La relation de maître à disciple est-elle dépassée ? 

- Novembre 2014

La présentation du sujet

« LA RELATION DE MAÎTRE A DISCIPLE EST-ELLE DEPASSEE ? »

 

Il est indéniable que la relation de maître à disciple a quelque chose d’un peu « archaïque » et « anti-moderne » à l’âge d’Internet et de « la société de la connaissance »... Hannah Arendt le reconnaissait déjà, mais elle mettait en garde en même temps contre une forme de démagogie moderne qui risquait de « jeter le bébé avec l’eau du bain » à force de refuser toute verticalité. A y regarder de plus près, et en dépit du « politiquement correct », ne somme-nous pas conduits en effet  à constater que cette relation continue de fonctionner et d’être efficace, même si elle n’apparaît que très rarement de façon explicite ? Et si finalement les nécessités de la transmission rendaient incontournables, d’une façon plus ou moins voilée, le recours à une telle relation ? Venez nombreux pour en discuter !

 

 

L'écrit philosophique

« La relation de maître à disciple est-elle dépassée ? »

 

« L’éros pédagogue » fait loi dans tout acte de transmission : l’éros de l’instruction, de l’imitation puis de l’affranchissement est aussi enclin aux ruptures que celui du sexe. »  George Steiner, Maître et disciple, Gallimard, 2006...

 

Trois questions en une : qu’est-ce qui définit en propre une telle relation et quels sont ses ressorts ? Une telle relation continue-t-elle de fonctionner dans les milieux de l’éducation, alors qu’elle semble officiellement reléguée dans notre monde contemporain ? Et enfin dans quelle mesure peut-on se passer des « maîtres » ?

 

Il n’y a pas si longtemps, on utilisait quasiment plus  l’appellation de « maître » dans les milieux de l’éducation (à la rigueur celui de maîtresse d’école ? Il faudrait s’interroger sur cette exception...), notion qui n’avait pas bonne presse dans le cadre d’une pédagogie qui privilégie l’égalité entre les êtres et la centration sur l’enfant plutôt que sur le savoir. L’esprit « antiautoritaire » est passé par là... Le style « magistral » (de « magister »...) a été (est toujours ?) très suspecté, voire rejeté... La relation maître/disciple possède une immense tradition dans le domaine spirituel ; mais là aussi, il y a une rétrogradation officielle, et l’on parle beaucoup moins de maître spirituel dans notre monde occidental (la tradition orientale continue, semble-t-il, à être très vivante...)

 

Cécile Ladjali, (enseignante, écrivain ; dernier livre paru, Hamlet/Electre, Actes Sud, 2009) écrit : « ... Les mentalités regimbent aujourd’hui devant les notions fondamentales d’héritage, d’autorité, de hiérarchie, alchimie obligatoire pour que l’équation maître-disciple ait un sens. ». Arendt pense que le maître est nécessairement « réactionnaire ». Elle résume ainsi le caractère à la fois « désuet » et toujours très actuel de cette relation, dans « Crise de la Culture » : « Maître et disciple sont les deux volets d’un diptyque insécable, à la grâce surannée des retables primitifs oubliés dans les vieilles églises. Pourtant, la modernité ne peut offrir à sa jeunesse tout l’espoir qu’elle attend si elle lui ôte de la vue, par sa démagogie et son cynisme, un certain nombre de valeurs, de codes linguistiques et moraux dûment hiérarchisés. ». Elle exprime ainsi très bien l’ambivalence du jugement que nous sommes spontanément amenés à porter sur cette relation de maître à disciple aujourd’hui. 

 

Qu’en est-il aujourd’hui ? J’ai été pendant plus de quinze ans formateur dans l’EN, au cœur donc de cette problématique, mais je me sens maintenant moins au fait de ces questions... il me semble cependant que nous avons collectivement gagné en lucidité sur ce point, et que le recours au terme de « maître » nous gêne un peu moins. Mais peut-être cela traduit-il davantage ma propre évolution sur cette question qu’un réel changement des mentalités !

 

Nous utiliserons cette présentation pour essayer de mettre en évidence les ressorts de cette relation, qui suffisent à expliquer pourquoi, même si elle est, en tant que telle, exceptionnelle aujourd’hui, reste révélatrice d’un phénomène beaucoup plus large qui nous instruit sur les voies de l’acquisition du savoir. Marcel Gauchet parle à ce sujet de « l’effet de loupe » que peut avoir l’examen d’une telle relation sur la relation au savoir en général. Nous nous appuierons pour le montrer sur une conférence qu’il a tenue dans le cadre de son séminaire au collège des Bernardins sur « Apprendre, transmettre » durant l’année 2012 (qui a ensuite donner lieu à la publication d’un ouvrage). La question posée est donc au fond de savoir pourquoi cette relation de maître à disciple continue de fonctionner dans l’univers de culture de l’individu et de ses apprentissages.

 

Qu’est-ce qu’une relation de maître à disciple ? Deux exemples à chaque extrémité de l’échelle éducative

 

 

Ce rapport continue en effet de fonctionner beaucoup plus largement qu’on ne le croit  Même si l’esprit de l’époque n’est pas enclin à le reconnaître. Il survit sous deux formes : d’une manière explicite dans des secteurs restreints, de manière inavouée dans des secteurs plus larges.

 

► Il y a deux petits mondes aux extrémités de l’échelle éducative qui sont explicitement concernés : d’une part, les savoirs pratiques et professionnels (l’exemple de l’Apprentissage, mieux encore du Compagnonnage, sous la direction d’un « patron », sont ici directement concernés), et d’autre part le domaine de la connaissance intellectuelle et la recherche. L’univers des classes prépas est un véritable laboratoire de la relation maître/disciple. Dans un cas comme dans l’autre, cette transmission continue de jouer comme un ressort présent dans l’esprit des acteurs.

Concernant le second domaine, Françoise Vaquier a écrit un livre qui s’intitule : « Les enfants de Socrate. Filiation intellectuelle et transmission du savoir du XVIII siècle au XX siècle. ». Ce titre indique quelle est la tradition savante : le monde savant qui se consacre à l’avancement des connaissances, continue à revendiquer cette relation d’apparence archaïque. Les relations directes et personnalisées, favorisant un commerce intellectuel pouvant même parfois prendre un tour intime, sont privilégiées[1]. Il faut sans doute distinguer la « rhétorique » de la relation (ce que l’on dit sur elle) et sa réalité (tout le monde ne connaît pas automatiquement une relation de cette nature), et l’univers des métiers, pour sa part, est sans doute plus difficile à explorer... Paul Jorion, dans un livre intitulé « La transmission des savoirs » (1984) s’intéresse au  métier d’extracteur de sel, mais aussi à l’ostréiculture et à la pêche artisanale, qui sont des métiers sur un milieu très particulier, et qui sont très longs à acquérir ; il explique que pour l’essentiel ils ne peuvent s’apprendre que de personne à personne. Le terme adéquat en l’occurrence est bien celui d’apprenti, qui met l’accent sur le lien interpersonnel de transmission. Le conseiller d’orientation psychologue que j’ai été ne peut pas, à ce propos, ne pas soulever la question de la responsabilité particulière du « maître » d’apprentissage (patron ou non) dans l’entreprise... Malheureusement, nombre d’apprentis ne doivent pas connaître une relation de cette nature, car il n’y a évidemment pas automaticité de tels mécanismes.

Une relation informelle, dissymétrique, qui prend son origine dans la reconnaissance du « maître » par l’élève

Cette relation demeure informelle et se greffe sur les structures institutionnelles, mais relève bien cependant de l’interpersonnel et du choix... La perfection d’une telle relation est atteinte quand le maître transmet au disciple sont propre statut de maître, mais  cela n’est pas indispensable... Cette relation est dissymétrique par essence : elle implique que le disciple se reconnaisse volontairement un maître. Le maître ainsi désigné peut n’en rien savoir. Le caractère explicite de la relation n’est pas nécessaire. La désignation peut même être rétrospective et à distance (« J’ai eu pour maître »), comme lorsque nous réalisons après-coup la dette qui nous lie à tel ou tel, et dont nous n’avions pas forcément pris la mesure. Le maître n’a d’ailleurs probablement rien su de ce qu’il nous a réellement donné... C’est ce type de relation qu’il  faut interroger, mais aussi sa présence continuée, même si elle est souterraine, et n’est plus souvent revendiquée. Nous l’avons vu avec Françoise Vaquier, la prégnance, dans l’univers académique, de cette relation personnelle, vient redoubler la question de la reproduction et de la production institutionnelles. Le pouvoir de l’institution, et la « surface sociale » ou « la puissance » du « patron » ou du « mandarin » qui la représente, ne suffit pas à faire un « maître » au sens précédent. Le maître suppose une personnification qui ajoute le « rayonnement » et l’autorité morale.

 

Qu’est-ce que cette « maîtrise » du maître ?

Les mots disciple, élève, apprenti, font partie du même champ sémantique[2]. Du côté du maître, ce dont il est question concerne la « maîtrise du maître ». Ce qu’on apprend d’un maître tient moins à la somme des connaissances qu’à la manière d’habiter les connaissances qu’il transmet. Ayant une relation singulière au savoir, il possède la vertu d’être « un exemple vivant d’une manière d’être dans le savoir ». Il s’agit dans tous les cas d’acquisitions de « savoir-faire ». Dans la recherche aussi, la transmission ne porte pas sur ce qu’il y a dans les livres, mais sur des tours de main, des pratiques, des façons d’envisager un problème... Ce n’est pas sur les contenus mais sur le « modus operandi » (l’action) que porte l’essentiel de la relation...

 

Un rapport de domination et un « enjeu de parenté »

Cette position du maître peut donner lieu à des rapports de domination qui sont indépendants du « poids institutionnel » qu’il représente (chez un gourou quelconque, ou même un maître d’école...) ; ce phénomène est donc très ambivalent et peut aussi bien jouer dans le sens d’un accès à la personnalité et à la créativité de l’élève, que dans celui d’aspects franchement pathologiques : orthodoxie stérilisante, dogmatisme fabriquant des clones, aliénations à des figures d’autorité conduisant à des conduites de servitude volontaire. Mais quelque soit l’ambiguïté d’une telle domination – souvent propre à l’univers humain – dont le but est d’amener le disciple à sa propre maîtrise, c’est le disciple qui fait le maître, et non le maître qui fait l’esclave (comme dans la relation hegelienne  du Maître et de l’Esclave). Il n’y a de maître que lorsqu’il y a des disciples, et que le maître s’y prête. Personne ne peut se déclarer maître de son propre chef – à la différence du psychanalyste « qui ne s’autorise que de lui-même » - ; c’est dans le regard du disciple que l’on peut « lire » la relation ; y compris dans les risques d’asservissement qu’il courre... Nous découvrons souvent les maîtres que certains ont été pour nous dans  des circonstances imprévues, alors que nous ne nous en rendions pas vraiment compte. Selon Marcel Gauchet, l’enjeu de ces rapports de profs à élèves qui se doublent de rapports personnels (c’est-à-dire de personnes, même s’ils sont médiatisés par la fonction), est un enjeu de parenté, de nature spirituelle. Nous allons y revenir.

 

 

Si nous nous intéressons maintenant à l’aspect émancipatoire d’une telle relation (sans négliger pour autant sa dimension d’asservissement, à travers par exemple le phénomène des sectes), comment devons-nous analyser à la fois sa nécessité et son efficacité ?

 

La relation de maître à disciple comme dimension essentielle de la transmission

 

► Le savoir est personnifié sous les traits du maître

Le maître n’est pas la figure de celui qui sait (le savant n’est pas ipso facto un maître) : il représente une manière de se rapporter au savoir, qui le rend apte à la transmission. C’est une forme de domination de son sujet qui  rend cette relation (au savoir) accessible aux autres, sans en rabattre cependant sur les exigences intellectuelles. Il ne s’agit pas de virtuosité ou d’excellence, mais de distance réflexive vis-à-vis de ce que l’on possède : la conviction qu’il y a un fossé considérable entre le peu que l’on sait et l’ensemble de ce qu’il serait nécessaire de savoir pour commencer à maîtriser son sujet... Cette conscience des limites de ce que l’on sait entraîne aussi de l’humilité, du recul, mais aussi une certaine forme de liberté de pensée. « Le grand enseignement est celui qui éveille les doutes chez l’élève, qui est école de dissension. C’est préparer le disciple au départ. “Quitte-moi maintenant”, commande Zarathoustra », Georges Steiner. Donner le sens de ce que nous ignorons au moins autant que de ce que nous connaissons, telle est la marque de fabrique du maître... Il n’est pas étonnant alors que Socrate en soi la figure fondatrice : apprendre à ceux qui croient savoir qu’ils ne savent pas grand-chose en réalité... S’ils le comprennent, ils auront accéder au vrai sens du savoir.

 

► La dimension existentielle de tout savoir

Nous avons tendance à réduire le savoir aux compétences, dans un sens purement instrumental. Or tout savoir est de l’ordre de l’être. Nul n’acquiert un savoir sans qu’il ne réagisse sur la personne, même le plus modeste. On ne peut apprendre sans être « touché », sans changer. L’ignorance de ce drame subjectif qui se noue dans cette relation est peut-être une des sources du malaise pédagogique. On apprend peut-être en jouant, mais quoiqu’il en soit, toute relation de savoir a des implications psychologiques. Le propre rapport subjectif au savoir de l’élève entre en résonnance avec le rapport subjectif au savoir du maître. Certains psychanalystes s’intéressant à l’éducation et à la pédagogie, comme Jacques Lévine ou Dominique Ginet, ont analysé la nature du transfert dans la relation pédagogique et son impact sur les apprentissages.

 

► Une opacité inhérente au savoir

Si cette opacité n’existait pas, à quoi bon des maîtres ? Ils sont des initiateurs ou des passeurs, ceux qui permettent « d’entrer ». Il y a deux aspects du savoir. Le premier est son caractère opératoire : comment on lit, comment on s’organise pour résoudre un problème...etc.).Notre rationalisme aimerait pouvoir en faire une question de méthodologie (et si possible une méthode « transversale » et interdisciplinaire). En réalité il s’agit beaucoup plus de « bricolages intellectuels » au sens de Levi Strauss : trucs, coups de main, procédés (il ne s’agit pas de savoir faire ineffables, mais ils n’ont pas encore été véritablement explorés)... Tout reste à faire pour permettre l’objectivation relative de tels savoirs « artisanaux », sur lesquels repose la qualité du maître. Le deuxième aspect est le caractère ésotérique attaché à cette formation signifiante de tout savoir. Celle-ci est fermée sur elle-même et se présente à l’extérieur comme contingente et plus ou moins arbitraire. Le meilleur exemple est celui des mathématiques : ce que les mathématiciens ne comprennent pas, c’est que la logique des mathématiques est interne aux maths, et qu’au départ, les maths sont comme des hiéroglyphes. Lorsque le groupe Bourbaki  a initié les maths modernes, il a écrit un livre « Eléments de Mathématiques » qui est censé de façon parfaitement rationnelle partir du point zéro pour arriver « méthodiquement et par degré » (pourrait dire Descartes...) au point d’arrivée. Or quiconque s’y essaie « arrivera au maximum à la cinquième page » dit Marcel Gauchet, et n’y comprendra plus rien très rapidement... La dimension signifiante reste impénétrable, même si c’est logique. Les mathématiques modernes étaient censées nous apporter un instrument non discriminant socialement, or elles s’avèrent cruellement être un instrument de sélection sociale très puissant... et  beaucoup plus efficace que la culture soi-disant bourgeoise (pour employer le vocabulaire bourdeusien). Il y a un ésotérisme des savoirs qui les rendent beaucoup plus faciles quand on a vécu dans un milieu pour qui ces savoirs sont familiers. La musique est un exemple où le degré de transmission familiale est très élevé : tout le monde entend les notes, mais le passage des notes à leur exécution représente un saut considérable. Cet ésotérisme n’est pas destiné fatalement à persister pour ceux qui n’auraient pas les clés, mais il faut commencer par le reconnaître pour le surmonter. Le maître est cet initiateur qui nous prend la main pour nous introduire dans un monde symbolique inconnu et qui nous le rend déchiffrable, utilisable, maniable... jusqu’à ce qu’on se sente à peu près « chez nous ».

 

Transmission du savoir et rapport à la parenté (spirituelle)

Il s’agit là du rapport au savoir dans sa dimension anthropologique et symbolique : ce qui se joue dans la transmission est de l’ordre de la paternité et de la filiation. Si nous croisons la dimension personnelle du savoir avec sa dimension temporelle, nous comprenons en quoi se joue à travers le phénomène de la transmission une aventure humaine essentielle qui réunit chacun des protagonistes, du nouveau venu qui veut se faire reconnaître par ses prédécesseurs en adoptant son monde et en s’inscrivant dans la continuité d’une tradition incarnée par des personnes (même provisoirement pour mieux innover ensuite), aux maîtres pour lesquels il est très réconfortant de savoir que ce qu’ils ont engagés sera poursuivi... Malgré le processus de « détraditionalisation », où l’imaginaire contemporain de la construction des savoirs par l’individu domine, apprendre implique toujours qu’il y a un avant nous et un après nous. La transmission contribue à la création d’une chaîne ininterrompue des générations, et constitue l’âme du progrès du savoir dans le temps. Elle doit être considérée comme un don et comme une dette. Elle ne consiste pas seulement à transmettre un savoir, mais à faire don de ce qu’on a appris, s’obliger à rendre ce qu’on nous a donné.

 

Le pouvoir de la parole

Cette relation de maître à disciple est suspendue au pouvoir de la parole. Une chose par exemple est de lire les livres d’un auteur, autre chose est de l’entendre, et encore davantage de parler avec lui. Ce lien s’inscrit donc dans l’oralité. Si la diffusion du savoir passe par les œuvres et l’écrit, en revanche c’est par la parole vive que sa portée initiatrice –mais peut-être faudrait-il dire initiatique ?- s’avère. La part symbolique de la transmission est mystérieusement liée à la présence humaine. Elle passe par le lien interhumain qu’est la parole, ce par quoi nous nous rendons présents aux autres.

 

En conclusion, ce très bel hommage de Albert Camus à cette relation :

 

"C'est une chance en effet que de pouvoir, une fois au moins dans sa vie, connaître cette soumission enthousiaste. Parmi les demi-vérités dont s'enchante notre société intellectuelle figure celle-ci, excitante, que chaque conscience veut la mort de l'autre. Aussitôt nous voilà tous maîtres et esclaves, voués à nous entre-tuer.

Le mot maître a un autre sens qui l'oppose seulement au disciple dans une relation de respect et de gratitude. Il ne s'agit plus alors d'une lutte des consciences, mais d'un dialogue, qui ne s'éteint plus dès qu'il est commencé, et qui comble certaines vies. Cette longue confrontation n'entraîne ni servitude ni obéissance, mais seulement l'imitation au sens spirituel du terme.

A la fin, le maître se réjouit lorsque le disciple le quitte et accomplit sa différence, tandis que celui-ci gardera toujours la nostalgie de ce temps où il recevait tout, sachant qu'il ne pourrait rien rendre. L'esprit engendre l'esprit, à travers les générations, et l'histoire des hommes, heureusement, se bâtit sur l'admiration autant que sur la haine."
                                                                                                                               Albert Camus.

Ce texte est cité dans un article de Philippe Filliot, Docteur en Sciences de l'Education, "Connaître, apprendre, transmettre selon les sagesses chinoises. Pour une lecture pédagogique de la spiritualité." L'article est disponible sur le site Le Journal des Chercheurs.
https://www.barbier-rd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=406

 

Il appelle trois remarques :

 

1)      La référence à « la dialectique du maître et de l’esclave » en tant que lutte des consciences pour affirmer sa propre conscience de soi, comme seule grille de lecture pour interpréter toute relation de domination est significative, comme le souligne d’ailleurs Camus, des Temps Modernes : dans les sociétés modernes soucieuses de l’émancipation de l’individu, l’autorité du maître représente une forme de tutelle dont il est recommandé de s’affranchir. Ce qui prévaut désormais, c’est le désir de s’éprouver soi-même et d’avancer grâce à ses propres ressources. L’admiration, et même la simple gratitude envers les maîtres n’est plus vraiment à l’ordre du jour... Car c’est bien en réalité de cela qu’il peut s’agir, c’est le message de Camus qui parle d’un autre sens possible à la domination : « Le mot maître a un autre sens qui l'oppose seulement au disciple dans une relation de respect et de gratitude. Il ne s'agit plus alors d'une lutte des consciences, mais d'un dialogue, qui ne s'éteint plus dès qu'il est commencé, et qui comble certaines vies. Cette longue confrontation n'entraîne ni servitude ni obéissance, mais seulement l'imitation au sens spirituel du terme »

 

2)      La question qui nous ait de nouveau posée est bien celle de l’ambiguïté d’un tel rapport de domination (Camus parle même de soumission...). Il est vrai que le maître, par son « charisme personnel » (l’expression sous-entend un « mystère » qui ne s’impose pas...), ou simplement par le prestige que lui confère sa position de « sachant », détient sur le disciple un pouvoir susceptible d’être à tout moment perverti. La relation maître-disciple n’est pas étrangère au désir d’annexer l’autre, de poser sa marque sur lui au mépris de sa singularité, ou même de l’écraser. Combien de maîtres ont ainsi sapé la confiance et les espérances de leurs disciples par leurs sarcasmes et leurs humiliations ! Mais combien ont su également provoquer des chocs intellectuels, des éveils à la connaissance et des orientations décisives pour ceux qui ont eu la chance de les rencontrer ! Peut-on se passer des maîtres ?

 

3)      Cette réhabilitation de l’imitation est ici d’autant plus remarquable que, là encore, elle prend à contre-pied la doxa  selon laquelle l’imitation est une offense aux sacro-saints principes de l’indépendance et de l’innovation. Et pourtant quiconque a eu l’occasion de se former professionnellement et/ou personnellement n’est pas sans savoir que la mimesis par rapport au formateur (quand il est bon) est sans doute le ressort le plus puissant de « l’effet formatif ». Malgré cela, je me souviens d’un temps (est-ce encore le cas ?) où le danger qui consistait à être trop « modélisant » (dans ses savoir-faire de formateur) vis-à-vis des formés était systématiquement épinglé (il ne fallait surtout pas montrer « comment faire », alors qu’en réalité c’est dans la définition même du formateur de faire cela !), ce qui est bien sûr contradictoire avec cette importance de la mimesis dans le processus de formation. Ce processus a même été formalisé à partir de la théorie du désir mimétique de René Girard.    

 

Si la relation de maître à disciple est une exception, comme relation posée explicitement comme telle, en revanche elle nous instruit sur les règles de la transmission dont les ressorts touchent à l’essentiel de l’humain, et concerne l’entreprise éducative. Pour qu’il y ait savoir, il faut qu’il y ait transmission, et la transmission n’est pas étrangère à cette relation...  Si en effet notre société individualiste et néolibérale affecte les conditions de la transmission et de l’héritage, elle ne peut empêcher que la transmission opère, car elle est en quelque sorte constitutive de l’expérience humaine.

 

Daniel Mercier, le 28/10/2014

 



[1] Cette relation de personne à personne apparaît, dans le contraste avec les institutions et les livres, comme le mode par excellence de la transmission du vrai savoir : celui qui passe en écoutant le maître parler et en le voyant travailler.

[2] On appelle disciple (latin discipulus, l'élève) celui qui suit l'enseignement d'un maître.

 

 

L'aperçu de la discussion

Une  discussion animée sur la question

« La relation de maître à disciple est-elle dépassée ?»

 

Samedi 8 novembre à la Maison du Malpas, une quarantaine de participants au café philo ont débattu sur le sujet pendant plus de deux heures. Une telle relation se rencontre-t-elle aujourd’hui ? Que penser du coaching (sportif, professionnel...), très à la mode ? L’accompagnement peut-il être rapproché d’une telle relation ? Au cours d’un apprentissage, se crée une relation de parenté sans lien nécessaire avec l’âge. Les traditions spirituelles, philosophiques ou religieuses (comme les directeurs de conscience) ont profondément marquées notre passé. La relation de maître à disciple a alors pour objet de provoquer l’évolution du disciple. Mais on retrouve également ce fonctionnement dans les sectes. Le maître sécurise et protège, mais n’exerce-t-il pas aussi de façon troublante quelque chose de l’ordre de la fascination ? Le meilleur des maîtres fait des propositions et laisse choisir sa voie ; dans l’idéal, le disciple doit devenir maître à son tour... La relation de maître à disciple semble se rejouer en permanence car elle est liée à la transmission. « Penser par soi-même » ne s’improvise pas, et le disciple a besoin d’un maître (à côté plutôt qu’au dessus ?). Par une sorte de « servitude volontaire », l’élève trouve le chemin de l’émancipation. Il est doux d’être disciple... peut-être avant de passer à autre chose. Car il faut peu à peu se séparer du maître, pour avoir sa pratique propre. Dans le rapport du maître à son savoir, il doit y avoir quelque chose qui permette à l’élève de s’émanciper. Il n’y a pas de processus d’apprentissage sans désir de savoir. Mais quand le « gourou » pense détenir la vérité absolue, le véritable maître transmet à son disciple à la fois humilité et distance réflexive par rapport au savoir.