? Autrement dit, y-a-t-il un bon critère qui serait décisif pour soutenir l’idée d’une distinction de nature entre l’homme et l’animal ? Un certain nombre de traits distinctifs ont été (ou sont) habituellement avancés à ce sujet, sans permettre d’établir vraiment une telle distinction ! Passons-les rapidement en revue.
Le critère de la sensibilité ?
L’ancienne théorie des animaux machines (Descartes), comparant les animaux à de simples automates, leur déniait toute sensibilité. Nous savons bien entendu aujourd’hui qu’il n’en est rien, et qu’en particulier les animaux sont des êtres sensibles qui connaissent émotions et souffrances. Cette reconnaissance est d’ailleurs à l’origine de lois qui punissent les sévices commis sur eux.
Le critère de l’intelligence ?
On sait aujourd’hui que l’intelligence et la sensibilité se développent de concert chez les mammifères supérieurs. L’éthologie montre à l’aide de nombreuses expériences que beaucoup d’animaux doivent apprendre beaucoup de choses en milieu naturel et ne sont pas seulement programmés par l’instinct. L’expérience des animaux domestiques montrent également à quel point ils sont capables d’apprentissages. L’intelligence n’est donc par le « propre » de l’être humain…
La culture et la technique ?
Elles ont été longtemps considérées comme une frontière infranchissable entre l’homme et l’animal. Nous savons maintenant que cette frontière est relative. Des primatologues ont multiplié les recherches ces dernières années et mis en relief des faits troublants : il y aurait une certaine variété des « cultures » (il serait sans doute plus juste de parler de « protoculture ») chez les chimpanzés suivant leur localisation (par exemple, en ce qui concerne les techniques de cassage des noix). Par ailleurs, ils s’avèrent capable de transmettre un nouvel apprentissage (par exemple le lavage des patates douces par les canaques) à un autre groupe par l’intermédiaire d’un seul individu ; donc des savoir-faire peuvent être transmis de génération à génération…Cependant, le critère de la culture apparaît pertinent : les « protocultures » animales n’ont pas grand-chose de commun avec l’univers de normes, de règles et de symboles qui définissent l’univers humain. Mais cette référence aux cultures, dans leurs infinies variations, est trop vague et ne peux tenir lieu de propriété essentielle…
La conscience ?
Là encore ce critère n’est pas vraiment décisif. Un premier niveau de conscience diffus, en termes de ressentis, de sensations, de douleur (cette question est bien sur reliée à celle de la sensibilité) semble bien présent chez beaucoup d’animaux… Mais aussi une « conscience intentionnelle », définie par des représentations mentales associées à un but (reproduction, prédation, alimentation) qui s’imposent à lui comme des données brutes[10]. Là encore nous pouvons observer, pour pondérer ce qui est dit, que la conscience réflexive ou la conscience de soi restent l’apanage de l’être humain (nous y reviendrons), même si un doute subsiste dans la mesure où la reconnaissance de sa propre image dans le miroir semble être présente chez certains animaux…
Le langage ?
Si nous nous en tenons aux nombreuses expériences conduites sur ce terrain[11], la frontière entre l’homme et l’animal en ce qui concerne le langage est là encore beaucoup moins claire que nous aurions pu le penser, du moins à première vue. : les chimpanzés peuvent manipuler correctement plus de 200 signes abstraits et former, avec, des mini-phrases. Certes, ils ne parviennent pas à former des phrases grammaticalement correctes ; leurs dialogues se résument à des constats ou demandes élémentaires ; et ils ne parviennent pas non plus à manipuler des concepts abstraits. Nous reviendrons sur le langage qui est selon nous le vrai point de bascule entre l’animal et l’homme, mais contentons-nous pour l’instant de constater que la ligne de démarcation auparavant établie n’est plus aussi claire…
Ce qui précède nous conduit, sans minimiser les différences considérables entre l’homme et l’animal, à relativiser celles-ci, en montrant que les frontières sont floues, et en questionnant les oppositions habituelles telles que nature/culture, inné/acquis, instinct/intelligence…etc.
Certaines compétences humaines sont pourtant propres à l’être humain…
Pourtant, même si la thèse de l’exception humaine apparaît comme excessivement anthropocentriste et en contradiction avec les précédentes données, nous avons le sentiment profond, étayée sur des observations, qu’il y a des performances singulières caractéristiques de l’être humain : la capacité à faire semblant, à nous représenter le passé, le présent et l’avenir, à voyager dans le temps, à infléchir notre conduite en fonction de ce que nous pensons que les autres pensent (ce que les sciences cognitives appellent « la théorie de l’esprit »). Ces performances plaident pour la discontinuité plutôt que pour la continuité… Nous pourrions en ajouter d’autres : l’homme est aussi l’animal qui modèle des outils de pierre, qui fabrique des images, qui raconte des histoires, qui rend un culte aux défunts…etc. Mais il ne suffit pas de faire l’inventaire de propriétés pour définir l’être humain, il faut trouver la propriété essentielle derrière laquelle nous pouvons mettre en ordre les autres, celle qui explique les autres, le critère décisif…
Les animaux ne parlent pas. Une disposition anthropologique au langage
L’homme est un animal
Nous voyons bien à ce point de la réflexion que l’enjeu philosophique principal est maintenant celui de l’être de l’homme. C’est précisément le sens des travaux de Francis Wolff à la suite d’Aristote. Il faut rappeler avant toute chose que l’homme est évidemment un animal : il est tout d’abord un vivant, un être qui se protège, se défend, qui vise à produire sans cesse de l’être en se nourrissant pour recréer sa propre substance, et en se reproduisant par la procréation. Il est un animal machine, caractérisé par l’arc stimuli/informations (input) → réactions (output). Son but (son « bien ») est de s’adapter correctement et ne pas souffrir. Mais il est aussi un animal sensible et conscient, c’est-à-dire qu’il possède un premier niveau de conscience en termes de ressentis et de sensations agréables ou douloureuses ; il connaît également à l’intérieur de son organisme, entre les stimuli et leurs réponses, des affections et des appétences. Enfin, il est doué d’une conscience intentionnelle (comme cela a déjà été évoqué) qui oriente son action vers un but en fonction de croyances-représentations mentales qui s’imposent à lui comme des données, telles que ici-source-de-nourriture, là-un-prédateur, là-bas-une-femelle-en-chaleur… C’est le désir ici et sa satisfaction qui représente le bien propre de l’animal humain. Jusque-là l’appartenance au règne animal est totale.
L’homme, un animal parlant (un être de langage)
Le langage humain va être le point de bascule décisif, marquer le passage de l’animal à l’homme ; être le critère déterminant permettant d’identifier vraiment la spécificité de l’être humain. En effet, malgré ce que pourrait nous laisser croire, dans une première approche superficielle, les travaux déjà cités sur le « langage » animal , l’exercice du langage chez les humains est sans commune mesure avec celui des animaux : 1) il n’est pas étroitement limité à une situation présente relative aux fonctions biologiques (alimentation, reproduction, protection face aux prédateurs), mais au contraire nous pouvons parler de quoi que ce soit dans le monde, de choses absentes, imaginaires, abstraites. 2) On peut certes provoquer une action par nos ordres ou nos demandes ; mais surtout on peut répondre avec d’autres phrases, converser, dialoguer, consentir, argumenter, nier, affirmer, interroger, supposer…etc. 3) Nous disposons avec le langage d’une puissance indéfinie, nous pouvons générer une infinité d’énoncés à partir de la syntaxe universelle du langage, et non quelques signaux comme les animaux. 4) L’existence de la négation, le pouvoir d’affirmer ou de nier, ne peut se comprendre que par rapport à la question du vrai et du faux. Aucune intelligence animale ne peut en faire usage.
Le langage humain nous donne accès à ce que Francis Wolff nomme des animaux dialogiques, inséparable de ce que l’on peut appeler un monde humain, défini comme un ordre total et commun. Etre dialogique, c’est-à-dire non pas seulement rationnel, doué d’une raison monologique qui pourrait l’apparenter à une machine (souvenons-nous qu’aujourd’hui les meilleurs joueurs d’échec sont battus par des ordinateurs), non pas un animal plus une raison qui viendrait s’ajouter de l’extérieur. Pas plus non plus un corps plus une âme (pensée à la manière de Descartes comme une activité spirituelle autonome), mais une manière humaine d’être un animal, donc de vivre. Cette rationalité dialogique, très proche de la notion grecque de logos qui allie organiquement le langage et la raison, peut à bon droit être considérée comme une conséquence naturelle de la sélection adaptative à son environnement : ce mode de langage s’est progressivement imposé comme avantage adaptatif décisif par rapport aux autres espèces. La pensée est en réalité du langage intériorisé : penser, c’est se parler comme à un autre. Comme le disait Platon, c’est ce dialogue intérieur de l’âme avec elle-même. Cette dimension dialogique est constitutive de la pensée humaine : la faculté de dialogue, de commerce avec autrui n’est pas quelque chose qui s’ajoute à la pensée (qui serait dès lors déjà formée), mais s’avère inséparable d’elle, de sa constitution même. C’est la signification profonde du concept de « raison dialogique » : la pensée et le dialogue ne font qu’un, et sont inséparables de nos pratiques langagières. Qu’est-ce que parler en effet ?
Relation d’interlocution
Je te dis que Q↔Je te dis que R
↓ Relation d’objectivité
A propos de la même chose P
Etre soi, c’est pouvoir dire « je » et « tu ». Parler, c’est parler à quelqu’un, autrement dit, dire à quelqu’un quelque chose à propos d’autre chose. Parler à quelqu’un de quelque chose qui est censé être la même chose pour les deux interlocuteurs. Nous ne disons pas la même chose, mais à propos de quelque choses qui est censé être la même chose. Lorsque je dis que P est Q, et que tu me réponds que P est R, nous sommes en présence de la structure prédicative du langage (Q et R sont les prédicats de P). La relation d’objectivité indique que ce dialogue a lieu à propos de quelque chose de commun à nous deux (ce dont on parle). Cette configuration est également inséparable d’un « je » qui s’adresse à un « tu » et réciproquement, ce que l’on peut appeler une relation d’interlocution. Nous pouvons rapprocher ce triangle du langage de ce que l’on appelle l’attention conjointe ou partagée, où dès la petite enfance des petits d’homme partagent la même attention sur le même objet, constituant par là-même un monde d’objets hors d’eux et un monde commun entre eux. C’est en quelque sorte la « scène primitive de l’humanité ».
L’usage qui relève de cette raison dialogique est égalitaire et implique la réciprocité. Le langage humain peut certes être réduit à des relations unilatérales (commandement, demandes, transmissions), mais il se rapproche alors d’un code animal (ce qui n’exclut pas une forme de raffinement bien plus grand que chez les bêtes). L’usage le plus pur et légitime de ce langage est celui de l’argumentation : le seul qui suppose un usage symétrique de la parole. Ce que j’affirme, un autre peut le nier, d’où le besoin d’argumenter. Et si j’accorde un prix à l’approbation de mon interlocuteur, c’est parce que je lui reconnais le pouvoir de me désapprouver. On quitte les relations asymétriques (de violence, d’autorité, ou même d’emprise) pour accéder au pour et au contre, au oui et au non, au « je » et au « tu » : la discussion est alors possible. C’est en ce sens que cette structure langagière propre à l’être humain est le fondement d’une éthique qui fait de l’humanité non seulement une espèce, Homo Sapiens, mais aussi une communauté morale d’obligations réciproques posant à priori l’égalité morale de ses membres. La « règle d’or » qui semble exister quels que soient les contextes historiques et culturels, sous sa forme positive et négative[12], et qui s’appuie la plupart du temps sur des fondements transcendants – Dieu ou la référence à un quelconque sacré -, trouve ici un fondement immanent, l’humanité comme communauté morale. Toute prédatrice qu’elle est, elle est aussi (par exemple) la seule espèce écologiste. Cela n’aurait pas de sens de qualifier d’écologiste une autre espèce animale ! Elle est la seule à pouvoir se préoccuper des intérêts et des droits des autres espèces…. D’où la légitimité d’une défense de l’éthique humaniste, dont les valeurs reposent sur la seul humanité de l’homme comme valeur absolue. Pour mieux comprendre l’élaboration d’une telle éthique, il est nécessaire de parcourir les différents niveaux de réflexivité auxquels accède l’être humain en tant qu’être parlant.
Langage et réflexivité
Nous avons identifié un premier niveau de conscience chez l’animal humain : sensations, douleurs, mais aussi représentations ou croyances mentales qui s’imposent à l’individu lorsqu’il se trouve en situation. Mais l’avènement du langage humain fait entrer l’humanité dans la dimension réflexive à des degrés divers. A un premier niveau, il s’agit d’un premier repli de la pensée sur elle-même sur le mode de « je crois que » sur le plan théorique : jugement porté sur les premières croyances ; sur le plan pratique, sur le mode de « je désire désirer », approbation ou désapprobation de second degré qui définit la liberté (je décide de faire ce que je fais). A un second niveau, « je crois que…parce que » qui correspond au besoin de justifier, de donner des raisons dans le cadre d’un dialogue réel ou imaginaire ; sur le plan pratique, il s’agit aussi de justifier pour autrui et soi-même ce que je fais (degré plus élevé de liberté) : « ce que je veux, il est bien de le vouloir ». Enfin un troisième niveau de conscience nous fait accéder à la science d’une part et à l’éthique d’autre part, l’une comme l’autre étant bien sûr une spécificité humaine. La première étant une quête sans fin de savoirs objectifs (idéal d’une vision du monde de nulle part), qui suppose la production d’énoncés selon une procédure universellement partageable ; la seconde pourrait être définie comme le monde vu de toutes parts par tout sujet possible. Selon Francis Wolff, une éthique universaliste de l’égalité et de la réciprocité peut être fondée sans s’appuyer sur une quelconque norme transcendante, et serait le fruit d’une élaboration rationnelle entre des êtres humains parlants et entrant en dialogue les uns avec les autres. Francis Wolff développe à ce sujet une argumentation qui doit beaucoup à l’expérience de pensée du « voile d’ignorance » de John Rawls[13]. Simplifions à l’extrême : imaginons que nous ignorons notre situation personnelle (âge, naissance, sexe, milieu social, talents, santé…etc.), et que nous nous réunissons pour décider de la manière dont nous devons organiser notre vie collective : nos discutants « dialogiques » s’entendraient sur une éthique de l’égalité et de la réciprocité (nous sommes égaux (pas de discrimination entre nous), nous nous engageons à ne pas agresser les autres (à condition que les autres en face autant), chacun doit être assisté en cas de difficulté structurelle ou passagère. Cette éthique de la réciprocité est la seule en effet à pouvoir réunir et condenser les deux sens du bien : le bien pour moi (ce qui me fait du bien) et le bien en soi (celui de l’humanité). Le bien qui est l’objet d’une conduite intéressée, et celui qui est l’objet d’une conduite désintéressée. Mon intérêt et celui de tout autre. C’est à partir de tels principes que nous pouvons évaluer toutes les autres valeurs
CONCLUSION
Cette question « Les hommes sont-ils des animaux comme les autres » nous a finalement conduit à ce qui fonde une pensée humaniste (celle que nous venons d’évoquer rapidement). Le véritable humanisme ne peut en effet se défendre qu’à partir d’une réflexion sur l’être de l’homme. Un humanisme qui n’est pas naïf : les hommes et les femmes ne sont ni sages, ni héros, ni saints, et se combattent entre eux (elles) la plupart du temps aux noms de croyances ou de valeurs qui les opposent, sur le fond d’inégalités qui les divisent… Mais pourtant de telles aspirations s’enracinent dans leur être, en tant qu’elles réalisent l’unité du bien au-delà des barrières des cultures et des langues. Seule une telle alternative au nom d’un certain universel humain peut être valablement défendue face aux tourments du monde.
LANGAGE HUMAIN les signes (arbitraires) |
COMMUNICATION ANIMALE le signal (naturel) |
On peut parler de choses abstraites, absentes, imaginaires, abstraites On peut converser, dialoguer, consentir, argumenter, nier, affirmer, confirmer, supposer, interroger… Puissance indéfinie à partir de la syntaxe : production d’une infinité d’énoncés (ininterrompue depuis que les hommes parlent) Existence de la négation ; affirmer ou nier implique un rapport à la vérité |
Réponse à une situation présente Communication liée étroitement aux fonctions biologiques (alimentation/reproduction/défense contre les prédateurs) Signaler quelque chose, provoquer une action
Seuls quelques signaux à leur disposition |
[1] A partir des années 70, ce sont en effet les sciences sociales et en particulier le structuralisme (Claude Lévi-Strauss) qui véhicule une telle conception de l’humain. Mais l’on peut avancer que le courant culturaliste anglo-saxon était précurseur d’une telle idée. Parmi les noms les plus connus, on peut citer Ruth Bénédict ou Margaret Mead
[2]Même s’il est très vite convaincu de la nécessité de trouver un moyen de les relier pour rendre compte des comportements humains. C’est la fameuse « glande pinéale » qui est censé réaliser cette jonction. Hypothèse que la science biologique a bien sûr rapidement infirmée…
[3] Cf. en particulier le remarquable travail de Guillaume Blanc, « L’invention du colonialisme vert (2020) », qui met en cause les pratiques de nombreuses ONG, dont le WWF
[4] Patrick Tort, Yvon Quiniou, et d’autres…
[5]Yvon Quiniou commentant P. Tort « Dictionnaire du darwinisme »
[6] Référence à Marx
[7] Yvon Quiniou
[8] « L’Identité Humaine » (Volume IV de sa Méthode)
[9] Individu-société-espèce, cerveau-esprit-culture, raison-affectivité-pulsion
[10] Nous faisons référence ici aux très nombreux travaux et recherches en éthologie sur cette question.
[11] En particulier les travaux de Roger Fouts sur les chimpanzés (Waschoe, Sarah, et Kanzi)
[12] En substance, traiter autrui comme on souhaite être traité soi-même
[13] Théorie de la Justice