"La morale est-elle une question de sentiments ?"
le samedi 11 juin 2022 à 17h45 à la Médiathèque de Lespignan
Le sujet
«La morale est-elle une question de sentiments ?»
Présentation du sujet
« La morale est-elle une question de sentiments ? »
Qui pourrait nier que nous éprouvons des sentiments de sympathie, de compassion, mais aussi de colère ou d’indignation…etc. devant un certain nombre d’actes que par ailleurs nous approuvons ou réprouvons ? Les sentiments semblent bien en tout cas accompagner nos jugements moraux, et peut-être même en être à l’origine… Une grande tradition philosophique du XVIIIème siècle (Hume, Adam Smith) a développé cette dernière idée. Dans le prolongement d’une telle vision de la morale, beaucoup d’éthologues (étude du comportement animal), mais aussi de spécialistes de l’évolutionnisme, pensent qu’il est nécessaire de resituer la naissance et le développement de la morale chez l’homme dans le cadre des lois de l’évolution naturelle, ce qui selon eux expliquerait l’existence chez certains animaux (le chimpanzé par exemple, mais aussi d’autres espèces comme les dauphins ou certains oiseaux) de comportements empathiques ou d’entre-aide… Finalement, la grande question qui est posée là est celle du fondement de la morale : d’où vient ce « sens moral » qui nous habiterait, et qu’est-ce qui le justifie ?
Daniel Mercier
Ecrit Philo
«La morale est-elle une question de sentiments ?»
Introduction
Nous commencerons par dire que ce que nous pourrions appeler les sentiments moraux sont incontestablement une dimension importante de notre expérience morale. Qui n’éprouve-t-il pas en effet de la sympathie, de l’aversion, de la joie, de la compassion, de la colère ou de l’indignation, qu’il soit acteur ou spectateur dans telles ou telles situations où il y a des enjeux moraux ? Nos jugements sont incontestablement accompagnés de sentiments très contrastés, couvrant tout le spectre du domaine sentimental. Mais la question posée est peut-être ailleurs : n’est-elle pas celle de l’origine ou du fondement de la morale ? Une telle interrogation nous ouvre alors à différentes sortes de théories morales aux réponses divergentes…
Dans une certaine tradition morale, il est impératif de distinguer absolument « ce qui est » et ce qui « doit être », ou si l’on veut le jugement de fait au jugement de valeur. Hume lui-même affirme : « De ce qui est, on ne peut dériver ce qui doit être ». Les jugements de fait (par exemple la proposition « les hommes sont égoïstes » est vraie ou fausse) doivent être distingués des jugements de valeur relatifs aux questions de permission, d’obligation ou d’interdiction, qu’on appelle pour cette raison « normatifs » ou « déontiques » (du grec « deon », devoir). Une autre formulation de cette règle existe sous une forme logique, celle de Henri Poincaré : « On ne peut pas dériver de conclusion normative à partir de prémisses non normatives ». Pour conclure sur ce point[1], nous pouvons dire que le fait d’agir d’une certaine façon, ou de croire qu’il est bien d’agir de cette façon, n’implique pas nécessairement qu’il soit bien d’agir ainsi et qu’il est de notre devoir de le faire. Cette position est contestée par certains, en particulier par la pensée empiriste et naturaliste : pour ces dernières, l’opposition précédente est loin d’être radicale, « en dépit de sa place avantageuse de mère de toutes les règles du raisonnement moral » (R. Ogien).Contrairement à la philosophie morale de Kant, solidaire d’un détachement total des désirs, des besoins, des intérêts, telle que par exemple elle s’exprime à travers des « impératifs catégoriques » inconditionnés, il s’agit de faire dépendre l’existence des comportements moraux d’un certain nombre de données empiriques comme une certaine architecture mentale chez l’être humain, ou encore une certaine organisation sociale de la vie des hommes. Il faut donc refuser une telle rupture entre la norme et le fait. D’un point de vue naturaliste, une telle règle nous éloigne de la vraie morale qui doit être fondée sur la nature de chaque être et de ses besoins, sous peine de morales creuses et formelles qui se contente de quelques déclarations générales.
Nous ne trancherons pas le débat ici mais il est sans doute décisif pour ce qui nous occupe ; une seule et même question en effet est en jeu : comment fonder la morale ? Mais derrière le terme « fonder » se cache en réalité deux conceptions différentes que Ricoeur a bien mises en lumière : dans son débat avec le neurophysiologiste JP. Changeux[2], il montre que chacune de ces options se réfère à un sens particulier de la notion de fondement dans sa réflexion sur la morale : pour les uns, il s’agit de remonter au premier principe fondateur qui justifie en droit l’universalité de la morale (et donc aussi de ses valeurs) : origine, source, fondement qui justifie « absolument », au-delà de la diversité apparente des points de vue, et de leur variabilité selon les conditions historiques et sociales de leurs apparitions. Et donc légitime l’existence du domaine de la normativité en tant que telle, qui ne dépend que de lui-même et d’aucun autre. Pour les seconds, le fondement est fondation au sens utilisé dans le bâtiment : on parle en effet des fondations d’une maison, c’est-à-dire, ce sans quoi la maison ne pourrait pas « tenir », ce sur quoi elle est construite ; par extension, il s’agit du « socle », du « sol », ou mieux du « sous-sol », bref de la base « matérielle » des valeurs, ce que Ricoeur nomme « la cause sine qua non » des valeurs. C’est au fond une manière élégante d’éviter de se poser la question du fondement, en termes de justification absolue. Et d’affirmer plutôt une continuité entre les faits et la norme…
Pour simplifier la discussion sur la place des sentiments dans la morale, nous terminerons cette introduction en posant deux hypothèses (qui demanderaient à être démontrées) : la première, c’est l’existence d’un « sens moral », sens du bien et du mal, ou plutôt du jugement en bien ou en mal. Quelles que soient en effet les morales considérées (théorie des vertus, morales conséquentialistes, morales déontologiques), elles renvoient plus ou moins explicitement à un tel sens, un peu à l’image des 5 sens ; Un sens moral qui n’est pas nécessairement inné, mais qui s’exprime de façon spontané et relativement non réfléchi. L’évaluation morale que nous faisons tous les jours à travers nos pensées, nos actes, nos paroles, nos sentiments, nos idées (ou du moins certains d’entre eux) n’a été inventée par personne, n’est pas la production d’une religion ou d’une philosophie. Hutcheson et Hume à sa suite sont sans doute les premiers à avoir utilisé ce terme. Il est compris comme un sentiment spontané et comme raison non raisonnante ; mais au-delà, Hume expliquera les comportements humains sur ce qu’ils pensent être bien ou mal à la lumière de ces sentiments… Or c’est précisément ce qui constitue notre problème et nous conduit à la question que nous aurons à nous poser : le sens moral étant posé comme une évidence[3], quelle est sa nature et comment le fonder ? Peut-on se contenter de se référer à l’existence de tels sentiments spontanés pour fonder la morale ? Deuxième hypothèse qui a déjà était l’objet d’une réflexion approfondie[4] : ce sens moral est conforme à un certain nombre de sentences morales présentes dans toutes les sociétés, et nous postulerons qu’il est universel et présent quel que soit le temps et le lieu. Lorsque nous nous proposons de « fonder » la morale, il y a toujours plus ou moins l’idée que pour valoir absolument, une morale doit être universelle et ne pas dépendre des contextes psychologiques ou culturels dans lesquels elle se déploie
Quelles que soient les perspectives retenues – Dieu avec ses idées innées, la société et ses exigences de coopération sociale, la Nature et ses lois de l’évolution, mais aussi l’humanité comme communauté éthique – seul l’individu humain s’avère être ultimement le siège et le dépositaire de ce sens moral… Quel est au juste le rôle des sentiments dans nos pensées et nos actes moraux ? La présence de ces sentiments(honte, culpabilité, compassion, indignation, dégoût, respect, gratitude…etc.) ne semble pas pouvoir être contestée… mais ces sentiments moraux sont-ils réellement la cause de nos comportements moraux ? En effet, ils peuvent être présents dans beaucoup de situations où des jugements moraux sont énoncés, sans pour autant être à l’origine de ces jugements, ni à fortiori pouvoir nécessairement les justifier.
Le sentimentalisme[5]
Les Lumières n’ont pas seulement consacré le triomphe de la raison : au XVIIIème siècle en Ecosse, des penseurs comme Hutcheson, David Hume ou Adam Smith[6] reconsidèrent les sentiments pour fonder la morale. Rousseau également, pour qui la pitié (on dirait plutôt aujourd’hui compassion), sentiment exprimant l’identification à autrui, est à la source de toute morale. Pour ces auteurs, le « cœur » de l’homme est la boussole principale de la morale. Ces sentiments se nomment donc pitié ou compassion, sympathie (on parlerait davantage d’empathie aujourd’hui, nous y reviendrons)… Le point de départ de telles réflexions est simple : nous souffrons de la souffrance des autres sans être nous-même directement touchés, et nous pouvons ressentir un coup porté sur un autre presque dans notre propre chair. C’est parce que nous sommes capables par notre imagination de savoir ce que ressent autrui que nous ressentons à notre tour sa joie ou son chagrin. Nous sommes ainsi perméables aux sentiments des autres, c’est ce qu’on appelle au XVIIIème siècle sympathie. C’est par l’imagination que je peux concevoir ce que j’éprouverai moi-même si j’étais à la place de l’autre ; selon Adam Smith, il faut être à la fois impliqué – capable de sympathie – et en retrait. Nous voyons bien en cela que la sympathie comprise en ce sens se rapproche beaucoup de la conception moderne de l’empathie. C’est parce qu’ils sont doués de sympathie que les êtres humains sont capables d’évaluer leur comportement et d’émettre des jugements moraux, telle est la thèse principale du célèbre livre d’Adam Smith[7], « La théorie des sentiments moraux ». David Hume explique qu’il y a un principe très puissant de communication des passions, « les esprits des hommes (étant) des miroirs les uns pour les autres »[8]. Nous sommes en quelque sorte contaminés par les émotions ressentis par autrui. Mais arrêtons-nous un instant sur la réflexion de Adam Smith, qui est sans doute la plus aboutie dans cette direction.La sympathie est donc cette capacité de décentration qui me fait entrer dans un autre soi que le mien[9]. C’est en partageant les émotions d’un autre que sa manière d’être et de réagir m’apparaîtra juste et convenable, ou inversement. La sympathie est donc le mécanisme déclencheur de nos sentiments moraux, d’approbation ou de désapprobation, de louange ou de blâme. Nous sommes, de par notre constitution, affectés par les émotions qu’éprouvent les autres… Nous pourrions d’ailleurs ajouté que le principe d’efficacité de la littérature, du cinéma, ou même de toute forme d’art, repose lui-aussi sur la possibilité d’une telle « participation affective » du lecteur ou du spectateur… Dans l’exposé desmécanismes des passions (livre III de l’Ethique), Spinoza avait déjà élaboré une remarquable « économie des affects » s’appuyant entre autre chose sur la contagion ou la participation affective (rendue possible par l’imagination). Avec Adam Smith, il s’agit d’une « théorie des sentiments moraux » à visée explicitement normative. L’économie des affects ne permet pas seulement l’élaboration d’une sorte de psychologie, mais aussi d’une morale. L’analyse des mécanismes de la sympathie sont souvent très subtils, comme en témoigne cet exemple : la colère d’une personne manifestée à l’encontre de quelqu’un nous inspire « du dégoût et de l’opposition », en l’absence de la connaissance des causes de cette émotion et de ce comportement. Nous ne pouvons pas ici nous mettre à sa place, faute d’informations suffisantes. Par contre nous sympathisons avec l’agressé, ses craintes et son ressentiment, et nous sommes prêts à prendre parti pour lui… Nous associons la douleur ressentie à un mal qu’il subit. Nous sommes ainsi naturellement portés à manifester notre sympathie pour celui qui éprouve quelque mal, et nullement à l’égard de celui qui est pourtant possiblement l’offensé… Adam Smith reconnaît en cela que notre sympathie pour la douleur ou la joie d’autrui est toujours fort imparfaite en l’absence de leurs motifs. Une sympathie forte et véritable ne peut donc se contenter de ces premières participations affectives, et réclame une analyse de la situation concernée… N’y a-t-il pas là un premier « bémol » ou une première réserve par rapport à l’hypothèse des sentiments comme seul principe de la morale ? En tout cas, la contagion affective n’est ni une garantie, ni une nécessité : par exemple, je peux ressentir de la honte pour quelqu’un qui n’en ressent aucune, parce que je me dis que si j’étais à sa place (connaissant là encore les causes légitimes de cette honte), j’éprouverais une telle honte. Se profile ici plus précisément le processus de l’empathie : ce n’est pas essentiellement un effet en miroir des sentiments éprouvés par autrui, mais l’idée de ce que nous ressentirions nous-mêmes si nous étions à sa place. Finalement, le « thermomètre » qui me permet de juger ce qui est blâmable ou au contraire louable est la sympathie. C’est en me mettant à la place d’autrui, et en mesurant la concordance ou la dissonance des sentiments que j’éprouve avec ceux de l’autre personne, que je peux juger les sentiments des autres[10]. Mes sentiments sont la règle, la mesure, à partir desquels je juge les sentiments des autres. Des actions vont procéder de ces « sentiments du cœur », et ce qui les rend « vertueuses ou vicieuses » sera considéré de deux points de vue : du point de vue de la cause ou des motifs qui les a fait naître, et du point de vue de la fin ou des effets qu’elles doivent produire. D’où deux principes : le jugement moral de l’action dépendra 1) du rapport de convenance (ou de disconvenance) entre nos affections et la cause qui les fait naître. 2) de la nature bénéfique ou nuisible des effets que nos affections visent ou tendent à produire[11]. Dans ces deux paramètres du jugement moral, les sentiments sont en effet toujours au centre. Tout homme juge des facultés des autres que par les siennes propres. Et mon sentiment moral est le seul instrument disponible pour juger moralement de mes actes et de ceux d’autrui.
Un sens moral inné ou social ?
Mais une question arrive aussitôt : ce sens moral ou ces sentiments moraux sont-ils d’origine innée ou sociale ? Car rien ne prouve qu’ils soient naturels et que leurs apparitions ne soient pas dépendantes de contextes historiques et sociaux particuliers. La morale est –elle foncièrement sociale, et donc apprise dès notre petite enfance, et dépendantes des institutions ? Est-elle due au contraire à la façon dont nous sommes naturellement équipés de certaines capacités morales, programmées en quelque sorte comme nous le sommes par rapport au langage[12] ? Cette option naturaliste de la morale semble aujourd’hui privilégiée[13], mais il est de toute façon indéniable que l’être humain doit être doté de prédispositions lui permettant de coexister et de coopérer avec ses semblables. Le fait que des êtres humains adhèrent à des morales et portent des jugements moraux s’explique ainsi par leur psychologie mais aussi par les circonstances et les besoins de la coopération sociale. Nul doute qu’une bonne part de la moralité ait quelque chose à voir avec ce besoin de structurer et régler cette coopération, de résoudre les conflits d’intérêts, et de fournir des « idéaux de caractère » qui soient adaptésaux modes de coopération sociale d’une société donnée. La fonction sociale de la morale apparaît centrale dans l’organisation collective qui permet aux êtres humains de poursuivre leurs buts en prenant soin que leur association fonctionne : cela implique notamment « une soumission voulue collectivement de ces êtres potentiellement violents dans leur désirs de richesse et de gloire, au nom de leur sécurité et de leurs avantages communs »[14]. Quand la fonction sociale est mise en avant, l’éducation primera sur les prédispositions innées (chez Durkheim par exemple) ; ou bien les « prédispositions neurales » sont privilégiées, et on insistera davantage sur « l’instinct social » ou les caractéristiques psychologiques. Mais l’un et l’autre ne sont pas nécessairement contradictoires, les théories les plus intéressantes étant celles qui prennent en compte la complexité des processus[15], montrant que la causalité entre ces phénomènes est circulaire, et qu’ « un effet peut être aussi la cause de ce qui le produit », ce qu’Edgar Morin appelle le « principe de « récursion ». On s’intéressera alors davantage aux interactions qui existent entre des conditions sociales et matérielles et le primat d’idées morales déterminées : par exemple au rapport entre le calvinisme tardif et la production capitaliste (Max Weber), ou entre les rapports sociaux capitalistes et les convictions et systèmes de valeur de la classe dominante...etc. Ainsi, la question classique relative à la part respective de l’inné et de l’appris dans nos jugements et nos comportements moraux perd de son importance. C’est avec l’approche naturaliste que ces deux dimensions vont s’articuler de la façon la plus cohérente…
Le naturalisme moral
Il s’inscrit parfaitement dans le prolongement de ce qui précède, mais l’apport de l’évolutionnisme et des nouvelles découvertes de l’éthologie permettent de formaliser davantage et de compléter l’orientation sentimentaliste. Ces travaux des primatologues et éthologues convergent vers la découverte de compétences affectives partagées par un certain nombre d’animaux tels que les singes, les chimpanzés, les bonobos, ou encore certains oiseaux, les dauphins, les cachalots…. Celles-ci seraient en quelque sorte les prémisses et le socle naturel de la constitution du sens moral tel qu’il apparait chez l’animal humain : un sens de l’empathie et de la réciprocité présent chez l’animal lui permettrait d’appréhender également le sens de l’équité ou de l’entre-aide, même si souvent les interprétations des faits et des comportements peuvent prêter à discussion et contestation… La forme première d’empathie constatée et qui semble prévaloir est celle d’une « contagion affective des corps » : par exemple, le mimétisme moteur des singes par rapport à un visage humain affligé à cause d’une histoire triste, ou le baillement devant quelqu’un qui baille. Ces formes de contagion traduiraient une non-différenciation de soi et de l’autre. Plus le corps est différent, moins l’empathie s’active…Ce qui la rend difficile entre espèces différentes. Le souci empathique véritable (contrairement à la contagion des corps) se manifeste chez l’enfant à partir de l’âge de deux ans, et se traduit par un décentrement de soi au profit de l’autre. Ensuite par des formes plus élaborées comme des comportements de consolation (prendre dans ses bras un enfant qui pleure) ou d’aide ciblée(comprendre la situation de l’autre et lui venir en aide spécifiquement)[16]. Selon Frans Wall, les animaux possèdent une conscience de soi (affirmation contestée par d’autres), ce qui implique une dissociation mentale entre le soi et l’autre, et permettrait la mise en place de formes d’empathie plus complexe telles que les précédentes. La question de la présence ou non chez les grands singes de « la théorie de l’esprit »[17] est de la même façon très discutée. Patricia Churchland[18]montre que l’empathie présente s’enracine dans le soin, et constitue« l’infrastructure de la moralité » : « Le soin génère l’attachement, et l’attachement génère la moralité. » Ses caractéristiques se retrouvent dans la conformation de nos cerveaux de mammifères et nous relient les uns aux autres selon la loi de l’évolution. Nous serions « câblés » pour nous soutenir les uns les autres, aussi bien neurologiquement que chimiquement, comme l’atteste le rôle de l’ocytocine, neuro-hormone libérée par le cerveau est appelée par certains « la molécule de la moralité ». « Il n’y a pas d’autres sources à nos intuitions morales que notre cerveau… », conclut cette spécialiste. Nous nous rendons compte aisément que l’élément structurant d’une telle vision de la morale est la théorie de l’évolution, qui est censée expliquer une telle compétence évolutive, reposant sur notre infrastructure animale et neuronale. Nous avons régulièrement rappelé dans tous nos écrits que la Nature n’était ni bonne ni mauvaise, qu’elle « était », simplement, n’avait ni conscience, ni morale[19]. Avec les récentes « découvertes » de l’éthologie, s’appuyant également sur les lois de l’évolution naturelle, il semble cependant qu’elle soit de plus en plus dépositaire des premières apparitions de comportements moraux, notamment par l’intermédiaire d’une « empathie » et même parfois d’un sentiment d’équité qui serait présents chez un grand nombre d’animaux… Il n’y a qu’un pas à partir de là pour faire de cette « proto-morale » à la fois la base de formes humaines plus évoluées de la morale, mais aussi pour « fonder » l’existence de cette morale sur les lois de l’évolution : il y aurait un bénéfice du point de vue de l’espèce est de sa perpétuation à développer de tels comportements moraux. Ainsi, les capacités humaines à juger les autres en termes moraux et à pouvoir agir moralement s’inscrirait dans la continuité d’une évolution. Comme les capacités linguistiques, les capacités morales ne pourraient s’expliquer que par l’équipement inné qui serait le nôtre. Pour expliquer la discontinuité présumée qui existerait entre l’idée d’une sélection naturelle impitoyable obligeant l’individu à combattre et se défendre contre les autres espèces, et la vision d’un monde naturel ayant progressivement privilégié les compétences morales du souci de l’autre, les spécialistes de l’évolution mettent en avant l’argument suivant : si pour l’individu un comportement bienveillant et aidant peut effectivement lui faire courir des risques, en revanche il en va différemment au niveau de l’espèce : s’il diminue les chances de survie de l’animal agissant ainsi, il augmente celles des bénéficiaires de l’acte. Le point de vue évolutionnaire permet également de résoudre l’apparente dichotomie signalée précédemment entre l’origine innée ou sociale du sentiment moral : l’être humain doit être doté de prédispositions qui lui permettent de coexister et de coopérer avec ses semblables (comme nous l’avons évoqué précédemment), d’où cette évolution et ces prédispositions naturelles sous forme de sentiments moraux. De plus, la perspective évolutionnaire est parfaitement compatible avec l’idée d’une interaction permanente entre l’individu et son environnement, surmontant par là-même l’opposition superficielle entre l’inné et l’appris.
Les limites du naturalisme
La pertinence de ce naturalisme darwinien est réelle. Comme le dit Comte-Sponville, « Que l’évolution ait sélectionné, parce qu’ils augmentaient l’adéquation adaptative des individus, et donc des chances de survie du groupe, un certain nombre de comportements altruistes et moraux, c’est plus que vraisemblable… ».La morale, tout en étant relative à une certaine espèce vivante, une certaine époque, à une certaine histoire, n’en demeure pas moins ancrée au sol ferme de l’évolution humaine. « Nul fondement transcendant » certes, mais en revanche une « fondation » (au sens d’un édifice qui repose matériellement sur un sous-bassement) immanente à l’histoire humaine : ce que nous pourrions appeler les bases naturelles de l’évolution. Mais la force d’une telle approche est censée reposer sur la loi d’airain des faits, or c’est bien là le problème : il semblerait que les faits sur lesquels elle repose ne soient pas aussi évidents qu’elle le prétend. Et cela de plusieurs manières :
D’un côté l’identification d’un « sens moral »commun chez les humains permettant d’orienter concrètement l’action est très difficile selon RuwenOgien, et résiste mal aux diverses expériences de pensée ou enquêtes de terrain sous forme de questionnaire que l’on soumet aux personnes.
De l’autre côté du comportement animal, les observations et jugements empiriques visant à attester de la présence dans la nature – chez les animaux -, de comportements proto-moraux annonçant le développement des normes morales chez l’homme, sont pour le moins équivoques. Vincent Després nous explique que nous trouvons dans la nature des réponses à nos propres questions éthiques. Tout se passe comme si la nature était, dit-il, « le miroir de notre désir », au sens où elle nous livrerait les réponses que nous attendons. Francis Wolff dit un peu la même chose lorsqu’il nous explique que l’on ne peut pas à la fois poser comme méthode de travail que « l’homme est un animal comme les autres » (c’est l’hypothèse de départ des sciences biologiques), et conclure que cette hypothèse de départ est le résultat conclusif de ses recherches ! Déjà le philosophe Bertrand Russel le notait avec malice : les animaux semblent toujours se conduire de manière à prouver la justesse de la philosophie de l’homme qui les observe. Ainsi, au XVIIIème siècle les animaux étaient féroces, puis commencèrent sous l’influence de Rousseau à illustrer le Noble sauvage... Les singes, monogames pendant la période victorienne, se sont mis ensuite à avoir des moeurs désastreux... Le cas des travaux du naturaliste Kropotkine[20] est en cela très significatif : admirateur de la théorie darwinienne, il insiste cependant sur l’existence chez les animaux qu’il observe d’attitudes de soutien mutuel, d’amitié, de solidarité, qui contredisent selon lui la vision de la zoologie occidentale d’une lutte de tous contre tous qui aurait prévalue jusqu’à présent. Il se trouve qu’il est un anarchiste réputé, engagé dans le combat pour un monde sans oppression, et a donc recours à ne nature en accord avec cette conviction. Plus généralement, nous projetterions sur la nature des représentations en lien avec nos propres structures sociales ou nos propres convictions. Darwin nous propose une vision de la nature qui est loin d’être étrangère à la société anglaise dans laquelle il vit (c’est le sens de la critique de Marx à l’encontre de Darwin, qu’il admire cependant). L’agressivité des animaux jusque-là mis en avant par l’éthologiste K. Lorenz a cédé progressivement la place aujourd’hui aux théories de l’altruisme animal.Selon Paul Ricoeur, c’est parce qu’à la fin de cet « horrible XXème siècle », nous sommes soucieux de faire prévaloir la sympathie sur l’agressivité, et que nous recherchons les marques de sympathie et de sociabilité (par ex. chez les chimpanzés).
Paul Ricoeur[21]résume bien ces objections lorsqu’il parle de « jugement rétrospectif » :c’est à partir de nos propres normes que nous cherchons dans notre histoire les données qui pourraient confirmer ces dernières. C’est sous le signe de ce regard rétrospectif (de la position d’un sujet moral) partant de la moralité supposée constituée que sont identifiés les traits de comportement qui anticipent la moralité. Mais pour lui, cette limite inhérente à l’approche naturaliste plaide en faveur de l’existence d’un « à priori » de la norme morale transcendant toute expérience...
Enfin, Luc Ferry[22] a beau jeu de s’opposer à l’éthique évolutionniste de Michael Ruse (philosophe canadien, et principal représentant de ce courant de pensée) en montrant à quel point dans le monde d’aujourd’hui les manquements aux prescriptions morales les plus élémentaires sont plus importants que leurs réalisations.
Pour conclure sur ce point, nous ne prétendons pas que la nature n’est que le réceptacle passif d’une suite d’histoires humaines différentes ! Mais d’abord que la singularité du regard et des questions que nous posons sur la nature mettent en relief des aspects singuliers et multiples de cette nature. Nous voulons peut-être la penser dans l’unité alors qu’elle est en réalité multiple. Certes, certains comportements chez les chimpanzés ou les dauphins peuvent à bon droit être interprétés comme altruistes et « proto-sociaux », parmi beaucoup d’autres… Cela ne suffit sans doute pas pour ancrer la morale et le « sens moral » sur des bases naturelles.XXXXX
L’hypothèse biologique de l’empathie comme compétence évolutive reposant sur notre infrastructure animale et neuronale est crédible. Mais cela ne doit sans doute pas effacer les profondes distinctions entre le monde animal et le monde humain, pas plus que celles entre l’empathie et la morale proprement dite. Le philosophe Etienne Bimbenet[23]s’élève contre cette tentative continuiste entre l’animal et l’homme : « Le décentrement animal nous met sur la route de la morale, mais on ne peut pas penser la morale uniquement à partir de cette origine animale. Faire de l’empathie le précurseur des différentes morales humaines, c’est considérer celles-ci comme ayant leur unique fondement dans la capacité à se mettre à la place du congénère. C’est considérer que le langage et la règle, et leur pouvoir spécifique d’obliger, ne représentent qu’une complexification anecdotique du comportement empathique. »
Enfin, c’est au nom de la raison que le naturalisme et le sentimentalisme vont être critiqués par Kant : les principes qui orientent la volonté bonne ne doivent pas être tirés de « la constitution particulière de la nature humaine ou des circonstances dans lesquelles elle est placée »[24] . Les sentiments se distinguent les uns des autres par une infinité de degrés (et ne permettent donc pas de « trancher » moralement), et surtout ils varient selon les individus… La loi morale doit être « un fait de raison » inconditionnelle et universelle, indépendante de l’expérience. La morale est un ordre de normes nécessairement indépendant de celui des faits empiriques… Là encore, peut-être faut-il répéter que l’existence des sentiments moraux n’est pas en cause, mais la question est plutôt de savoir s’ils fondent ou justifient la morale…
L’alternative déontologiste
Avec Kant, s’élabore une morale du devoir ne reposant pas sur les sentiments mais sur une loi morale transcendante (une loi « à priori », indépendante de l’expérience sensible). Peu importe la réalité des faits moraux, seul compte ce qui relève du « devoir être ». Cette morale dite déontologiste se veut rigoureusement indépendante de la question du bonheur (le bien pour soi) et plus généralement des conséquences de l’action accomplie (morales conséquentialistes). La seule question qui vaille est de savoir si l’action est en soi juste ou injuste. Les normes auxquelles on se réfère pour en juger sont absolues. Telles par exemple celles édictées dans le Décalogue. Mais à la place d’un tel inventaire, Kant souhaite dégager un premier principe qui permet d’ordonner et de rendre compte de l’ensemble des devoirs et des interdictions. Ce premier principe peut être déduit d’une connaissance relevant de la raison pratique (et non pas théorique). Cette connaissance de la raison pratique est indépendante de l’expérience : elle nous commande d’agir par devoir. Quelle est la nature de cette obligation qui enjoint l’individu, malgré le poids de sa nature empirique (de ses intérêts, de ses désirs, de ses sentiments aussi), de s’engager comme être raisonnable et libre ? Cette loi morale qui agit sur la volonté est un « fait » de la raison, et il n’est pas possible de remonter au-delà dans les raisons. Cette loi produit dans l’esprit un sentiment très particulier, celui du respect, « comme une obligation devenu sensible »L’impératif auquel obéit ce genre de loi (La loi morale selon Kant) n’est pas hypothétique, au sens où il dépendrait d’autres considérations que la sienne propre (par exemple « je dois agir honnêtement si je veux garder mes clients »), mais « catégorique » : « je dois », indépendamment de tout « si » qui subordonne l’action à un but. L’impératif catégorique se formule ainsi (première formulation) : « Agis de telle façon que la maxime de ta volonté (c’est-à-dire le principe de ton action) puisse servir à la fois en chaque cas comme principe d’une législation universelle ». Une loi morale est une loi qui s’applique à tous, d’où sa forme nécessairement universelle. Cela signifie qu’elle ne peut pas être enfreinte sans contradiction logique : par exemple je ne peux vouloir emprunter de l’argent sans intention de le rendre sans contradiction : un monde où chacun agirait selon cette maxime serait un monde où l’acte d’emprunter n’existerait simplement pas. Je ne peux voler ce parapluie en sortant de ce restaurant sous la pluie sans violer la loi morale, car l’extension universelle d’un tel principe non seulement m’empêcherait de trouver le moindre parapluie à voler, mais encore contrevient au principe même de propriété, et fait perdre tout son sens à l’action de voler (puisqu’il n’y a plus rien à voler). La deuxième formulation de l’impératif catégorique met l’accent sur la valeur inestimable (sans prix) de l’être humain en tant qu’être raisonnable et libre : cette législation universelle ne doit pas contrevenir à l’humanité de l’homme, et donc ne pas transformer autrui en simple instrument au service de mes désirs et ne fasse pas un objet pour moi de ce qui ne peut être qu’un sujet[25]. Nous sommes là au cœur même du fondement de l’universalité morale : une morale du devoir dont le fondement est l’existence de l’être humain en tant qu’être raisonnable et libre, et dont les deux valeurs morales universelles, sur lesquelles repose l’édifice, sont le respect (pour la loi morale) et la dignité (valeur inconditionnelle de l’être humain qui impose le respect, tant vis-à-vis d’autrui que vis-à-vis de soi-même).On a souvent reproché à la morale kantienne son « formalisme » dans la mesure où elle ne désigne jamais concrètement des contenus de valeurs qui orienteraient l’action. Dépassant l’expérience concrète et ne relevant que du monde de la pure pensée, celui de la raison et de la liberté infinie, elle s’intéresse bien davantage à sa propre pureté morale (et logique) qu’aux problèmes du monde, conformément à la célèbre formule kantienne : « que justice soit faite, et qu’importe que le monde périt »[26]
Les difficultés du déontologisme
Le grand mérite de cette morale qui s’est plus ou moins imposée dans notre monde occidental est d’échapper au relativisme (notamment celui des sentiments) au profit d’une fondation transcendantale qui ne se contente pas d’une argumentation reposant sur des faits, mais qui justifie en droit ces principes moraux. Mais les objections n’ont pas tardées à se faire jour : en particulier de tels impératifs catégoriques, confrontés à l’épreuve des faits, deviennent problématiques. Le mépris des conséquences de ses actes conduisent en effet à des problèmes insolubles. Comme par exemple le fameux principe « la fin ne peut justifier les moyens » est souvent bousculé par les circonstances : vaut-il mieux mentir plutôt que de livrer en pâture un innocent à son criminel ? Vaut-il mieux torturer un terroriste pour permettre de sauver des milliers de personnes ? Vaut-il mieux sacrifier volontairement une personne pour pouvoir en sauver cinq autres ?[27].Le respect strict des contraintes absolues imposées par une morale déontologiste s’avèrequasiment impraticable. Paul Ricoeur montre qu’il y a une autre épreuve que celle de la règle, tout aussi importante : celle du poids des circonstances et des conséquences. La « sagesse pratique » doit primer sur la seule application de la règle –tout en essayant de la trahir le moins possible. De fait, la plupart des morales déontologistes aujourd’hui sont moins exigeantes et admettent de nombreuses dérogations à ces contraintes pour éviter des atteintes trop graves au bien être de tous. Mais alors n’est-ce pas la preuve qu’une telle rigidité des contraintes (indissociables de l’entreprise de fondement) à quelque chose d’irrationnel ? Nous parlions d’atteinte au bien-être, c’est en effet une difficulté majeure des morales qui séparent en deux mondes clos le monde de la vertu et celui du bonheur ; Pour le dire d’une autre façon, deux sortes de bien sont ici en concurrence : le bien pour soi, ce qui va dans le sens de ses intérêts personnels, et qui rejoint l’idée du bonheur, et « le bien en soi », celui de la morale. Avec la morale kantienne, l’idée d’impératifs catégoriques inconditionnés, complètement détachés des désirs et des intérêts des êtres concrets que nous sommes, indépendants même des sentiments que nous pouvons éprouver, n’est peut-être, comme le soutient RuwenOgien, « qu’une fantaisie philosophique sans importance » ?
Mais il y a quelque chose qui résiste à la critique…
Comme nous l’avons souligné avec le naturalisme et la remarque de Ricoeur, le fait que nous allons toujours rétrospectivement rechercher des fondations empiriques à la morale pour justifier une norme, montre quoiqu’on en dise que cette norme se présente toujours comme un « à priori », en amont de toute recherche. . Peut-on alors « fonder » la morale autrement qu’en s’appuyant soit sur les sentiments et la nature, soit sur une loi transcendante ? C’est ce que nous allons devoir examiner…
Malgré des formes de morales plus ou moins relatives, liées qu’elles sont à des conditions sociales et culturelles et des mœurs propres à telle ou telle endroit du monde dans le temps et dans l’espace… Malgré un relativisme nécessairement attaché aux sentiments moraux qui peuvent varier d’un individu à un autre ou d’une culture à une autre, ne sentons-nous pas que l’idée d’une morale commune insiste cependant ? Une morale capable justement de corriger, de critiquer, de réorienter des mœurs circonscrits à une époque et un espace donné ? Cette question pose bien sûr le problème difficile de la distinction entre morales sociales et morale universelle (que certains nommeront aussi éthique universaliste), qu’il n’est pas question de résoudre ici. Mais nous pouvons avancer qu’il existe des normes au nom desquelles nous pouvons critiquer certaines mœurs et exiger autre chose qu’un conformisme social. Un régime spécifique de la morale qui ne dépend plus d’une sorte de fraternité tribale ou d’une appartenance sociale particulière. Il ouvre un espace potentiellement universel où tout autrui est concerné en tant qu’étant « mon semblable », y compris le plus dissemblable, le plus faible ou vulnérable, le plus éloigné de mes mœurs.
En ce sens, la sympathie ou la compassion ne peuvent suffire
Pour fonder cette morale, la sympathie ou la compassion ne peuvent suffire : l’une comme l’autre semble impliquer une certaine proximité. Francis Wolff souligne justement que de tels sentiments peuvent être trompeurs pour deux raisons :
-La première, c’est que j’éprouve ces sentiments en proportion d’une proximité ou d’une ressemblance (« nous » opposé à « eux »), et ils peuvent en conséquence justifier la xénophobie et le racisme. Paul Bloom, psychologue, chercheur à l’Université de Yale a mené des recherches sur le développement du sens moral chez l’enfant et a publié un véritable réquisitoire contre les jugements moraux dictés par l’émotion[28]. Selon lui, de nombreuses expériences en psychologie montrent que l’empathie se développe bien davantage en direction de ceux qui nous ressemblent, qui ont la même couleur de peau, qui sont proches de nous, qui habitent notre ville ou notre pays, qui sont attirants et non repoussants. Les racistes, ajoute-t-il, sont en général des gens empathiques, car ils se sentent très intégrés dans leur communauté raciale, fiers de partager leur identité avec un groupe. D’autre part, l’empathie naturelle semble inversement proportionnelle aux différences qui nous séparent : par exemple, un manifestant aura des difficultés pour être empathique avec le policier qu’il a en face de lui, un footballeur avec son adversaire direct (dans un match), mais d’une façon générale l’empathie sera d’autant plus difficile à exercer que les protagonistes ont des valeurs éloignées. Tous les psychologues et ceux qui travaillent sur la relation d’aide et la compréhension empathique en ont une claire conscience…
-La seconde, c’est que l’intensité de ses sentiments éprouvés n’est pas le moins du monde en proportion de la gravité objective de la souffrance ressentie :je risque de m’émouvoir davantage devant un oisillon tombé du nid que je viens de recueillir, que pour des milliers de morts provoqués par une catastrophe naturelle lointaine… Paul Bloom le dit un peu différemment : l’empathie aurait un problème avec les nombres. Des études montrent que si l’on vous montre la photo d’un enfant, que l’on vous donne son prénom et que vous connaissez son histoire, vous donnerez plus d’argent pour sauver sa vie que pour dix inconnusréunis…Pensons à la photographie de cet enfant trouvé mort sur une plage turque en 2015 qui a provoqué un émoi général en Europe… alors que les drames quotidiens de l’immigration n’avaient pu jusqu’à présent suscités pareille réaction… De toute façon, il s’avère presque impossible de ressentir un tel sentiment pour 100000 ou 1 Milliard de personnes… D’éventuelles décisions morales dans ces circonstances ne peuvent relever que de décisions rationnelles.
Paul Boom ajoute deux autre raisons de se méfier de l’empathie : l’empathie cognitive peut être instrumentalisée pour nuire aussi bien que pour faire le bien. Le séducteur, le manipulateur, le pervers narcissique, le harceleur, le tortionnaire, utilisent une telle compréhension à des fins mauvaises. .Enfin l’empathie ne peut pas être un bon guide lorsque les victimes sont invisibles ou difficile à cerner, comme celles du réchauffement climatique… D’où, d’ailleurs, la difficulté à motiver les gens pour agir… Car si les sentiments ne sont peut-être pas à l’origine de la morale, ils n’en constituent pas moins un des moteurs essentiels…
Un fondement humaniste et non transcendant de la morale : la raison dialogique[29]
Comme les naturalistes, Francis Wolff n’adhère pas vraiment à la sacro-sainte règle selon laquelle « de ce qui est, on ne peut pas dériver ce qui doit être »… Car selon lui, la vraie morale ne peut être fondée que sur la nature de chaque être humain et de ses besoins. Il faut fonder la morale sur ce qu’est l’humanité. Prenons cette image : lorsqu’on dit « il faut arroser les plantes vertes », on tire une conclusion normative (« il faut ») d’un fait relatif aux besoins naturels des plantes (absorber de l’eau). Il en va de même pour l’action morale. F. Wolff, avec cette approche, se distingue radicalement de Kant, et s’inspire au contraire fortement de son maître Aristote…
Il veut par ailleurs défendre la thèse de l’universalité éthique ou morale (rejoignant ici Kant) contre celle de la relativité des valeurs qui ne font que flatter les replis communautaristes et nationalistes. La question centrale et première pour fonder la morale est de se demander « Qu’est-ce que le Bien ? ». Comme souvent en philosophie, la meilleure question est celle de la définition : « Qu’est-ce que ? ». Devant la tragédie ou la guerre des valeurs – certains n’hésitent pas à se faire exploser pour tuer des centaines d’infidèles, pendant que d’autres sauvent en mer des centaines de migrants au péril de leur propre vie -, le philosophe ne peut pas ne pas poser la question fondamentale : « qu’est-ce qui est bien ? », sous peine de céder au relativisme des valeurs où tout se vaut. Car c’est bien au nom du bien que toutes ces actions et massacres de masse se font, il n’y a pas,au-delà des justifications des uns et des autres, écrit « mal » au front de certaines d’entre elles…… Et les sentiments des uns s’opposent aux sentiments des autres. D’où l’impérieuse nécessité de fonder la morale, c’est-à-dire de dire ce qu’est le bien objectif. Au-delà des justifications des uns et des autres, souvent très bruyantes, il nous faut trouver un critère objectif du bien et du mal… Si nous excluons le recours à Dieu ou à la Nature, ce fondement ne peut venir que de nous, tout en sachant que les sentiments ou la seule référence à un sens moral inné ne peuvent à eux seuls remplir cette tâche. L’émotion peut certes être un motif de conduite, non le fondement d’une morale. Seule reste la raison humaine. Mais lorsque nous regardons du côté de l’Histoire, la Raison s’avère être la meilleure conseillère (Les Lumières et la Déclaration des droits de l’homme) comme la pire (une rationalité instrumentale au service de n’importe quelle cause, telle qu’elle est à l’œuvre dans les totalitarismes du XXème siècle). Si maintenant nous nous tournons vers la philosophie, nous trouvons deux conceptions antagonistes de la raison : d’un côté, à la manière de Hume, la raison considérée est exclusivement instrumentale et peut s’accoupler avec n’importe qui[30]. Donnez-lui un but, n’importe lequel, et elle vous proposera les moyens les plus efficaces pour y parvenir. Il résume sa position en une formule célèbre : « Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure de mon doigts. ». Autrement dit l’exercice de la raison (uniquement théorique) est totalement étranger à celui du jugement moral… D’un autre côté, celui de Kant, il en va tout autrement : Dans l’ordre de l’action, une conduite rationnelle, totalement rationnelle est celle qui n’est guidée par aucun désir particulier ou émotion individuelle, mais déterminée par la seule raison. Agir moralement, c’est agir rationnellement. Il faut comprendre que nous parlons dans les deux cas –raison théorique ou raison pratique – d’une raison monologique, c’est-à-dire considérée comme une faculté individuelle qui réside en chacun d’entre nous, et qui calcule, déduit, démontre, comme pourrait le faire un ordinateur. Si nous rentrons correctement les données, il peut soit dire le meilleur moyen de parvenir au but auparavant fixé (raison instrumentale théorique), soit la règle conforme à la loi morale, c’est-à-dire abstraction faite des désirs et intérêts personnels du sujet considéré (règle d’universalisation de la raison pratique). Cette morale peut-être « bonne », mais totalement incompatible avec la précédente. La raison monologique s’avère impuissante à fonder la morale puisqu’elle est « divisée contre elle-même ». Pour sortir de l’impasse, il faut considérer que les êtres humains sont dotés d’une raison dialogique, et cette définition répond directement à la préoccupation première de fonder la morale sur ce qu’est essentiellement l’humanité : l’homme est un être de raison et de langage dont la capacité sociale est première : il est capable de discuter avec les autres pour défendre ses croyances et ses valeurs, de discuter, argumenter, coopérer, et se trouve être un animal éthique par excellence. Car en éthique, il s’agit de déterminer les bons rapports que nous devons entretenir avec autrui, et de justifier les principes de ses actions au sein de la communauté humaine. C’est donc à partir du logos ou de « la raison dialogique » qu’il faut fonder la morale. Faisant appel à une expérience de pensée proche de celle de Rawls[31], il nous invite à nous placer sous le voile d’ignorance, c’est-à-dire ignorants de ce que nous sommes réellement – de notre personnalité, de nos désirs, de nos besoins, de nos intérêts – et de se demander ce que nous déciderions concernant nos règles de vie en commun pour l’avenir - une fois retrouvés notre condition de chair et de sang d’êtres concrètement déterminés ; avec l’hypothèse d’une raison monologique, nous avons pu constater les deux types de réponses, et leur incompatibilité : dans un cas la réponse est « moi d’abord » : « Chacun devra maximiser ses avantages et minimiser ses inconvénients » (option 1 : morale en première personne). Dans l’autre, la réponse est « toi d’abord » (option 2 : morale en deuxième personne), ou la règle d’universalisation, qui conduit à faire totale abstraction de son être empirique. Si maintenant nous faisons l’hypothèse que nos êtres humains sont dotés de raison dialogique, que se passe-t-il ? En discutant, ils s’aperçoivent de leur situation d’égaux présentement, tout en sachant que cette situation n’est pas réelle et qu’ils vont retrouver le monde réel, celui des inégalités de toute sorte. L’option 1 n’est pas recevable : ne connaissant pas dans quelle situation ils se retrouveront personnellement, ils ne peuvent prendre le risque d’inégalités aussi brutales, dont ils peuvent payer le prix : que m’arrivera-t-il si je suis dans la détresse, la misère, en situation de handicap ? Ils finissent alors par avancer un principe moral allocentré (option 2) : « chacun devra toujours agir en se dévouant aux autres et en faisant abstraction de sa situation personnelle ». Mais cela apparaît rapidement comme non réaliste : quelle est cette communauté où l’on sacrifie son bonheur - nos propres souhaits, désirs, besoins – sur l’autel du dévouement ? Ils finissent enfin par comprendre qu’aucune de ces options n’est acceptable. Il leur faut trouver un principe neutre de la troisième personne (au pluriel) leur permettant de voir le monde de toutes parts. Ce principe doit être contractuel et relever d’un engagement mutuel et réciproque : premièrement, pour se protéger, tous s’engagent à ne pas agresser les autres, à condition que tout le monde en face autant. Mais cela ne suffit pas si l’on se retrouve dans un état de difficulté structurelle ou passagère. Pour pouvoir être aidés ou assistés dans ce cas, une deuxième règle, positive celle-là, est nécessaire : ils s’engagent à aider les autres, dans la mesure du possible, à condition que tout le monde en face autant. L’un comme l’autre principe relèvent d’une éthique de la réciprocité, qui pourrait s’énoncer ainsi : « Chacun s’efforcera de traiter tout autre comme il voudrait être traité par lui ». Nous voilà en quelque sorte ramenés à « la règle d’or », même si la différence essentielle réside premièrement dans le fait que cette éthique ne repose sur aucun fondement transcendant, mais se trouve être déduite de l’essence de l’homme comme être social et parlant. Deuxièmement, cette éthique humaniste n’est pas faite d’injonctions (« fais ci, ne fais pas çà ») mais est le résultat d’un engagement contractuel.Chacun peut se dire qu’il aurait pu être cet autre, et que cet autre est un autre soi-même. Ce contrat est en deçà de la valeur morale des personnes – il ne préjuge en rien des vertus ou des vices de chacun -, mais surtout réconcilie les deux sortes de bien qui étaient radicalement disjoints dans la philosophie kantienne. Ni altruisme, ni égoïsme, ou les deux à la fois… Cette éthique constitue de plus le fondement moral des différentes Déclarations : l’égalité des droits humains est ni divin ni naturel, elle est ce que chaque homme reconnaît à tous les autres par le fait de partager la même humanité.
Ainsi il y a un bien objectif au-dessus des valeurs, qui les qualifient, les organisent et les hiérarchisent. Ce bien est humaniste et universel car il doit permettre de réunir les hommes, alors que les valeurs les divisent. Il est déduit par la raison dialogique et s’avère être la finalité dernière de la communauté morale que constitue l’humanité.
[1] Une analyse détaillée de cette règle se trouve dans « L’influence des croissants chauds sur la bonté humaine », deuxième partie : « Les ingrédients de la cuisine morale », p 280, RuwenOgien
[2] Dans un livre dialogué intitulé « La Nature et la Règle »
[3] Cela ne signifie pas évidemment qu’il est exempt d’ambiguïtés, ni qu’il est toujours éclairé. Lire à ce sujet « L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine », RuwenOgien
[4] Café philo « Les valeurs morales sont-elles universelles » ?
[5] L’emploi de ce terme doit être soigneusement distingué du sens populaire, connoté négativement.
[6] Les deux philosophes étaient très amis.
[7] Philosophe écossais du XIIIème siècle, fondateur de l’économie politique.
[8] Traité de la nature humaine »
[9] On constatera par la suite les limites de cette « décentration » par rapport à l’empathie au sens moderne, telle que par exemple un psychologue comme C ; Rogers l’a développé pour la psychologie humaniste
[10]Nous pouvons d’ailleurs ici remarquer que nous touchons là une des difficultés fondamentales de l’exercice de l’empathie (au sens moderne), considérée notamment comme compétence centrale de la thérapie humaniste : elle est d’autant plus difficile à s’exercer que les sentiments et valeurs respectives de l’aidé et de l’aidant sont éloignées. Mais chez Adam Smith, il s’agit en réalité de bien autre chose : la sympathie repose sur un processus d’identification (réussi ou en échec) conduisant à un jugement de valeur (approbation, désapprobation), alors que la véritable empathie exclut ce genre de jugement au bénéfice de l’accueil, l’écoute, et la compréhension dite « empathique » (Carl Rogers).
[11]Nous voyons dans ce second point l’influence de la conception conséquentialiste anglo-saxonne déjà présente dans l’œuvre de Adam Smith
[12]Il est plus ou moins reconnu aujourd’hui que l’apprentissage du langage repose sur des structures innées. Cf. les travaux de NoamChomski sur « la grammaire générative »
[13] Cf. le paragraphe suivant
[14] Eric Wiel, article « Morale », in dictionnaire philosophique de l’EU.
[15] Comme le fait par exemple le neurobiologiste JP Changeux.
[16] Frans De Wall, primatologue et éthologue néerlandais
[17] La théorie de l’esprit est ce qui permet de penser en fonction de ce que l’on pense que l’autre pense
[18] Spécialiste en neuro-philosophie, Université de Californie à San Diego
[19] André Comte Sponville
[20]« L’entraide, un facteur de l’évolution »
[21]« La Nature et la Règle », livre de dialogue entre lui et le neurophysiologiste Jean Pierre Changeux
[22]« Qu’est-ce que l’homme ? »
[23] Professeur à l’Université de Bordeaux Montaigne. Auteur de « L’Animal que je ne suis plus »
[24] « Fondements de la métaphysiques des mœurs »
[25] « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta propre personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, jamais seulement comme un moyen. ».
[26] « Doctrine du Droit ».
[27] Célèbre expérience de pensée dite du tramway, relatée par RuwenOgien dans « L’influence des croissants chauds… » p 52.
[28] « Contre l’empathie »
[29] Nous mettrons ici nos pas dans ceux de Francis Wolff : « Plaidoyer pour l’universel », et « Le monde à la première personne » (Francis Wolff s’entretient avec André Comte Sponville)
[30] L’expression est de Paul Nizan. Sur cette idée, Paul Nizan a écrit un pamphlet à la charge du capitalisme et d’une philosophie complice… : « Les Chiens de garde »
[31] « Théorie de la justice »