"Penser la nature autrement ?"

 

Samedi 16 février 2019 à 17h45 à Sortie Ouest

Le Sujet

"Penser la nature autrement ?"

 

Présentation du Sujet

 

"Penser la nature autrement ?"

« Penser la nature autrement ? »

 La représentation théâtrale « Un pas au milieu des dragons » conçue par Baptiste   Etard et Claire Perraudeau, s’appuie sur l’écologie pour interroger avec humour et   poésie notre raison instrumentale occidentale… Celle-ci repose en effet sur une   pensée dualiste qui ne cesse de penser une domination de l’homme sur la nature   reposant sur la « mise au dehors » de la matière, de la nature, du corps face à l’esprit   humain (Catherine Larrère). Même si notre culture a été entièrement pétrie dans un   tel dualisme –lire à ce sujet le grand anthropologue Philippe Descola – est-il possible   de concevoir un autre paradigme du rapport de l’homme avec la nature que celui de   Prométhée ? Une relation qui ne soit ni destructrice ni purement esthétique,   religieuse ou contemplative ? Quel serait le « bon usage » de la nature ? Peut-on   penser et agir sur la nature avec et non contre elle ?

 

 

Ecrit philo

 

 Penser la nature autrement ?

 
INTRODUCTION

►Anthropocène et globalisation des problèmes environnementaux

“Il ne fait de doute pour personne aujourd’hui que les problèmes environnementaux sont des phénomènes globaux : ils affectent la Terre entière, et tous ceux, humains ou non humains, qui l’habitent, mais de façon diverse et inégale. Le premier sommet de la Terre à Rio de Janeiro en 1992 a manifesté publiquement la dimension mondiale, ou planétaire, des questions environnementales et, en 1997, la conférence de Kioto a fait du changement climatique le phénomène le plus marquant de la crise environnementale. Changement global par excellence, puisque les gaz à effet de serre  ont le même impact d’où qu’ils soient émis, le changement climatique n’est pas la seule manifestation de cette crise : l’érosion de la biodiversité, l’acidification et la pollution des océans, la pénurie d’eau potable et l’érosion des sols arables ont aussi atteint une dimension planétaire ». C’est ainsi que s’ouvre la troisième partie du livre « Penser et agir avec la Nature »… Après “Du bon usage de la nature”, Catherine et Raphaël Larrère poursuivent leur travail sur les rapports de l’homme avec la nature avec un nouveau livre[1], assez prolifique, très bien documenté, mêlant conformément à leur habitude des analyses écologiques souvent très « techniques » à une réflexion philosophique globale sur le concept de nature. Le présent texte doit beaucoup à ces deux ouvrages.

En 1974, René Dumont écrivait : « Les menaces se précisent. La croissance aveugle ne tient compte ni du bien-être ni de l’environnement. Nos sociétés s’emballent sans autre souci que de se reproduire… » Qu’ajouter d’autre à ce diagnostic ? Peut-être une chose : la globalisation. Il y a moins de trente ans, la communauté scientifique alertait sur le réchauffement et le dérèglement climatiques (sommet de la Terre à Rio, 1992), et prédisait une trajectoire que nous avons malheureusement suivie… La globalisation des problèmes signifie qu’il ne s’agit plus seulement de préoccupations finalement « normales » de tout groupe humain confronté aux conséquences non intentionnelles de ses activités sur son environnement[2], mais elle fait de l’humanité la victime potentielle et oblige à globaliser également l’éthique : y faire face constitue un devoir moral résolument anthropocentrique. Les anciens débats où une forme de naturalisme (c’est l’idée que tous les êtres faisant partie de la nature, c’est en son nom que nous devons préserver les équilibres naturels) s’opposait à un « humanisme » censé prétendre que toute considération environnementale devait être subordonnée aux intérêts et aux valeurs humaines, semblent un peu anachroniques aujourd’hui, tant l’urgence bel et bien humaine de la question (c’est bien notre avenir et celui des générations futures qui est en jeu) semble s’imposer.  Mais cette question anthropocentrique, qui peut se prolonger par une forme de « catastrophisme », éventuellement  éclairé »[3],  est d’un nouveau genre : à l’époque dite de l’anthropocène, qui serait la première ère géologique marquée par l’empreinte dominante de l’homme, s’efface la distinction entre ce qui relève de l’histoire de la nature et ce qui relève de l’histoire humaine. Michel Serres le disait déjà : « l’histoire humaine entre dans la nature. La nature entre dans l’histoire humaine »[4]. Ainsi l’avenir de l’humanité peut être envisagé soit en tant qu’espèce (naturalisme), soit en tant que destin commun qui frappe le sujet social et historique (culturalisme). Nous pouvons déjà entrevoir à l’aune de cette dernière phrase que la séparation que l’on pose habituellement entre nature et culture risque d’être mise en cause… « Que faire ? ». L’objet de cette réflexion n’est pas d’aborder directement les réponses possibles à cette question aujourd’hui si présente. Mais de faire un pas de côté pour se demander comment, à travers nos représentations et nos actions, nous pouvons penser la nature et les rapports que nous entretenons avec elle, c’est-à-dire appréhender conceptuellement les rapports de l’homme avec ce qui l’entoure. Question philosophique s’il en est, logiquement préalable (sinon chronologiquement, puisque de fait les débats sur les problèmes écologiques ne font pas explicitement mention de cette question…), et pourtant sans aucun doute nécessaire à l’édification d’un fondement possible de toute « politique » (au sens fort de ce terme) dans ce domaine[5]. Mais puisque nous suggérons dans notre question (penser la nature autrement ?) qu’il y aurait une façon commune ou habituelle de penser la nature, ne faut-il pas commencer par se demander quel serait ce paradigme qui gouvernerait communément notre conception de l’homme et de la nature ? Auparavant, et en conclusion de cette introduction, nous voudrions simplement évoquer deux mythes qui peut être soutiennent notre façon habituelle de penser la nature : le mythe de Prométhée et celui de l’Age d’Or. D’inspirations opposées, ne se rejoignent-ils pas d’une certaine façon ?

►Prométhée et l’Age d’Or : si comme le dit Luc Ferry l’origine de la philosophie se trouve dans la mythologie –le logos prenant progressivement la place du muthos -, ces deux mythes peuvent peut-être nous éclairer. Ils semblent tenir une place particulière dans notre imaginaire collectif occidental : le premier est celui d’un Age d’or qui fait toujours référence à une nature synonyme d’ordre et d’harmonie dans laquelle l’homme est naturellement et originellement intégré : harmonie parfaite entre la nature de l’homme et la Nature. Le jardin d’Eden est en quelque sorte la version chrétienne du mythe. L’homme fondamentalement bon de l’état de nature rousseauiste participe également de la même mythologie. Ecouter également la très belle chanson de Léo Ferré intitulée « l’Age d’Or ». Le second est celui du mythe prométhéen d’un homme qui enfreint l’ordre divin en allant voler le feu aux dieux, et qui sera puni : attaché sur le mont du Caucase, il se fera dévoré le foie par un aigle… Prométhée va ainsi  incarner une humanité qui ne cesse de s’inventer elle-même en même temps qu’elle  conquière son environnement par les progrès de ses sciences et de ses techniques, la faisant entrer dans l’histoire d’une aventure humaine indécise, certes tendue vers un futur qui fut porteur de toutes les promesses, mais aujourd’hui confrontée aux conséquences non maîtrisées de sa puissance… Le sacrilège n’est pas loin (l’offense faite aux dieux…), et la punition non plus… Entre l’immaculation d’une nature où l’homme ne fait plus qu’un avec elle, et la lutte d’un homme « hors nature » visant à dominer les éléments naturels, entre l’unité organique de l’homme et de la nature, et l’opposition ou leur séparation non moins radicale, ne peut-on pas déceler le même imaginaire dont on a inversé les signes ?

►Eléments de définition

Quelques précisions définitionnelles avant d’évoquer « le Grand Partage » entre l’homme et la nature comme paradigme de la modernité. La notion de nature est particulièrement polysémique : parmi les nombreux sens répertoriés dans le Vocabulaire de la Philosophie de Lalande, nous pouvons retenir trois sens qui semble synthétiser l’ensemble : 1) en son sens le plus général, elle est tout ce qui existe, mais cela inclut souvent le principe qui organise l’ensemble de ce qui existe selon un certain ordre (« les lois de la nature »). 2) Elledésigne les propriétés essentielles de l’ensemble des êtres (leur « essence » ou leur « nature »). 3) enfin le troisième sens nous intéresse directement : la nature est ce qui se fait sans intervention de l’homme, à l’inverse de l’artificiel. Autrement dit, tout ce qui est extérieur à l’homme ou indépendant de celui-ci[6]. Nous reviendrons plus longuement sur les rapports du naturel et de l’artificiel pour montrer que cette distinction est moins absolue qu’elle peut le prétendre…

Le « Grand Partage » avec la Modernité

Cette expression du « grand partage » est celle de Philippe Descola[7], reprise par Catherine Larrère. Elle désigne la construction d’un occident qui sépare de façon radicale l’homme de son environnement physique. La Modernité institue la rupture ontologique de l’ordre humain et de l’ordre naturel sur le mode du sujet (esprit) et de l’objet (matière). Rappelons que la cosmologie grecque consacre la grande unité de l’homme et de la nature. L’ordre humain et inscrit dans l’ordre cosmique et en constitue l’élément central. Cet ordre cosmique est le Tout harmonieux dont le principe organisateur est la raison. Une vision de la nature caractérisée donc par son anthropocentrisme et son finalisme (chaque élément du cosmos prend sens en fonction de l’homme)[8]. A cet univers clos, hiérarchisé et géo-centré, la vision galiléenne puis keplerienne et newtonienne est celle d’un univers infini, non hiérarchisée et non géo-centré. Simultanément naît une sciencedominée par la mécanique, qui opère un décentrement de l’observateur par rapport à la nature observée. L’expérience est mathématisée et la nature est entièrement soluble dans l’explication mécanique. Elle est définalisée, simple objet de connaissance, sur le modèle de la machine[9]. « Natura naturata », simple assemblage de « figures, grandeurs, et mouvements ».Simple chose à la disposition de l’homme, stable, fixe, aux lois éternelles. Dieu a créé la Terre à l’usage des hommes. Il s’agit d’en devenir « maître et possesseur » (Descartes). Il faut mentionner  à ce sujet les racines judéo-chrétiennes du paradigme du « grand partage » : une lecture de la Genèse nous montre un homme que Dieu fait à son image, et qui se trouve donc coupé du reste de la nature. Celle-ci n’est plus qu’un ensemble de moyens à sa disposition[10]. Etre de grâce (vision chrétienne) ou être de liberté (vision séculière ou laïque), l’être humain est « hors nature ».La nature est entièrement soluble dans l’entreprise de mathématisation et la régularité mécanique des lois naturelles d’enchaînement des phénomènes.La « natura naturans », plus ou moins menaçante et ne se préoccupant pas de l’homme va en quelque sorte être « récupérée » par Descartes sous l’espèce d’une « nature naturata »[11]. Comme nous l’avons déjà noté, une des conséquences les plus importantes de ce nouveau paradigme de la nature est sa définalisation. Descartes puis surtout Spinoza vont échafauder une critique radicale du finalisme qui revient à considérer « toutes les choses étant dans la nature comme des fins à son usage (des hommes) ». C’est bien parce que la nature n’est faite pour aucun usage particulier que nous avons la liberté d’en user comme bon nous semble. L’instrumentalisation de la nature à des fins humaines trouve ici son meilleur argument. Une deuxième conséquence est l’extériorité radicale de l’homme par rapport à la nature. Kant achève en quelque sorte cette séparation en distinguant essentiellement l’ordre de la nécessité naturelle et celui de la liberté humaine. Il est en cela le penseur de l’altérité radicale de l’homme avec la nature :la distinction est radicale entre l’humanité comme espèce biologique et l’humanité comme moralité. Citons ici la critique de Merleau-Ponty qui nous paraît des plus pertinentes : l’homme n’est pas un animal auquel s’ajouterait une raison. Nous sommes « une autre corporéité » dans laquelle notre raison est présente. Il n’y a pas coupure, mais continuité corporelle : « La vie comme histoire est enveloppante par rapport à notre pensée. Nous sommes en elle. ». Toujours est-il que cette conception de l’homme « empire dans un empire », capable de s’arracher de ses déterminations naturelles et d’exercer sa domination, critiquée par Spinoza, sera cependant très dominante. Elle prendra philosophiquement la forme de l’opposition entre humanisme et naturalisme[12]. Lephilosophe Francis Bacon (fin XVI, début XVIIème siècle) est sans doute celui qui exprime le mieux ce nouveau paradigme anthropocentriste de l’homme prométhéen : « L’empire de l’homme sur les choses n’a d’autre base que les arts et les sciences, car on ne peut commander à la nature qu’en lui obéissant ». « Etendre l’empire et la puissance du genre humain tout entier sur l’immensité des choses », telle est sa profession de foi. Un paradigme qui doit bien  sûr être mis en perspective avec la supériorité technologique de l’Europe sur le reste du monde dès le XVème siècle. Celle-ci est liée non seulement au progrès des sciences modernes mais aussi à l’histoire des techniques, que l’on doit considérer dans son développement autonome, et pas seulement comme la conséquence mécanique de celui des sciences. « Le grand partage » est précisément le nom donné par l’anthropologue Philippe Descola[13]à la construction d’un occident qui sépare de façon radicale l’homme et son environnement physique. La notion même de « nature » est une élaboration particulière de ce qu’il nommera « l’ontologie » particulière à la civilisation occidentale[14]

Un paradigme homme/nature qui perdure…

Sommes-nous toujours sous la domination d’un tel paradigme ?Cette séparation entre ces deux « ordres », solidaire d’une représentation de la nature comme natura naturata (opposé à natura naturans, ce qui est vivant dans la nature, et donc susceptible de devenir et de dégradation), c'est-à-dire gigantesque Meccano, objet physique éternel non susceptible de dégradation, a longtemps conduit à penser l’économie et la politique comme appartenant au seul régime de la culture, et facilité l’oubli de la fragilité et de la limitation des ressources naturelles. La rationalité économique se développe alors en dehors de toute considération éco-logique. Le libéralisme, mais au-delà tout le mouvement de l’économie elle-même, se rattache à cette représentation du monde. Mais il est vrai qu’en ce moment de transition se développe aujourd’hui dans les consciences un mouvement à l’allure opposée, dans lequel la nature devient une référence première très valorisée. Elle prend de plus en plus valeur de norme, devient de plus en plus comme un arbitre ou une autorité morale, détentrice d’une justice immanente,  au fur et à mesure qu’elle apparaît menacée par l’activité technique et productive sur l’environnement.Pourquoi « c’est naturel » veut-il dire « c’est bien » ou « c’est évident » s’interroge Lorraine Daston[15] ? Pourquoi, lorsqu’on parle dans la presse de l’ouragan Katrina, on dit « la nature a pris sa revanche » ? Pourquoi « la nature est venue sanctionner le comportement humain… »à Fukushima ? …etc.? Tout ce qui est artificiel est désormais l’objet d’une méfiance partagée ; à l’inverse le naturel se pare de plus en plus de qualités : les valeurs de santé, d’authenticité, d’essentialité lui sont souvent associées. Les produits alimentaires naturels (biologiques), mais aussi la cosmétologie naturelle, l’agriculture naturelle, les médecines naturelles, les espaces sauvages[16] ou ensauvagés, sont incontestablement mis en valeur. L’opposition de nature anthropologique qui sépare depuis longtemps l’homme et ses techniques d’un côté, et la nature de l’autre, comprise comme un milieu vierge de toute intervention humaine, et qui est sans doute l’apanage de nos cultures occidentales, apparaît de plus en plus nettement dans notre période sur le mode d’une responsabilité coupable de prédation en direction  de la nature. Autrement dit, si nous sommes passés d’une vision franchement prométhéenne à une forme culpabilisée de méfiance par rapport à ce qui est désormais vécu comme une sorte d’agression à l’encontre de la nature, nous pouvons cependant soutenir l’hypothèse que ces deux attitudes relèvent d’une même « ontologie », pour reprendre le terme de Descola… A l’homme qui se définit comme « hors nature » de Luc Ferry, succède un homme de plus en plus soucieux de son environnement, mais il semble que la plupart du temps les deux idéologies rivales qui se font face relèvent en effet du même « grand partage », même si bien sûr les signes en sont inversés. Ainsi Heidegger, le premier à avoir dénoncé « l’arraisonnement «  de la nature par l’homme, et porté une critique radicale de la technique comme manière d’arracher à la nature de l’énergie et du profit, est un exemple frappant de la continuation de ce dualisme homme/nature, ainsi que la pensée de ses successeurs : les pensées de la décroissance d’un Serge Destouche ou de la « Deep Ecology ». Beaucoup d’écologistes défenseurs de la « wilderness » (la nature sauvage), véritable création culturelle de l’occident[17], reconduisent de manière ethnocentriste un tel dualisme homme/nature. Cette philosophie américaine repose sur le sophisme de la « Terre vierge », et sur l’idée que toute intervention humaine représente en tant que telle une souillure et ne peut que l’altérer. D’où l’idée de la tenir résolument à l’écart des intrusions humaines…L’expérience solitaire de la « wilderness » (de la vie sauvage) s’accompagne souvent d’une dimension esthétique et romantique par ailleurs digne d’intérêt, mais qui en dit plus sur la culture élitiste d’où elle émane que sur la nature en question… Comme on pouvait le prédire, ces débats contaminent l’écologie elle-même : les « naturalistes » s’opposent aux « humanistes », un peu comme s’il s’agissait de choisir entre nature et culture. Les « humanistes »n’envisagent la prise en compte des problèmes d’environnement que du point de vue anthropocentrique (peut-être vaudrait-il mieux dire aujourd’hui « socio-centré »), et considèrent toujours que, fondamentalement, la puissance technicienne parviendra à les résoudre, continuateurs de la  croyance maintenue au progrès telle que les Lumières en ont promu l’idée.Sans nier les effets pervers de l’exploitation de la nature, ils font confiance aux développements des sciences et des techniques pour trouver les remèdes. Dans une certaine mesure, le discours d’un certain écologisme dénonçant cette vision relève lui aussi d’une opposition entre l’homme et la nature : il critique l’extériorité de l’homme et plaide pour une insertion plus grande, mais ce faisant suppose la réalité d’une telle extériorité. En ce sens, il reconduit une approche qui relève toujours d’une certaine modernité, même s’il en inverse les signes.Remplaçant « l’anthropocentré » par le « bio-centré », il subordonne l’homme aux fins de la Nature, pour retrouver une harmonie qui serait désormais perdue.Nous retrouvons un antagonisme similaire entre les technophiles et les technophobes : ils partagent une même fascination pour les techniques et pensent que leur auto-développement (développement automatique et autonome) échappe au contrôle des hommes pour produire soitle bien (pour les uns) soitle mal (pour les autres). Malgré le caractère assez radical de l’analyse de Hans Jonas[18], il reconnaît lui-même qu’il n’est pas possible de revenir en arrière, et qu’il faut trouver une partie du remède dans le mal : « le genre humain est obligé d’aller de l’avant et de tirer de la technique elle-même les remèdes à sa maladie, en y ajoutant une dose de morale modératrice. »[19]. Ainsi nous voyons bien que nous avons besoin de sortir d’un dualisme trop rigide. A l’heure de l’anthropocène, caractérisée par une empreinte humaine sans équivalent sur la nature, comment continuer de distinguer aussi radicalement le naturel et l’artificiel ? Comment ne pas « naturaliser » l’homme (qui devient la principale force géo-physique susceptible de modifier les équilibres naturels) ? « Quand l’homme devient monde »[20], la nature se distingue de moins en moins de l’artifice. L’affirmation selon laquelle l’humanité est la force géologique principale capable de modifier les grands cycles planétaires conduit logiquement à une naturalisation de l’homme : l’homme fait partie de la nature, Michel Serres en avait déjà l’idée[21] : « Les grandes agglomérations, « ces plaques humaines immenses et denses » ont acquis au niveau planétaire un poids équivalent à celui d’une mer, d’un désert ou de grands massifs montagneux, modifiant le climat, la circulation de l’eau et la composition de l’atmosphère ».Selon Fabienne Brugère[22], c’est notre individualisme et notre croyance en la possibilité de  déterminer nous-mêmes les sociétés politiques indépendamment de la nature qui fait que nous avons du mal à passer à une écologie politique, à considérer l’urgence écologique à sa juste mesure. Nous continuons de faire comme si les sociétés politiques n’étaient que des affaires artificielles qui consisteraient à ne se préoccuper que des affaires entre les hommes. L’écologie suppose au contraire de faire rentrer la question de la Nature et la question des rapports entre les hommes et la Nature, ce qui détermine aussi en grande partie les rapports entre les hommes eux-mêmes. Nous voyons bien comment ici c’est la partition habituelle des hommes et de la nature qui se trouve bousculée : à l’heure de l’anthropocène, l’histoire de la nature ne peut qu’entrer dans l’histoire humaine, et l’histoire humaine dans l’histoire de la nature, comme le dit avec force Michel Serres[23]. Comment penser un rapport qui ne soit pas d’extériorité, et qui ne relève pas uniquement d’une conception romantique ou esthétique ? Comment parvenir à desserrer l’étau du dualisme, sans pour autant penser que nous pourrions ainsi nous libérer d’une culture qui nous fait ce que nous sommes ?

Le naturel et l’artificiel

Nous avons pu constater que la pensée moderne des rapports de l’homme avec la nature reposait essentiellement sur l’opposition naturel/artificiel, et que l’artifice avait tendance de plus en plus à être dévalorisé, apparenté à factice, fabriqué, inventé, postiche, etc. Une opposition, donc, qui ne serait plus seulement descriptive mais normative. Elle est en particulier utilisée aux USA par les défenseurs de la nature pour dénoncer l’artificialisation humaine. Nous voudrions montrer qu’elle est loin d’être évidente, en suivant pas à pas l’argumentation de Catherine Larrère[24]

→Naturel et artificiel font cercle : plus d’affinités entre eux que l’on pourrait le croire au premier abordLa distinction aristotélicienne entre les deux est classique : les choses naturelles selon Aristote ont en elles-mêmes le principe de leur existence alors que les choses artificielles « n’ont pas en elles-mêmes le principe de leur fabrication ». Les artefacts n’ont pas d’existence propre, puisque la forme est donnée à la matière par l’esprit du fabricant. Il faut noter que pour les grecs, la technique est proche d’un expédient, d’une invention ingénieuse permettant de se tirer d’affaire dans une situation embarrassante en imitant la nature[25]. Mais cette démarche aristotélicienne est anthropomorphique puisque c’est l’objet fabriqué qui sert de modèle pour penser la finalité du processus naturel (l’exemple bien connu du potier qui fabrique son objet selon son propre dessein). L’objet naturel relève d’une finalité interne alors que l’objet fabriqué relève d’une finalité externe. La nature est ainsi pensée par le truchement d’une projection de l’idée que nous nous faisons de nos propres actions ; inversement, nous pensons l’objet de l’art ou de la technique comme imitation de la nature… Il est facile de se rendre compte qu’ici le naturel et l’artificiel font cercle et qu’ils sont beaucoup plus proches qu’une première approximation le laisserait entendre…

→ « Toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles »[26].Avec Descartes, les artefacts retrouvent un statut ontologique équivalent avec celui des objets naturels. En effet, « toutes les règles de la mécanique appartiennent à la physique », et il n’y a pas de différences entre les machines et « les divers corps de la nature », et réciproquement la nature doit être envisagée comme une machine[27]. Comme nous l’avons déjà évoqué, la nature est conçue comme matière, saisie en extériorité, d’où toute finalité interne est exclue (critique du finalisme aristotélicien des « causes finales »). Le dualisme nature/artifice est évacué, au profit d’une mécanisation de la nature et d’une naturalisation de l’artifice. En revanche, il est remplacé par un autre dualisme, celui du sujet et de l’objet, ou de l’esprit et de la matière, ou encore de l’âme et du corps comme deux substances séparées, qui place l’homme hors de la nature. Comme le souligne Philippe Descola[28], c’est avec Descartes que s’impose « l’ontologie naturaliste occidentale ». Ce qui apparaît désormais clairement avec Descartes, c’est l’action technique proprement dite : la différence entre les objets qui dépendent de processus naturels et ceux qui sont les produits délibérés de l’action humaine reposent désormais sur le caractère intentionnel de l’action technique (qui doit nous rendre « maîtres et possesseurs de la nature »). Dans le prolongement de Descartes, Kant pourra dire que toutes choses de la création (divine comme fabriquées par l’homme) ne sont que des moyens, et que seul l’homme, parce qu’il est doué de raison, est une fin en lui-même… Se trouve ainsi posé le socle sur lequel l’homme peut se poser dans un rapport d’appropriation et de domination de toute la nature.

→ L’artificiel est aussi instrument et objet de connaissance du naturel[29]L’artificiel intervient en effet à plusieurs titres dans la connaissance de la nature : d’abord comme instrument de connaissance (observation, expérimentation), ensuite comme « modèle du naturel » (métaphorique, comme par exemple l’horloge, mais surtout théorique comme modèle virtuel) : si nous nous souvenons que le réel est toujours l’objet d’une construction, l’artificiel est aussi véritablement « l’objet » de la connaissance. JP Seris pose donc la pleine identité du naturel et de l’artificiel…

→ L’artificiel ou l’exploration de possibles naturels. A partir d’Aristote, Cornelius           Castoriadis[30] définit la technique comme « actualisation non naturelle d’un possible ». Comme Catherine Larrère le montre à partir des biotechnologies, la technique actualise des possibles au sein d’une vie biologique aux structures ouvertes à la variation et à la contingence, sans ruiner la stabilité de l’ensemble. De telles technologies s’appuient à la fois sur la rationalité du réel et sa plasticité. Nous serions en réalité en présence de deux types d’interventions distinctes du point de vue des techniques : une partie s’apparenterait à une pure et simple fabrication d’un produit à la demande et sur mesure, selon un plan préétabli ; l’autre  ferait émerger, grâce à des manipulations, des propriétés nouvelles, inattendues. C’est notamment le cas en ce qui concerne les nanotechnologies ou les biotechnologies. Il est en effet indéniable que le niveau d’intégration de ces nouvelles technologies à la nature ou à la vie biologique est très élevé (l’expression « bio-technologie » le manifeste d’elle-même). La recherche dans ces domaines favorise l’ouverture et l’accueil de la surprise, inscrit le hasard en son sein. Selon Catherine Larrère de tels artefacts doivent être étudiés comme des êtres naturels[31]. L’objet technique se rapproche ici beaucoup de la nature. Non pas, comme le dit Aristote, parce qu’il aurait en lui son propre principe interne (il demeure de ce point de vue un artefact, en tant que création), mais par sa capacité à entretenir de multiples relations avec son milieu. Les sciences techniques explorent dans ce cas des « possibles naturels » à l’aide d’instruments artificiels. Nous allons voir dans un instant que cette première analyse est le premier moment d’une distinction très importante concernant la façon de penser la nature : l’agir de la fabrication d’un côté, celui du pilotage ou de l’accompagnement de l’autre…

Vers un nouveau paradigme homme/nature

► L’opposition nature/artifice divise aussi les écologues…La dimension problématique de cette distinction divise les écologues : certains vont par exemple épingler vivement ceux qu’ils appellent péjorativement les « gestionnaires de la nature », leur activisme et « gesticulations écologiques ». Ceux qui sont visés concernent les domaines de gestion conservatoire (conservation du littoral, espaces protégés…), les travaux d’entretien ou de restauration des milieux, la régulation des prédateurs, la lutte contre les invasives[32]. Critique au profit d’une nature sauvage, des friches (industrielles, agricoles…), des espaces en dynamique naturelle… Les premiers au contraire défendent cette idée de « jardiner la nature » et ne voient pas l’intérêt de laisser les milieux évoluer librement. Ils sont les « gestionnaires de la biodiversité » alors que les seconds sont les tenants de la naturalité… Cette opposition recouvre la discussion précédente sur le couple artifice/nature : pour les uns, il y a artificialisation dès qu’il y a une intervention technique de l’homme. Le domaine de l’artifice comprend non seulement les objets techniques et les infrastructures que construisent les sociétés humaines, mais aussi tous les êtres naturels et tous les milieux qui ont été plus ou moins instrumentalisés :prairies pâturées, champs cultivés, forêts soumises à des pratiques sylvicoles, et même des espaces naturels à partir du moment où ils sont l’objet d’une « gestion » et d’une « protection ». « Gérer la nature, c’est forcément la dénaturer »[33]. Nous retrouvons bien là l’équation nature = source du bien, et son opposé (déploration de l’artifice). Pour les autres, tous les objets et les êtres qui nous environnent se situent entre ces deux pôles de la nature et de l’artifice. Il y a un continuum selon le degré d’artificialisation. Les milieux de vie sont hybrides, production conjointe des activités humaines et des processus naturels qui continuent de s’auto-entretenir. « Plus les activités humaines ont respectées la nature, plus on se rapproche de la nature, avec laquelle il a bien fallu composer »[34]. La question qui se pose est donc celle de savoir où l’on place le curseur… Il ne s’agit pas de ne pas prendre en compte la naturalité et le désir de sauvage, très prégnant aujourd’hui, mais on ne peut pas s’abstenir de toute réflexion sur les techniques. Même si ces positions sont théoriquement antagonistes, elles ne le sont pas dans la pratique et peuvent même parfois s’ajouter.

Mais sans doute que cette réflexion sur la nécessaire relativisation de l’opposition entre artificiel et naturel peut nous indiquer un nouveau chemin et nous permettre d’identifier un nouveau paradigme des relations entre l’homme et la nature. Mentionnons pour commencer ce qui vient « percuter » l’ancien modèle de l’extériorité de l’homme avec la nature.

► Une nature de plus en plus « anthropisée ». Commençons par reconnaître que notre représentation ou perception de la nature sont toujours « médiées » par les catégories et les normes de la culture qui nous traversent et font de nous des êtres culturels. Ce point de méthode en quelque sorte épistémique doit nous rappeler que la notion même de nature est un construit qui n’échappe pas aux médiations symboliques qui constituent le phénomène même de la culture. Mais surtout « l’hybridation » nature/culture de tous les objets ou systèmes existants nous montrent à quel point nous vivons dans des milieux fortement anthropisés, ou, si l’on préfère, dans une nature massivement humanisée. Mais comment pourrait-il en être autrement s’il est vrai que l’anthropocène se caractérise par cette intrication de l’histoire de la nature et de l’histoire humaine ? Comme le demande Tintin[35]dans la Lune : « y-a-t-il encore un lieu où « la main de l’homme n’a jamais mis les pieds ?». Tous les objets, instruments, véhicules, bâtiments, cités,  mais aussi champs et forêts que nous plions à notre volonté, infrastructures aussi, éléments constitutifs de paysages entièrement « anthropisés », font partie de ce qu’il est convenu d’appeler maintenant « techno-sphère » ou « techno-nature », n’en déplaisent à ceux qui s’accrochent à l’idée d’une nature immaculée. Cela conduit même certains philosophes ou anthropologues à avancer l’idée que « la nature n’existe pas »[36]. Considérée comme une croyance et une notion « molle et dangereuse » sans contenu véritable, il faut désormais s’en passer : « Cesse le possible recours à la notion séculaire de nature. Il faut la congédier, son temps est fini. Adieu à Pan ! »[37]. Cette position est très discutable car, même si cette notion de nature relève en effet d’un construit social et culturel[38], cela n’interrompt ni les processus naturels nécessaires à la vie, ni ceux que doit précisément pouvoir mobiliser la technique pour exister !Comme le disait si bien Bacon, la technique ne peut être dominatrice par rapport à la nature qu’en s’y soumettant… Les processus naturels ne cessent pas d’exister selon leur principe propre, et ne sont pas annulés par la présence d’artefacts ; Merleau Ponty le confirme : il défend «l’idée d’une nature comme celle d’une productivité qui n’est pas nôtre (et) qui continue sous les créations universelles de l’homme ». Toujours est-il qu’il y a artificialisation de la nature et naturalisation de nos artifices, et qu’il est difficile de distinguer, dans tout ce qui nous entoure, ce qui relève du naturel et ce qui relève de l’artificiel. Il y a aussi tous ces objets dont nous n’avons plus la maintenance et qui finissent par « échouer » dans la nature pour en devenir des éléments. Déchets, détritus, épaves, gaz d’échappement des voitures, nitrates en excédent, pesticides, fumées d’usines, sel répandu sur les routes, mais aussi le trou dans la couche d’ozone, l’effet de serre, les pollutions de toutes sortes …etc. tous ces produits ont un avenir naturel que nous ne maîtrisons pas.A la fois objets naturels et sociaux, ils sont souvent au cœur de la crise environnementale. Ce sont les systèmes écologiques de la planète eux-mêmes qui sont tous anthropisés, c’est-à-dire qui intègrent désormais l’intervention humaine, non pas comme un élément étranger, mais comme faisant partie intégrante de l’écosystème. La nature apparaît d’autant moins extérieure à l’homme qu’elle comprend désormais aussi bien nos ouvrages hybrides –« La contemplation d’un paysage, surtout dans nos vieilles contrées rurales, qu’il s’agisse du bassin de la méditerranée, de la vieille Europe, ou de l’extrême orient, suffit à comprendre à quel point la nature est anthropisée »[39] -  que le devenir naturel de tous les produits que l’on rejette. La nature « associe nos œuvres » à l’infinie variété des organismes qui cohabitent avec nous. Cela est d’une importance considérable quant au nouveau paradigme homme/nature que nous devons penser désormais… La réflexion sur le paysage peut nous aider à mieux comprendre la nécessité d’abandonner la conception moderne (et désormais classique) de la séparation de l’homme avec la nature : le paysage résulte de l’interaction entre des processus naturels et des activités humaines. Sur un arrière-plan naturel, les sociétés humaines façonnent leurs territoires : les modes d’occupation des sols, les différents systèmes de mise en valeur vont modifier la disposition des habitats et des infrastructures, la répartition des agrosystèmes, la physionomie des forêts. Nous avons cent fois raison de dénoncer les effets néfastes de l’emprise technicienne sur la nature, mais nous devons percevoir aussi les effets positifs : en l’absence de mise en valeur, la nature reprendrait le dessus, mais pas de façon nécessairement profitable pour l’homme. Il est indispensable d’assumer le caractère hybride des milieux, de penser l’insertion de l’homme dans la nature dans une perspective d’évolution permanente où la nature n’est pas une identité fixe et immuable. Ce que nous sommes capables de faire pour des espaces particuliers à protéger – comme s’ils devaient être distingués d’autres espaces destinés aux activités normales – ne devrait-il être généralisé à tout espace ?

► Un nouveau paradigme

→ Un nouveau modèle d’écologie scientifique semble remplacer l’ancien : contrairement à ce que nous inclinait à croire les premières théories, la nature n’est pas un système harmonieux et en équilibre que l’intervention humaine déséquilibrerait. Elle a elle-même une histoire, et celle-ci intègre l’histoire humaine. C’est une mise en cause très claire de la théorie du « climax », qui défendait l’idée d’équilibres naturels en l’absence de l’intervention humaine. La nature posséderait selon cette ancienne théorie des mécanismes autorégulateurs qui préserveraient cet équilibre nommé « climax », les perturbations étant nécessairement exogènes, c’est-à-dire provenant des interventions humaines. Les nouveaux modèles se sont dépris de cette écologie classique pour adopter une conception dynamique des processus naturels qui intègrent les facteurs de perturbations naturels comme anthropiques (dus à l’homme). Ces systèmes sont régulièrement soumis en effet à des processus « chaotiques » et des perturbations déterminées mais imprédictibles, dont les actions humaines (mais pas seulement). Les principaux enseignements de ces nouveaux modèles sont les suivants : 1) Ces facteurs de perturbations d’origine diverses structurent les communautés biotiques, les écosystèmes et les paysages. Dans ces évolutions de nature chaotique, la notion de climax perd son sens. 2) On doit étudier ces processus de structuration et de transformation des systèmes écologiques en intégrant les activités et les constructions humaines (souvent comme facteur négatif, parfois dans un sens positif). 3) On doit également prendre en compte dans ces analyses les pratiques de génie écologique telles que celles déjà évoquées, qui sont à l’origine de la restauration des milieux, et qui réorientent la dynamique des communautés biotiques[40]. 4) La nature comme « naturans », c’est avant tout la diversité des formes de vie, d’où l’intérêt d’une part de les inventorier et de les comprendre (nous sommes très loin du compte pour l’un comme pour l’autre…), et d’autre part de s’efforcer de la préserver…

→ L’importance de la biodiversité. L’éco-centrisme.

Nous vivons une période d’extinction sans précédent des espèces, en partie due à l’activité humaine. C’est en effet la première fois que la planète est bouleversée en un instant court par une espèce vivante). « La diversité est la base de l’adaptabilité des êtres vivants et peut-être des systèmes écologiques et de la biosphère toute entière, face aux changements qui peuvent affecter leur environnement »[41].La notion de la biodiversité entre en force dans de tels modèles. L’évolution et l’adaptation des espèces est inséparable de l’existence de cette diversité biologique. Cette variabilité nécessaire concerne non seulement les organismes vivants de toute origine, mais aussi les écosystèmes terrestres, marins et aquatiques[42]. Elle désigne aussi bien la diversité au sein des espèces, entre les espèces, entre les écosystèmes eux-mêmes, et recouvrent en vérité l’ensemble des interactions entre tous les êtres vivants. Ce nouvel « écocentrisme », selon P. Blaudin, affirme « la primauté du système et de l’interdépendance des éléments »[43]. Pour les gestionnaires d’espaces protégés, il ne s’agit plus de considérer que tout ce qui est naturel est bon, et tout ce qui est artificiel est douteux, mais d’évaluer les activités humaines du point de vue des conséquences qu’elles ont en matière de diversité biologique. Se placer sur le terrain de la biodiversité, c’est ne plus se focaliser sur la confrontation nature/culture, mais s’interroger sur la pluralité des relations que les hommes – dans leur diversité biologique et culturelle – entretiennent avec les vivants non humains dans la multiplicité de leurs formes de vie. Il s’agit donc de piloter des dynamiques naturelles plus ou moins favorables à la biodiversité et plus ou moins désirables pour les hommes : quel état du monde est préférable aux autres, du point de vue des affaires humaines comme de celui de la nature ? Nous voyons avec cette dernière précision que l’éco-centrisme dont parle P. Blaudin n’est pas inconciliable avec  une certaine forme d’anthropocentrisme.

→ Anthropocentrisme et éco-centrisme : pas d’opposition irréductible.Anticiper pour les générations futures et se préoccuper de leur sort est après tout un objectif anthropocentrique. Mais pour pouvoir le faire, il faut préalablement se situer dans son environnement, et commencer par « penser comme une montagne »[44]. Nous devons articuler notre action technique à notre action éthique, et régler notre conduite à l’aide de la connaissance que nous avons de notre monde (et notamment notre connaissance écologique).Il s’agit d’une attitude prudente (au sens aristotélicien) : le chemin s’ouvre au fur et à mesure que nous avançons, nous sommes amenés à faire attention où nous mettons les pieds, et de choisir des trajets non prévus au départ. Par ailleurs, l’importance accordée à la connaissance dans une telle approche nous conduit naturellement  au « Contrat naturel » de Michel Serres : les scientifiques doivent jouer un rôle déterminant sur l’inscription dans le débat public des certitudes, mais aussi des hypothèses et des nombreuses controverses autour de questions d’une grande complexité et qui ne permettent pas d’élaborer des scénarios dans la certitude.  Le noyau rationnel de ce contrat se trouve dans les rapports que les hommes entretiennent entre eux pour être porte-parole de la nature (mandataires de la nature). Cela se traduit concrètement par une alliance constructive des scientifiques et des politiques sur ces questions[45].  Il incombe aux scientifiques de faire ainsi témoigner « en personne » les choses, et de les porter sur la place publique, pour une juste appréciation des risques. Nulle finalité transcendante ne doit présider à ces liens que les hommes doivent désormais entretenir avec la nature : mais ils sont seulement ceux du langage de la science, celui « où la Terre nous parle en termes de forces, de liens et d’interactions, et cela suffit à faire un contrat ». Celui qui nous lie indissolublement à la nature, au nom de cette conjonction de phénomènes, certes définalisée (au sens de l’ « architecture d’atomes » et de « leurs mouvements appropriés » présents dans la conception de la nature chez Lucrèce), dans laquelle nous sommes insérés.

« La nature, çà n’existe pas » (Philippe Descola)[46] : remise en question de la vielle opposition nature/culture

C’est dans un autre sens que celui dont font usage François Dagognier ou Bruno Latour que le grand anthropologue P. Descola, continuateur et fils spirituel de Claude Levi Strauss qu’il a remplacé au Collège de France[47], avance l’idée que cette conception habituelle pour nous d’une dualité homme/nature est spécifiquement occidentale et n’a pas de sens dans d’autres cultures. D’un côté un monde naturel qui est l’objet des sciences dites « dures », de l’autre la culture, les sociétés et la singularité supposée de l’homme par rapport aux animaux et aux plantes, tel est en effet notre vision. Cette façon de percevoir façonne toutes nos actions. P. Descola est allé vivre avec les indiens Achuar aux confins de l’Amazonie, dans les années 70, une population décrite comme « à peine dissociée de la nature » par les voyageurs européens depuis le début du XVIème siècle. Ces observateurs se demandaient ce qui pouvait bien faire société chez des gens qui apparaissaient comme « dispersés », « sans foi, ni roi, ni loi »…  L’anthropologue va alors faire une hypothèse qui va s’avérer très féconde : et si les plantes et les animaux constituaient avec les humains unesociété élargie qui n’avait pas été perçue jusqu’alors par les explorateurs ? Imprégné lui-même par la distinction nature/culture, il découvre avec grande surprise que ce dualisme n’a strictement aucun sens pour les Indiens dont il partage le quotidien. Il qualifie d’animisme leur système de pensée : ils attribuent une âme à des êtres non humains, comme les plantes et les animaux. Et les hommes dialoguent régulièrement avec eux : « un plant de manioc peut venir vous visiter en songe sous les traits d’une personne humaine ». Il y a, dit P. Descola, « continuité des intériorités » : l’âme excède les limites du groupe que nous percevons comme humain. Les populations autochtones amazoniennes ne considèrent pas les non-humains comme des objets mais comme des entités dotées comme les humains d’intériorités, et avec lesquelles les humains ont des relations intersubjectives.  Mais le deuxième aspect est tout aussi important : chaque espèce à une nature qui lui est propre (son corps), grâce à des dispositions physiques spécifiques, et aucune « nature » commune ne les réunit : on peut ainsi parler de « discontinuité des physicalités ». Il faut noter tout de suite que la classification ou typologie proposée (nous allons y venir) nous présente des « idéaux types », la réalité étant plus « impure »[48]. En ce qui concerne notre culture occidentale, nos perceptions sont diamétralement opposées : les humains sont perçus comme étant les seuls détenteurs de l’esprit, ce qui les distingue radicalement des non-humains. En revanche, les uns et les autres sont englobés dans une « nature », régie par un même système de lois mises en évidence par la physique, la biologie, la chimie etc. Il n’est pas étonnant, étant donnée l’histoire de la domination occidentale sur la planète entière, que cette distinction entre la nature et l’homme (ou la culture) soit passée pour universelle. Ce système de pensée, qualifié de « naturalisme » par Descola[49], est l’exact symétrique de l’animisme : il y a discontinuité des intériorités (puisque seul l’homme en possède une) et continuité des physicalités (c’est-à-dire de la dimension physique : mon organisme est régi par les mêmes principes que les animaux et les plantes). Nous retrouvons bien là « le grand partage » de la Modernité : le rôle prépondérant accordé au sujet connaissant d’un côté, et de l’autre une « nature » où les organismes (non humains) sont vidés de toute intériorité et de toute capacité cognitive, conçus comme de purs mécanismes physiques (théorie des animaux-machines). Le projet naturaliste finit de se cristalliser avec l’émergence, au XIXème siècle, de l’idée de société et des sciences sociales correspondantes, notamment avec Auguste Comte et Emile Durkheim, qui finit d’entériner le « partage ». En réalité, Descola va construire un modèle à quatre combinaisons possibles, « théorie générale d’être au monde », complétant ainsi les types naturaliste et animiste, et corroborant ses enquêtes de terrain ; cela à partir des deux critères suivants : 1) Même « intériorité » chez les humains et les non humains (ou bien intériorité différente) ?2) L’organisme des non humains a-t-il les mêmes propriétés que celui des humains ? Deux autres « types » sont ainsi dégagés : le totémisme (par exemple Aborigènes australiens), où des groupes d’humains et de non humains partagent les mêmes qualités morales et physiques (même intériorité, même physicalité), et se distinguent ensemble d’autres groupes d’humains et de non humains. L’analogisme pour sa part relève d’une fragmentation radicale : chaque être est un composé différent et spécifique d’intériorité et de physicalité. Pour rendre le monde intelligible, il faut alors tracer des analogies entre les êtres[50]… Toutes les civilisations ont sans doute leurs excès, en lien avec leur trait dominant… En ce qui concerne la société capitaliste, associée par certains aspects à cette « ontologie » naturaliste, l’hubris du naturalisme consiste certainement dans le fait de voir le monde « comme un vaste entrepôt dans lequel nous pouvons puiser sans limites », avec les conséquences que l’on sait.Mais il n’est pas moins certain qu’il a permis également un développement des sciences et des techniques inégalé. Cette description des quatre « ontologies » se veut descriptive et non normative. Mais comme nous le verrons, nous aurions sans doute intérêt à « desserrer l’étau du naturalisme » dans les pays occidentaux. Notre façon de considérer notre planète comme un système de ressources infinies est en tout cas dommageable. Le travail de Philippe Descola s’inscrit dans un rêve qu’il avoue vouloir poursuivre : si nous parvenions à comprendre l’ensemble des principes de composition des mondes, nous pourrions sans doute penser des mondes nouveaux qui n’ont pas encore donné lieu à réalisation[51]. Nous devons en particulier nous interroger pour savoir quel monde permettrait les relations les moins destructrices entre humains et entre humains et non humains…

Desserrer l’étau du dualisme. La réponse du « dualisme faible »

Une façon de se poser la question des nouvelles relations de l’homme avec la nature est de se demander s’il est possible de dépasser les alternatives que nous avons mentionnées : comment penser un rapport qui ne soit pas d’extériorité, et qui ne relève pas non plus du finalisme de ce nouveau dieu qui serait la nature et dans lequel nous serions englobés ? Un rapport qui ne soit pas purement instrumental mais qui ne soit pas non plus seulement romantique ou esthétique ? Il est tentant d’opposer au dualisme constitutif de la Modernité depuis Descartes le monisme défendu par un philosophe comme Spinoza : « Montagnes, loups, humains, nous ne sommes jamais que des modes de la substance unique et infinie, des fragments de tout de ce qui est ». Mais peut-on considérer les hommes comme des êtres naturels comme les autres sans prendre en considération leur responsabilité particulière vis-à-vis du reste de la nature, ce qui est le propre d’une perspective écologique. Nous pouvons ici appréhender le paradoxe : il nous faut remettre en cause la séparation de l’homme et de la nature, et en même temps conserver cette séparation pour qualifier et évaluer la façon dont les hommes se comportent avec les non-humains, et évaluer les actions qu’ils entreprennent. Francis Wolff montre de la même façon que cette science naturaliste qui aujourd’hui analyse l’homme comme « animal comme un autre », prouve se faisant qu’il n’en est rien (le fait de développer une démarche scientifique est évidemment le propre de l’homme !). Sur le plan de l’anthropologie en tout cas, il paraît très difficile d’adopter une position purement moniste ou purement dualiste. D’une certaine façon, nous avons par exemple intégré l’idée que le dualisme cartésien – la chose pensante d’un côté, l’animal-machine de l’autre – devait être surmonté, et « l’esprit-machine » (naturalisation et mécanisation de l’esprit dans les sciences cognitives) s’est substitué à « l’animal-machine (mécanisation de la nature), et annonce un changement d’ontologie (monisme : pas de différence entre l’esprit et la matière) : mais nous devons distinguer ici l’hypothèse d’un travail qui se veut scientifique, et le choix d’une option métaphysique. Le fait de « nous envisager », pour des raisons méthodologiques, comme des machines, ne signifie pas que « nous sommes » des machines !

Philippe Descola définit l’anthropologie comme « la science des médiations entre nature et culture », mais cette façon de penser les médiations entre ces deux pôles opposés ne parvient pas à éviter la dualité, et cette définition est encore bien occidentale. Les trois autres « ontologies » citées en dehors du naturalisme (animisme, totémisme et analogisme) montrent qu’une telle dualité n’est pas incontournable… Mais serait-ce raisonnable de vouloir penser complètement en dehors des catégories qui nous font culturellement ce que nous sommes ? Sans doute que non, mais en revanche il est tout à fait possible d’opter en faveur d’un dualisme faible, c’est-à-dire, pour reprendre l’expression de Catherine Larrère, de desserrer l’étau du dualisme, de façon à ce que nous ne soyons pas contraints à penser les rapports entre les deux domaines en termes d’exclusion ou de domination. Par exemple, le « naturalisme moderne » de nombreuses approches éthologistes actuelles n’hésitent pas à utiliser une bonne dose d’anthropomorphisme (donc d’animisme !) pour développer une autre vision des animaux et approcher ce que leur univers mental a de semblable au nôtre…

Il nous est très difficile de ne pas avoir une « théorie de la nature »… Comment se passer de cette référence dernière : comme la polysémie du terme l’indique, elle fournit ce à partir de quoi toute chose existe, et aussi le principe qui définit chaque chose en sa nature propre. Toute approche désireuse de saisir la complexité du monde le fait en général à partir de trois instances ou entités en quelque sorte « primaires » : la nature (ou l’espèce), la société et l’individu, « ce dernier étant le principal relai de la pénétration du naturel dans le social »[52][K1] .Nous ne pouvons pas penser dans une autre culture et une autre langue que les nôtres…

La réponse du dualisme faible consiste à poser une continuité plutôt qu’une rupture entre les deux pôles opposé du naturel et de l’artificiel ; un exemple botanique peut l’illustrer concrètement : un sapin en plastique est plus artificiel que le sapin planté pour être coupé, qui est plus artificiel ou moins naturel que celui d’une forêt de conifères qui s’est régénérée toute seule, qui est moins naturel que le sapin d’une forêt primaire. Il n’y a pas de frontière définitive, la question étant de savoir où nous souhaitons faire passer le curseur… il en va de même probablement pour les politiques écologiques. « Pour certains (Elliot, Katz), seul le sapin de la forêt primaire est naturel. Moins dualistes, certains aristotéliciens penseront que s’il pousse tout seul, le sapin est naturel, et que seul le sapin en plastique est artificiel car le résultat est extérieur à l’activité qui l’a produite »[53]. En réalité, aucun critère interne au naturel ou à l’artificiel ne nous permet de les départager dans l’absolu. C’est le fruit d’un arbitrage social et politique, d’un « nomos », c’est-à-dire d’une convention résultant d’une délibération rationnelle. « Elle-seule peut tracer la ligne de partage entre « phusis » et « technè »»[54].

Agir avec la nature ou contre elle (« le démiurge et le pilote »[55])

Comment peut se traduire concrètement et empiriquement le changement de paradigme concernant le rapport de l’homme avec la nature ? En quoi ce nouveau modèle ouvre des perspectives nouvelles pour l’action humaine ? C’est en étudiant les processus techniques que l’on peut distinguer les différences existantes entre deux grands modèles concurrents. C’est le chemin que Catherine Larrère nous invite à suivre dans son livre[56]

► Deux grands modèles de la techniquequi instaurent des rapports avec la nature et entre les hommes différents

L’enjeu est important : trouver un autre paradigme du faire technique que celui de la fabrication, une conception de la technique qui ne soit pas oublieuse de la nature. Il y a en effet deux grands modèles techniques, dont l’un semble avoir été philosophiquement valorisé par rapport à l’autre. Le premier est celui de la construction ou de la fabrication, le second celui du pilotage ou de la manipulation des êtres vivants et des processus naturels. Nous pouvons également faire référence aux arts du « faire-avec », à la différence des « arts du faire ». Prenons l’exemple de l’agriculture-élevage traditionnels : il s’agit bien de pratiques artificielles, puisqu’elles substituent aux écosystèmes des agrosystèmes qui ne seraient se maintenir sans intervention humaine. Mais en revanche,cultures et prairies se maintiennent en raison de processus naturels qui échappent à l’action intentionnelle du cultivateur ou de l’éleveur : ils nefabriquent ni les micro-organismes du sol, ni le climat, ni la topographie, ni le patrimoine génétique des plantes cultivées, ni celui de leur concurrentes, de leur parasites ou de leurs ravageurs. Labourer semer, sarcler, épandre du fumier relèvent de pratiques de pilotage de processus naturels. On peut parler de collaboration ou de coproduction du cultivateur et de la nature. De la même façon, l’amélioration des cultivars[57] et des races d’animaux domestiques est une amélioration intentionnelle des mécanismes de la transmission héréditaire. Nous pourrions aussi prendre l’exemple des fermentations contrôlées qui sont des manipulations de fermentations naturelles (pain, bière, yaourt etc.). Ou encore celui de la médecine : malgré ses tendances de plus en plus interventionnistes, Georges Canguilhem[58] montre qu’elle accompagne une conception du corps vivant capable spontanément de conserver sa structure et de réguler ses fonctions. Le traitement médical consiste finalement à stimuler et gouverner ces capacités curatives de l’organisme, lui prêter main forte et restaurer sa dynamique affaiblie. On pourrait dire la même chose pour l’entretien et la réparation de toute sorte de matériels. Il ne s’agit pas pour autant de penser que ce modèle est exclusif du suivant… Ils peuvent s’associer dans la réalité empirique… Nous pouvons donc opposer à ce premier modèle les arts de la fabrication : ceux-là introduisent quelque chose de nouveau dans le monde, des artefacts fabriqués et imposés par leurs concepteurs selon un plan préétabli, foncièrement étrangers et indifférents à la complexité de la biosphère dans laquelle nous les introduisons, et dont nous ne maîtrisons pas l’avenir : ces artefacts vont en effet être repris par des processus naturels de produits ou effluents divers qui les concentrent et les transforment en pollutions, ou qui les conduisent à transformer la composition chimique de l’atmosphère… Par ailleurs ils utilisent souvent, depuis la révolution industrielle, une énergie issue de ressources fossiles, non reproductibles, qui contribue à augmenter la teneur en gaz à effet de serre.Avec les arts du faire, la menace des conséquences non intentionnelles de la puissance technique croît avec l’augmentation de l’efficacité. Ce modèle de fabrication s’est déployé sous la forme de l’industrialisation et a changé les conditions de vie des hommes. Il est pensé pour ces raisons comme le modèle même de l’action technique, dominant le système du pilotage jusqu’à l’occulter. Comme le dit Bacon, il s’agit d’élargir « l’empire des hommes sur les choses » grâce à la connaissance des lois naturelles et aux arts de la fabrication. Et Marx met en lien cette industrialisation avec « un empire sur les hommes » (rapports sociaux d’exploitation). Le taylorisme fordiste est bien sûr une conséquence d’un tel développement industriel. Dans le modèle du pilotage, on ne commande pas mais on « infléchit ». On n’exerce pas un empire sur les choses, mais on fait en sorte qu’elles en viennent à nous être utiles. Les arts du « faire avec » doivent au contraire être très attentifs de l’environnement complexe dans lesquels ils s’inscrivent. Alors que les premiers (industrialisation) donnent lieu à une grande standardisation, les seconds sont beaucoup plus diversifiés dans leur façon de produire, en lien avec la variation des conditions naturelles. Ils ont rarement une efficacité absolue, et ont une obligation de moyens mais non de résultats (relative incertitude). Faire avec n’est pas maîtriser. Ils ont un moindre pouvoir de transformation que les arts du faire, puisqu’ils sont plutôt dans le pilotage de processus déjà existants. Par ailleurs, il y a comme « des rapports de sociabilité » entre les hommes et les êtres naturels : on négocie, on collabore, on ruse parfois aussi… On peut par exemple prendre le cas de l’élevage où nous faisons société – avec tous les échanges de services que cela implique – avec les animaux dont les hommes ont cherché le concours. Le processus d’industrialisation de l’élevage a rompu ces rapports sociaux que les animaux de ferme entretenaient entre eux et avec nous. Tout dispositif technique comme pouvoir d’agir sur les choses a bien sûr son pendant sur les hommes et les relations qu’ils entretiennent entre eux. Rousseau insiste sur ces conséquences sociales dans son Discours sur l’origine de l’inégalité. Les objets techniques « incorporent des rapports sociaux », et donc ont des conséquences indissociablement juridiques et sociales

► Comment se situent les nouvelles technologies ?

Le discours de leurs principaux protagonistes est sans doute trompeur au sens où ils se présentent plutôt comme démiurgiques. Il suffit d’écouter certains scientifiques sensibles aux thèses du transhumanisme pour s’en convaincre[59]. Pourtant le programme NBIC souvent évoqué, sous-tendu par un projet de convergence instrumental et théorique, serait davantage du côté de bricolages sophistiqués, selon Catherine Larrère. Les domaines étudiés sont d’une part ceux de la transgénèse(visant à introduire un nouveau gène dans un organisme) qui réunit à la fois les OGM, le « clonage » et la biologie de synthèse, et les nanotechnologies, et d’autre part l’écologie de la restauration et l’agro-écologie. Il n’est pas possible de suivre ces analyses en détail mais indiquons-en les principales conclusions.

→ Concernant la transgénèse comme d’ailleurs le clonage(pour les mammifères) ou les nanotechnologies, loin de la démarche de l’ingénieur, c’est en bricolant comme le fait la nature elle-même que l’on révèle des possibilités naturelles qui n’ont pas eu l’occasion de s’exprimer au cours de l’évolution…De la même façon l’ingénieur en biologie synthétique[60]ne construit pas un « artefact »  à partir d’un modèle qu’il a élaboré, mais est un « explorateur de possibles » : il introduit une perturbation dans un système sans savoir ce qu’il en sortira vraiment, en espérant toutefois que cela se rapprochera du résultat désiré. Explorer des voies possibles avec un esprit ouvert à l’inattendu, voire l’imprévisible, tel est l’activité du chercheur.Il en va de même pour les nanotechnologies. L’espoir de « sérendipité »[61], de hasard heureux, est d’une grande importance dans les découvertes ; il s’agit moins de maîtriser la matière que d’en faire notre interlocutrice.  Questions et réponses entre le chercheur et le matériau caractérisent un autre rapport à l’objet technique, où la coopération est plus importante que la domination. Ce « faire avec » est même souvent un « faire-faire » (variante du premier) par divers agents, atomes, électrons, molécules, enzymes, plasmides, briques élémentaires du vivant ou levures… Cela ne signifie évidemment pas que ces nouvelles technologies, qui consistent à prospecter de nouveaux possibles naturels, ne puissent pas produire des situations qui présentent des menaces pour la santé et l’environnement, et ne créent pas une responsabilité nouvelle, à la mesure d’ailleurs des incertitudes qui pèsent sur les effets des innovations prévues sur l’environnement, la santé…etc. Mais l’essentiel ici est de reconnaître la spécificité de telles techniques : imiter en quelque sorte la nature et la sélection naturelle par essais et erreurs[62].Les nanotechnologies comme la biologie de synthèse en sont des illustrations spectaculaires. Nous parlerons à ce sujet de bio-mimétisme. La démarche est la même avec certaines techniques écologiques utilisées aujourd’hui, notamment dans les domaines de la restauration écologique et de l’agro-écologie. On pourra parler alors d’éco-mimétisme

→ L’éco-mimétisme : écologie de la restauration et agro-écologie

L’écologie de la restauration concerne la restauration de milieux ou de paysages dégradés, soit pour rétablir un état antérieur, soit le plus souvent pour engager une nouvelle dynamique de développement en faveur d’un écosystème alternatif. La dégradation peut provenir des activités humaines, mais aussi de l’abandon de pratiques qui les maintenaient en équilibre. Elle doit prendre en compte aussi bien les contraintes et opportunités naturelles que les aspirations et opportunités humaines. Dans certains cas, on défriche, on brûle, on sème des espèces indigènes, dans d’autres on plante des arbres et on élimine les plantes susceptibles d’entraver leur croissance…etc. Ces restaurations peuvent aussi bien concerner la biodiversité que la restauration du sol. Elles sont souvent critiquées en tant que « contrefaçons » (par rapport à l’original d’un milieu naturel «sauvage », la restauration serait comme la contrefaçon d’une œuvre d’art…), ou à cause du « caractère artificiel » des milieux restaurés. Pour les plus radicaux, elles signifient forcément « l’arrogance avec laquelle l’humanité regarde le monde naturel » (Eric Katz)… En même temps, il est évident que les endroits restaurés sont une manifestation de l’empreinte de l’homme sur la nature ! Mais les techniques de restauration consistent justement à imiter certains processus naturels pour bâtir de nouveaux écosystèmes. La principale objection à ses critiques est que les milieux dits naturels comme les milieux fortement « anthropisés » sont toujours hybrides, coproduction de la nature et de la technique. Il n’y a donc rien de paradoxal à utiliser des moyens techniques pour lancer ou entraver des dynamiques naturelles. Nous sommes bien dans le « faire avec » :« Le praticien accompagne la restauration d’un écosystème, comme un médecin accompagne la guérison d’un malade. »[63] Il s’agit précisément d’amorcer des processus qui s’appuient sur les dynamiques naturelles comme dans le cas de la guérison d’une maladie.La restauration s’apparente à l’art des thérapeutes : rétablir la santé de systèmes écologiques, fortement compromise par les activités humaines. Il s’agit en tout cas d’un art du pilotage qui s’inscrit dans un contexte naturel complexe et qui peut difficilement être régi par une obligation de résultats. Cette façon d’opérer et de coopérer avec la nature renvoie d’une certaine manière dos-à-dos les positions binaires qui relèvent toutes du paradigme de l’opposition homme/nature.

Il en va de même avec l’agro-écologie. Lorsque l’écologie est intégrée aux sciences agronomiques, nous sommes amenés à élaborer des programmes nouveaux, ceux de « l’agriculture écologiquement intensive ». Cette expression mérite réflexion ; elle apparaît en effet comme un oxymore : comment réunir écologie et agriculture intensive ? Les oppositions dualistes dans lesquelles nous sommes formés ne peuvent que nous conduire à y voir une contradiction ou un antagonisme. Et dès que nous abandonnons ces oppositions nature/culture, nature/artifice, agriculture très technologisée donc intensive, productiviste et polluante/ agriculture traditionnelle donc extensive, non productiviste et non polluante), nous sommes amenés à utiliser des oxymores. Des technologies nouvelles pourraient permettre, loin de contrer la nature, d’utiliser ou même de mimer ses processus au service de l’humain.

Les systèmes d’agriculture élevage qui se sont développés après la première révolution agricole ont été d’un rendement énergétique (rapport énergie dépensée/production) bien supérieur à l’agriculture contemporaine. Notamment à cause de la consommation importante d’énergie fossile dans l’agriculture d’aujourd’hui, desfortes émanations de CO2 et de méthane contribuant à l’effet de serre, du gaspillage des ressources en eau, de l’érosion des sols, de l’utilisation massive d’engrais, de pesticides d’herbicides, de fongicides qui polluent les nappes phréatiques, les rivières, l’air ambiant et posent des problèmes sanitaires. Par ailleursles conditions de vie des animaux, comme d’ailleurs de ceux qui s’en occupent, se dégradent. Elle est de même responsable de la disparition de milieux naturels et d’espèces, ainsi que de la transformation des paysages : contraste entre des territoires très spécialisés dans la grande culture, l’élevage intensif, l’horticulture fruitière ou la viticulture, et de l’autre côté des campagnes où progressent les friches et les peuplements forestiers non entretenus.Le développement du modèle technique de l’agriculture productiviste a été très encouragé par la recherche scientifique et la politique européenne (prix garantis - aides – exonération du principe pollueur/payeur), et a échappé à une véritable concurrence.

La révolution verte : c’est sur ce modèle qu’un effort considérable a été fait pour développer les pays du Sud. Là où les agriculteurs sélectionnaient autrefois une large gamme de variétés adaptées à leur environnement, il s’agissait désormais d’adapter à tout prix ces divers environnements à un très petit nombre de variétés. La conception de la nature implicite qui se cache derrière une telle entreprise est la suivante : bien loin de vouloir s’en servir, on la considère comme un menace et une source de perturbations qu’il s’agit de contrer : d’où la préparation du sol et l’épandage d’engrais et d’herbicides (d’où mécanisation), le traitement chimique, l’irrigation. Cela consomme de l’énergie et exige des investissements. La monoculture a été très fréquente (spécialisation), favorisant la prolifération de ravageurs et de parasites, d’où l’utilisation croissante de produits de traitement. Les paysans sont ainsi de plus en plus dépendants de molécules de synthèse nécessaire pour lutter contre les maladies qui menacent récoltes et troupeaux. Le développement de cette révolution verte est passé également par des politiques publiques très incitatives : protections tarifaires, subventions pour l’achat des produits phytosanitaires et l’équipement mécanique, le stockage et l’irrigation, garantie d’achats des récoltes dans certains pays, appui de la banque mondiale…etc.). Ce développement a largement atteint le but qu’il s’était fixé : il permet d’assurer l’alimentation d’une population humaine en forte progression au cours de la seconde moitié du XXème siècle. Mais depuis les années 90, cette agriculture semble avoir épuisé ses capacités productives, et ses conséquences sociales et environnementales sont désastreuses : paupérisation très importante de ceux qui m’ont pas eu les moyens d’adopter cette agriculture (nécessité de grandes parcelles) – formes de productions très polluantes qui ont des conséquences négatives aussi bien sur la santé humaine que sur les capacités productives des sols (érosion, salinisation, perte de matière organique) et la diversité biologique. Enfin le rendement énergétique est très faible, et les transports vers les pays déficitaires souvent lourds et volumineux. Cette agriculture est très contreproductive du point de vue de la lutte contre l’émission des gaz à effet de serre…

La révolution doublement verte

Poursuivre l’effort productif tout en remédiant aux conséquences sociales et environnementales de la révolution verte, tel serait l’intention d’un programme dit « révolution doublement verte » qui se veut proposer une « agriculture écologiquement intensive »[64]. Il s’agit de lutter contre les conséquences néfastes de la révolution verte tout en associant l’ensemble des paysans y compris les plus pauvres dans la voie d’un développement soutenable, et relever le défi de l’alimentation d’une population en croissance sensible jusqu’en 2050. Ne pas compter sur le tout chimique tout en combinant la sélection de variétés résistantes, l’utilisation de prédateurs (et de parasites) naturels des ravageurs, le contrôle des agressions par des pratiques de cultures déterminées, et l’utilisation modéré de pesticides spécifiques. Il ne s’agit plus de « maîtriser » les milieux, mais d’établir avec eux une « connivence ». Mettre en pratique les connaissances accumulées par l’écologie scientifique, et jouer avec et non contre la variabilité des écosystèmes. Le sol n’est plus considéré comme une « boîte noire » comme dans l’agriculture productiviste : il faut au contraire ouvrir la boîte pour découvrir et tirer parti des mécanismes biologiques qui président à la reproduction de la fertilité et ceux qui contribuent à maintenir une structure et un taux de matière organique favorables à l’enracinement des cultures et à la rétention de l’eau. Considérer aussi les autres composantes biologiques de cet agrosystème non comme un réservoir de menaces, mais pour comprendre comment il serait possible de trouver dans cette faune des auxiliaires susceptibles de limiter les agressions potentielles. Un effort devra aussi être engagé pour améliorer les variétés et les races locales en portant une attention particulière à leur résistance aux maladies et aux insectes. Il en va de même pour la sélection des animaux domestiques. La monoculture favorisant les risques sanitaires et la fréquence des ravageurs, il convient de diversifier les cultures et de les associer à l’élevage.La rotation sur chaque parcelle permet un meilleur contrôle des adventices (mauvaises herbes) et des insectes, et l’introduction des légumineuses dans la rotation enrichit le sol en azote. Enfin il faut associer des cultures compte-tenu des synergies qui peuvent exister entre certaines espèces (par exemple le maïs et les haricots, ou une graminée et le trèfle blanc dans les prairies). En résumé, il s’agit finalement d’activer les fonctions écologiquesqui reproduisent la fertilité aux dépens d’apports massifs d’engrais chimiques, et de pratiquer les semis sans labour à la place du travail du sol. Pour obtenir une structure de sol suffisamment aérée, et un taux de matière organique assurant une bonne rétention de l’eau, il faut semer sans labour sur un résidu de la récolte précédente. Contrairement à « la culture sans labour », la révolution doublement verte préconise d’utiliser des plantes de couverture susceptibles de former une couche relativement épaisse de « mulch »[65] pour entraver le dynamisme des mauvaises herbes. A la différence de l’agriculture biologique, cette agriculture n’exclut pas systématiquement l’utilisation modérée de produits chimiques. L’agriculture biologique continue de travailler intensivement les sols pour lutter contre les adventices, et elle n’a pas « ouvert la boîte noire du sol », ce que lui reproche « l’agriculture intensivement écologique ». Celle-ci se caractérise par une culture par semis sur couvert végétal et sans labour. Elle s’adresse à tous ceux qui ne peuvent compter que sur leur force de travail, leur savoir-faire, et les ressources du milieu. Les solutions préconisées peuvent varier considérablement selon les écosystèmes locaux. Il est important à ce titre que les producteurs participent aux programmes de recherche, et surtout à leur propre conception des pratiques à mettre en œuvre. Leur capacité collective à organiser l’ensemble de leur terroir est également en jeu.

Les possibilités de réalisation de cette agriculture sont malheureusement difficiles. Les obstacles sont nombreux : 1) Motivation et compétence problématiques chez les agriculteurs qui se sont endettés dans le cadre de l’ancien système ; 2) Pour affirmer la supériorité de cette agriculture, il faudrait intégrer les coûts environnementaux  dans le système des prix, ce qui suppose un accord dans le cadre de l’OMC (peu probable). 3) La participation démocratique des agriculteurs pour l’élaboration de projets locaux n’est pas dans la culture centralisatrice  de beaucoup d’Etats ; 4) Pour que les pays d’Afrique, d’Asie, d’Amérique du Sud joue le jeu de cette agriculture, encore faudrait-il que leurs cultures vivrières soient protégées de l’afflux à bas prix de céréales et de viandes en provenance des pays exportateurs ; 5) Une telle « révolution » implique que les paysans possèdent la terre et puissent avoir un accès à l’eau, ce qui implique dans beaucoup de pays une réforme agraire ; 6) des recherches décentralisées seraient nécessaires pour dégager dans chaque région les modalités concrètes de reproduction de la fertilité, ce qui est coûteux et ne correspond pas au système d’évaluation des scientifiques qui prévaut depuis la fin du XXème siècle ; 7) Un changement de cet ampleur suppose également une période de transition relativement longue pour de nouvelles formations et des reconversions indispensables. Un tel programme ne peut s’appuyer que sur un volontarisme forcené de la part de l’Etat…

Le diagnostic de Catherine Larrère est pessimiste : « Reconnaissons que toutes ces conditions, pour être souhaitables, ont de fortes chances de n’être pas remplies »…

CONCLUSION

→ Aujourd’hui, les effets dommageables non voulus de notre puissance technique l’emportent sur les effets bénéfiques intentionnellement voulus. Nous sommes victimes du succès même de cette puissance. Nos techniques sont si puissantes qu’elles débordent nos capacités de prévoir et d’imaginer leurs effets à long terme. Le caractère cumulatif de ces techniques amplifie les risques. Jonas avait raison : c’est la survie de l’humanité et de notre vie sur Terre qui est en jeu, ce qui nous place dans une situation de responsabilité qui « installe l’homme dans un rôle que seule la religion lui a parfois confié, celui d’un gestionnaire ou d’un gardien de la création ».

→ La distribution universelle ou globalisée du risque, même si certains sont plus exposés que d’autres (cette distribution inégale des risques recouvrant celle des inégalités sociales…), créé une communauté de destin.

→ Nous ne pouvons plus penser la nature comme dehors de l’humanité. Avec cette crise nous découvrons l’interdépendance entre les humains et les non humains, entre les humains et les milieux et écosystèmes où ils se trouvent. Le risque n’est plus extérieur mais se trouve fabriqué par nous et loge dans cet ensemble dans lequel nous sommes insérés. Notre nature est une nature artificialisée et socialisée, et nous ne pouvons plus penser séparément l’homme et la nature…

→ Nous devons cesser de dramatiser nos rapports à la nature et prendre nos distances aussi bien avec le grand récit prométhéen à la gloire de l’industrie humaine, qu’avec le grand mythe du Paradis Perdu. Quoiqu’en disent les représentations de la modernité qui ont voulu longtemps nous faire croire à  la séparation de l’homme et de la nature, nous n’avons jamais cessé d’en faire partie. Mais il s’agit de profiter de ce nouveau contexte historique de crise environnementale, pour cette fois-ci affirmer une valorisation consciente et assumée de notre appartenance à la communauté écologique. Nous sommes de la nature et nous agissons sur et dans la nature. Comme le pensent P. Descola et C. Larrère, il s’agit de relativiser le dualisme occidental qui a introduit une rupture entre nature et culture, et concevoir sur un autre mode que celui de la domination et l’exploitation les relations d’interdépendance entre les humains et les non humains aussi bien que celles des humains entre eux.

→ « La  question n’est pas : ou les humains, ou la nature, mais les humains pris dans des relations »[66]. Lorsque nous évoquons l’extension des droits à des non humains, ce n’est pas tant la question du statut juridique d’un grand singe, d’un cours d’eau ou d’une montagne[67] dont il s’agit, que ceux de milieux de vie (exemple des fleuves Wanganui en Nouvelle-Zelande, ou Atrato en Colombie, donnés par Philippe Descola) dans lesquels ces éléments sont inscrits, tout comme les hommes qui y habitent… Ce n’est pas le fleuve en tant que tel qu’il s’agit de défendre, mais une communauté de vie dans laquelle le fleuve joue un rôle essentiel. De la même façon, quand préjudice il y a (ce genre de préjudice est reconnu aujourd’hui), il ne concerne pas seulement des individus (en termes d’indemnités par exemple), mais doit se réaliser en direction de ce milieu relationnel. On ne doit plus penser l’individu en dehors du milieu dans lequel il évolue.

→ André Comte Sponville a raison de penser que la nature n’est ni « bonne » ni « mauvaise » en elle-même, et qu’elle n’a « ni conscience, ni morale, ne se soucie ni de nous, ni d’écologie. ». Mais c’est précisément notre parenté qui nous lie à elle et l’irréductibilité de ces liens qui lui donnent de la valeur et justifie cette nouvelle éthique environnementale de rapprochement avec la nature. Il n’y a certes pas de finalisme naturel de type aristotélicien, mais notre dépendance vitale vis-à-vis de la nature doit nous assigner des fins en termes de « politique de civilisation », pour reprendre l’expression chère à Edgar Morin. La célèbre formule de Spinoza concernant la valeur prend ici tout son sens et sa profondeur : « Nous ne désirons pas une chose parce qu’elle est bonne, mais elle est bonne par ce que nous la désirons. »

→Mais la question de la connaissance des phénomènes naturels et des risques auxquels nous sommes exposés devient centrale. Nos connaissances sur l’immensité du champ concerné par notre environnement à la fois naturel et social sont encore très insuffisantes pour que nous puissions évaluer l’impact à plus ou moins long terme de nos initiatives. Toujours est-il que les scientifiques dans ces domaines doivent aujourd’hui être « les mandataires » actifs de ces phénomènes. Il leur incombe de faire ainsi témoigner « en personne » les choses, et de les porter sur la place publique, pour une juste appréciation des risques. Il semble qu’une grande partie de la communauté scientifique aujourd’hui consent à jouer ce rôle, et nous devons promouvoir la collaboration entre les scientifiques et les politiques.

→ Mais cela suffira-t-il pour qu’un traitement vraiment démocratique des catastrophes mondiales soit possible ? Il faut bien reconnaître que la sorte de passivité publique (et civile) que nous constatons aujourd’hui peut nous rendre pessimiste ; la difficulté peut-être la plus importante est celle du caractère invisible, latent, à venir de cette menace (contrairement à la pauvreté ou la précarité par exemple), dans un monde où le rapport au passé aussi bien qu’à l’avenir est devenu problématique. Face à des scénarios de l’avenir d’une grande complexité et parfois controversés, les individus se trouvent dans une situation de grande dépendance, obligés d’y croire en faisant confiance… Et la tentation est grande, devant ceux jugés confusément par le public comme des « prophètes du malheur » (les scientifiques dans ces domaines), de se réfugier dans le court terme, et de juger avecscepticisme, en utilisant éventuellement la dénégation, voire le recours au complotisme, les prévisions à plus long terme. La crise de nos institutions et le déficit de confiance, qui les rongent aujourd’hui comme un cancer, renforcent sensiblement le phénomène… Plus que jamais il s’avère nécessaire de combattre le fléau de la post-vérité si nous voulons regarder en face l’urgence des menaces qui pèsent sur notre avenir. Rappelons simplement pour terminer que « la communauté scientifique avait exactement prévu les évolutions du climat il y a plus de trente ans »[68]



[1] « Penser et Agir avec la nature. Une enquête philosophique », éditions La Découverte

[2] Par exemple, nous nous préoccupons depuis longtemps (des siècles) de protection d’une nature menacée (terroirs, eaux, forêts) avec un certain succès ; ou encore nous réagissons contre les effets incontrôlés des techniques industrielles et de la concurrence économique sur la santé et la vie des individus : pollutions de l’air, des eaux, du sol, stockage de produits radioactifs ou chimiques, accumulation d’ordures non biodégradables et non recyclées, installation d’habitats ou d’infrastructures dans des zones soumises à des risques naturel…(il reste encore beaucoup à faire).  Mais aujourd’hui, nous sommes confrontés à un troisième type de préoccupations qui correspond à la globalisation des problèmes environnementaux en une crise de dimension planétaire

[3] Jean-Pierre Dupuy

[4]« Le Contrat Naturel », Michel Serres, Le Pommier, 1990

[5] L’écologie politique le sait bien, à en juger par la richesse et l’intensité des débats qui la traversent.

[6] Définition de John Stuart Mill

[7] Grand anthropologue français, fils spirituel de Claude Levi Strauss, qui occupe la chaire « d’anthropologie de la nature » au Collège de France.

[8]Une exception notable : la vision épicurienne. Dans la filiation de la physique de Démocrite, Epicure ou Lucrèce ne pensent pas l’univers de la même manière : les mondes sont infinis, les choses y surviennent par hasard, la terre produit sans plan préétabli.

[9] Voir plus loin comment, pour Descartes, il n’y a pas de différence entre l’artificiel et le naturel. « Toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles » (Principes de la Philosophie, Descartes).

[10] Article de Lynn White dans « Sciences » (1967)

[11] Ces concepts sont ceux de la philosophie scolastique. « Natura naturans », c’est-à-dire une nature active, productrice, non pas comme créée, simple résultat d’un processus, mais se produisant elle-même). Natura naturata est assimilable  à une machine que l’on peut décomposer en pièces distinctes. C’est « l’argument du fabricant ».

[12] En réalité, l’usage qui est fait ici du terme de naturalisme peut prêter à malentendu depuis qu’il est utilisé de façon très particulière par Philippe Descola, pratiquement à contre-sens du sens habituel… Cf. plus loin

[13] « Par-delà nature et culture »

[14] Il lui donne le nom « d’ontologie naturaliste »…

[15]cf. Sciences Humaines N° 236 - avril 2012) 

[16] La défense de la « wilderness » et de la protection de la nature sauvage constitue aux USA en particulier un enjeu essentiel pour un certain courant de pensée écologique.

[17] Il s’avère en effet que ce qui est qualifié de sauvage (comme par exemple la forêt amazonienne) correspond en général à des régions qui ont pendant très longtemps étaient habitées par des populations autochtones d’autres cultures que la nôtre. « Votre nature, c’est notre culture », pourraient rétorquer ces populations qui ont été la plupart du temps expulsées de chez elles. 

[18] « Principe Responsabilité »

[19] « La technique moderne comme sujet de réflexion éthique »

[20] Fabienne Brugère, France Culture, « Les chemins de la philosophie »

[21]« Le Contrat naturel »

[22] Philosophe française, Paris VIII

[23] « Le Contrat Naturel »

[24] « Penser et agir avec la nature »

[25] JP Vernant

[26] « Principes de Philosophie »

[27] Cf. la fameuse théorie des « animaux machines ».

[28] « Par-delà Nature et Culture »

[29] Jean Pierre Seris, « L’artificiel et la connaissance du naturel »

[30] « Technique »

[31] Phénomène de « naturalisation » des artefacts

[32] Espèce vivante exogène envahissante « qui devient un agent de perturbation nuisible à la biodiversité autochtone des écosystèmes naturels ou semi-naturels parmi lesquels elle s’est établie ». Wikipédia.

[33] JC Génot, écologue. « La nature malade de la gestion ».

[34] Catherine Larrère, « Penser et agir avec la nature »

[35] « Objectif Lune »

[36] Notamment François Dagognet, « Considérations sur l’idée de nature », ou Bruno Latour, « L’empire du milieu » 

[37] François Dagognet

[38] Nous y reviendrons avec Philippe Descola

[39] Catherine Larrère, « Du bon usage de la nature ».

[40]La communauté biotique (anglais : biotic community) est un concept inventé par le philosophe et garde forestier américain Aldo Leopold, dans son ouvrage posthume Almanach d'un comté des sables publié en 1949. La communauté biotique est l'ensemble des êtres vivants et non-vivants qui vivent en interdépendance. Cette idée dépend de l'écologie scientifique contemporaine de Leopold, qui théorise et décrit cette interdépendance. Elle est centrale dans le courant d'éthique de l'environnementappelé Land Ethic, une version de l'écocentrisme.

[41] Catherine Larrère, « Du bon usage de la nature »

[42] Cf. sur Internet : « Qu’est-ce que la biodiversité ?», avec Patrick Blaudin

[43] Idem

[44] Aldo Léopold, forestier et environnementaliste américain de la première moitié du XXème siècle, éternel chasseur et pêcheur, un des pères fondateurs de l’écologie, dont la pensée est aujourd’hui reprise par un courant très significatif de l’écologie contemporaine.

[45] Un organisme comme le GIEC Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat) n’est-il pas une préfiguration pour le climat de ce travail en commun ?

[46] Titre provocateur d’un article d’interview avec P. Descola dans L’Obs du 17 janvier 2019

[47] Philippe Descola est nommé en 2000 à la chaire d’Anthropologie de la nature du Collège de France.

[48] Par exemple, il nous arrive aussi, nous dit Descola, d’avoir un comportement animiste et de parler à nos voitures ou à nos ordinateurs ! Dans la réalité du quotidien des populations, divers traits peuvent se mêler.

[49] Encore une fois, il s’agit d’une acception très particulière de ce terme. Il désigne ici simplement la croyance en une nature, séparée de l’homme, analysée comme l’expression du « grand partage » propre à la Modernité occidentale. Pour Descola une conception « naturaliste » est une conception qui présuppose l’existence d’une nature en face de l’esprit humain.

[50] L’astrologie, qui a établi des correspondances entre le cours des astres et la vie des hommes relève d’une logique de cette sorte ; celle-ci aurait semble-t-il dominé l’Europe pendant une longue période… Pour le développement approfondi de cette typologie, lire « Au-delà de nature et culture »,  mais aussi les petits livres (compte-rendus de conférence) : « Diversité des natures, diversité des cultures », et « L’écologie des autres. L’anthropologie et la question de la nature ».

[51] Ecouter l’émission « La tête au carré » sur France Inter le 31/01/2019. P. Descola est l’invité de l’émission ce jour-là. Un « monde » dans cette perspective est l’actualisation par des humains de certaines propriétés objectivables.

[52] Catherine Larrère, « Penser et agir avec la nature »

[53] Idem

[54] Idem

[55] Expression empruntée au livre « Penser et agir avec la nature », partie 2, chapitre 2

[56] Idem.

[57] Cultivar : Variété d'une espèce végétale obtenue artificiellement pour être cultivée.

[58] Philosophe et médecin français

[59]« L’espèce humaine (à propos du génie génétique) détient donc désormais une maîtrise sans précédent du monde vivant » (Louis-Marie Houdebine)

[60]La biologie de synthèse est une forme de « bidouillage » des fameux modules biologiques censés constituer fonctionnellement un organisme vivant (comme des briques élémentaires) pour reproduire ou transformer artificiellement un tel organisme

[61]La sérendipité est le fait de réaliser une découverte scientifique ou une invention technique de façon inattendue à la suite d'un concours de circonstances fortuites et très souvent dans le cadre d'une recherche concernant un autre sujet. La sérendipité est le fait de « trouver autre chose que ce que l'on cherchait », comme Christophe Colomb cherchant la route de l'Ouest vers les Indes, et découvrant un continent inconnu des Européens. Selon la définition de Sylvie Catellin, c'est « l'art de prêter attention à ce qui surprend et d'en imaginer une interprétation pertinente » (Wikipedia)

 

[62]Cependant l’échelle de temps dans laquelle se réalisent ces transformations sont sans commune mesure avec celle de la nature : ces « innovations » ne disposent pas du temps long qui permet au monde de s’y adapter par coévolution

[63]Thierry Dutoit

[64] Des formes traditionnelles d’agriculture se sont maintenues (souvent par contrainte), et d’autre part d’autres expériences d’aménagement voient le jour : l’agriculture raisonnée (France) ou encore la culture sans labour (Amérique Sud et Nord surtout), mais aussi l’agriculture biologique, l’agriculture durable (proche des réseaux de la Confédération paysanne en France).

[65]Technique agricole consistant à recouvrir le sol pour le garder meuble, limiter l’évaporation et l’érosion, c’est le bon vieux paillage.

[66] Catherine Larrère, Les chemins de la philosophie, France Culture : « La Nature est-elle un sujet de droit ? »

[67] Une telle extension est d’une part encore inscrite dans un modèle individualiste, et d’autre part soulève une levée de boucliers chez les juristes pour qui les droits sont obligatoirement des droits humains.

[68] Jean Jeizel, directeur de recherche émérite au CEA, climatologue, co-auteur « Pour éviter le chaos climatique et financier » (Odile Jacob) et  « Finances, climat, réveillez-vous (Indigène)



Daniel Mercier, le 11/02/2019