Les nouvelles technologies de la communication et

L'accélération du temps : une vie qui semble nous échapper

Novembre 2011 Table Ronde Médiathèque Narbonne

 
 

INTERVENTION TABLE RONDE MEDIATHEQUE NARBONNE

LE SAMEDI 23 NOVEMBRE 2011

 

"Les nouvelles technologies de la communication et l'accélération du temps : 

une vie qui semble nous échapper..." 

(Où va-t-on si vite ?)

 

Je voudrais essayer de montrer quelques conséquences sur nos vies d’aujourd’hui de l’accélération du temps auxquelles les technologies de la communication participent activement. Ce n’est pas le temps qui va plus vite (abus de langage) mais le rythme des évènements qui s’accroît... (le temps est fixe par définition, et c’est lui qui permet de mesurer la vitesse ! Au cadran de l’horloge, une seconde sera toujours une seconde). Il s’agirait en fait de décrire, ou pour employer un vocabulaire philosophique qui, ici, serait à mon avis pertinent, de faire la phénoménologie des nouvelles temporalités contemporaines de l’ « Homme débordé ». Virilio ne cesse de traiter du sujet en France, mais davantage sous l’angle des risques du progrès, mais surtout le philosophe allemand Harmut Rosa : « Accélération : une critique sociale du temps (La Découverte, 2010). »

 

1- Bouleversements des échelles de temps et d’espace inconnus jusque là. Les deux grands moments historiques de la compression de l’espace-temps : la machine à vapeur et l’ordinateur. L’invention de la machine à vapeur, mais aussi de la coordination universelle des horloges à partir de 1850, qui à jouer un rôle coordinateur central, ont bien sûr entraînées des transformations radicales au niveau de la conquête et de la compression de l’espace et du temps. Un des effets les plus visibles de cette transformation de l’espace peut être mesuré à travers le changement de perception que l’on peut connaître lorsque l’on passe d’un déplacement à pied (espace que nous pouvons toucher et sentir) à un déplacement en voiture, ou mieux en avion (où l’espace parcouru de vient une pure abstraction). Quant au développement d’Internet à la fin des années 80, qui correspond par ailleurs à la mondialisation néolibérale sur le plan économique, il a des répercussions existentielles, sociales, économiques, culturelles, innombrables, en particulier en termes d’emballement de la machine : la numérisation de processus auparavant matériels ont pour effet une accélération de la production, de la circulation et de la consommation. La puissance des transmissions surpasse sans aucun doute la puissance des transports, c’est en tout cas ce que pense Virilio. La figure de « l’homme débordé » domine désormais nos représentations sur la nouvelle temporalité...

 

2- Les deux aspects du paradoxe de l’accélération de nos vies :

 

- Plus on gagne du temps et moins on en a... Il est en effet paradoxal de gagner tous les jours davantage du temps sur le temps, et d’éprouver le sentiment d’avoir de moins en moins de temps, d’être « débordés ». L’exemple connu de tous ceux qui utilisent le courriel : alors que cet outil de communication est d’une puissance considérable, permettant d’accroître de façon quasi exponentielle la vitesse de nos échanges, nous faisons l’expérience d’un accroissement lui-même considérable du nombre de ces communications, et par conséquent aussi du temps passé sur cet outil... C’est une logique de montée en flèche : derrière l’accélération des techniques, c’est une demande de vitesse qui vient d’ailleurs, et qui relève d’une logique sociale. Nos vies semblent s’accélérer davantage encore que nos techniques... La question de savoir le rôle respectif et l’articulation du facteur technique et du facteur économico-social dans le phénomène de l’accélération de nos vies reste ouverte...

- Il s’agit de courir de plus en plus vite pour faire du surplace. Les métaphores utilisées sont nombreuses : le cycliste (pédaler pour ne pas tomber), l’homme qui monte une pente qui s’écroule e n même temps (version postmoderne du mythe de Sisyphe ?), le tapis roulant (courir sur un tapis qui va en sens inverse pour ne pas tomber), le bolide qui fonce dans la nuit et dont  la portée des phares diminuent proportionnellement à l’accélération (plus on va vite et moins on voit ce qu’il y a devant... on a envie de descendre d’un tel engin !). Courir donc pour rester au même endroit et ne pas tomber... Pourquoi ? Arrêtons-nous un instant sur l’ancienne représentation du temps (celui de la première modernité) : nous étions spontanément portés par la représentation d’un monde orienté vers le progrès. Le pour quoi de nos actions, autrement dit leur finalité semblait aller de soi : elle relevait du projet prométhéen de conquête. Le temps est perçu comme un cours se dirigeant vers un but déterminé, en gros l’amélioration de notre sort individuel et collectif. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : le temps semble s’emballer dans le vide, comme un flux instantané coulant vers une issue incertaine. Nous courons aujourd’hui « pour conserver le statuquo, rester au même endroit ». Nous gagnons effectivement du temps sur le temps (à travers le flux de l’argent, le rythme de la production, le transit des marchandises, le déplacement des personnes...etc.), non pas pour construire une société meilleure, mais pour parer aux crises, pour « s’adapter au monde d’aujourd’hui » (ritournelle du credo libéral).  « Pour la première fois depuis 250 ans, les hommes du monde occidental d’aujourd’hui n’attendent plus une vie meilleure pour leurs enfants, mais craignent au contraire que leur situation ne soit plus difficile. Si nous voulons éviter que les choses se dégradent pour eux, il nous faut chaque année courir toujours plus vite, accroître nos efforts, innover toujours davantage », explique Hartmut Rosa. Car si nous arrêtons de courir – après le travail, nos courriels, nos rendez-vous, nos obligations, après le temps qui file…. nous tombons. Dans le chômage, la pauvreté, la désocialisation…

Nous sommes ainsi prisonniers d’un « océan d’urgences », d’un temps qui file et d’une liste des choses à faire toujours plus importantes dans un temps qui lui est toujours le même !

 

Entrons un peu dans le détail... Quelques conséquences concrètes sur nos vies....

 

3- De plus en plus de tensions entre d’une part toutes les options qui nous sont désormais offertes, et d’autre part un temps qui est limité pour en jouir ... Je vais pas exemple avoir des possibilités extraordinaires de voyager aux quatre coins du monde, de télécharger un nombre impressionnant de musiques, de livres, de films ... mais cela risque d’avoir deux conséquences : une nécessaire accélération du rythme des activités, et d’autre part cela va affecter la manière même dont je peux jouir du voyage projeté ou de l’objet consommé... Si je prends l’autoroute, je ne visite plus le pays, si je survole en avion une grande ville pour atterrir ensuite et être transporté dans un hôtel d’où je ferais des visites guidées, la connaissance du pays risque d’être appauvrie... Contrairement à ce que l’on entend, « faire » la Thaïlande en une semaine est problématique... De la même façon, il faut du temps pour savourer une musique ou lire un bon livre de philosophie... Sentiment de ne jamais arriver au bout des choses à faire compte-tenu de tout ce qui nous est offert. .. Il faudrait ainsi faire très vite un maximum de choses : la gym, le régime, lire un livre, écouter une musique, mais aussi s’occuper du nouveau contrat d’assurance, inscrire son enfant dans une nouvelle activité de loisirs, lire sa boîte mail qui s’est dangereusement remplie, changer d’opérateur téléphonique suite aux nouveaux avantages proposées par une marque concurrente, ouvrir mon courrier de plus en plus abondant…etc. Les épisodes de notre journée se raccourcissent : durée des repas, du déjeuner, des moments de pause, du temps passé en famille, jusqu’au sommeil ou la promenade à pied (pour ceux qui en ont le temps !). Une nouvelle expression apparaît pour rendre compte d’une tendance à faire plusieurs choses en même temps, le « multistaking ». Cette tension et cette accélération du rythme de vie génère beaucoup de stress et de frustration, car nous avons le sentiment de ne jamais arriver au bout des choses à faire, compte-tenu de tout ce qui nous est offert. Nous restons prisonniers du sentiment d’urgence pour ne pas prendre le risque de ne plus être concurrentiel dans cette course : ce « ressort » est sans doute au cœur même de cette machine à accélération. Nous sommes ainsi souvent dans l’angoisse des horaires, de ne « plus pouvoir suivre », mais aussi que notre vie nous échappe, que nous ne la voyons pas passer.

 

4- Le « présent durable » disparaît : l’expression n’est peut-être pas bien choisie (empruntée à Harmut Rosa), elle est en tout cas proche de l’oxymore, ces deux mots étant plus ou moins contradictoires... Mais ce que çà dit est important : c’est l’obsolescence de plus en plus rapide des technologies, des objets courants, des métiers, mais aussi des familles, des mariages, des programmes politiques...etc. Auparavant, disons il y a trois cent ans, un même monde réunissait trois générations : le grand-père pouvait penser que le monde de son petit-fils était sensiblement le même que le sien. Le présent réunissait ainsi trois générations. Plus tard, à l’époque de la première modernité, il s’est contracté en une seule génération. Ce même grand-père sait désormais que le monde de son petit-fils ne sera pas le même que le sien. Aujourd’hui, c’est plusieurs mondes qui sont contenus dans une seule génération, et plusieurs cycles de vie en une seule vie, aussi bien sur le plan sentimental, professionnel, géographique...etc.    Un américain qui a fait des études supérieures fait en moyenne 11 métiers au cours de son existence... Cela se traduit en particulier par des difficultés nouvelles pour la construction de son identité : comment construire sa vie aujourd’hui ? Les changements sont trop rapides et incertains pour pouvoir prédire à quoi notre monde et nos propres vies ressembleront dans quelques années. Comment alors trouver crédible les grandes préconisations, et même parfois injonctions, concernant le projet de vie au long cours, qui repose précisément sur la capacité à se projeter dans un avenir plus ou moins lointain, de manière à anticiper un avenir professionnel désiré ? La démarche de projet est devenue elle-même obsolète, au profit de compétences d’adaptabilité au changement. Il s’agit plutôt aujourd’hui de savoir naviguer dans des contextes d’incertitude, laisser le plus longtemps possible le maximum d’options ouvertes, et être suffisamment « branché » pour surfer sur les opportunités... « Il nous faut apprendre à devenir des surfeurs hasardeux, chevauchant la vague de l’accélération sans but et sans direction. »(H. Rosa). De nombreux travaux sociologiques sont menés depuis quelques décennies sur ces nouvelles logiques identitaires contemporaines (par exemple Claude Dubar : « La crise des identités, l’interprétation d’une mutation », 2000, PUF)

 

5- L’accélération et les désynchronisations

L’accélération provoque des désynchronisations. Il faudrait étudier précisément chacune d’entre elles : sur le plan collectif nous pouvons en citer quelques unes : désynchronisation entre l’utilisation des ressources et leur possibilité naturelle de renouvellement, entre la production de déchets et nos capacités d’élimination de ces mêmes déchets, entre les lenteurs nécessaires de la démocratie (le fonctionnement de ses institutions) et la vitesse numérique de l’économie mondialisée, entre les bénéfices exorbitants générés par la spéculation financière rendue possible par la haute technologie, et l’état réel de notre économie ...etc. Désynchronisation aussi en ce qui concerne notre volonté de réflexions et de projets à long terme qui se heurte à la tyrannie de l’urgence, relayée par les médias qui fonctionnent à coup de sondages, d’images et d’émotions, poussant souvent les politiques à des réactions immédiates et opportunistes... C’est ce qu’on peut appeler la dérive du « court-termisme ». Mais je suis particulièrement sensible à une autre désynchronisation : L’accélération des informations et notre difficulté à les traiter. Le flot continu d’informations va beaucoup plus vite que nos capacités d’analyse... Les « news » se succèdent à grande vitesse sur le web et les chaînes d’information en continu, où elles défilent sur le bandeau du bas en même temps que des journalistes commentent eux-mêmes l’actualité (là encore, nous sommes poussés à pratiquer le « multi-staking »...). L’accélération du monde est relayée et amplifiée par les nouvelles technologies, et nous sommes ainsi submergés par des flots d’images et d’informations que nous ne pouvons parvenir à traiter réflexivement, et que même nous ne pouvons qu’oublier en grande partie (qui se souvient des évènements importants de 2012 ?). Cette accélération touche donc aussi notre capacité à comprendre notre époque en profondeur, toujours emportés que nous sommes sur la mousse des vagues de l’actualité. Nous sommes là devant le paradoxe d’une surinformation plus ou moins chaotique où toute hiérarchisation ou organisation d’ensemble est absente, et qui ne nous aide pas vraiment à mieux comprendre un monde qui nous apparaît au contraire comme de plus en plus opaque. Le sentiment qui domine est celui d’une désorientation face à une situation qui semble s’emballer et nous échapper.

 

6- Conséquence de l’accélération sur le monde du travail et de l’entreprise

Nous pouvons peut-être aller plus vite (!) sur cette dimension, non parce qu’elle est moins importante (au contraire !) mais parce qu’on en parle beaucoup aujourd’hui : au travail aussi, nous courons de plus en plus vite sans aller nulle part. La vitesse étant l’arme principale de l’économie mondialisée, la course au gain de productivité est généralisée. Cela signifie très concrètement faire de plus en plus de choses dans le même temps. Et surtout sans pouvoir en escompter des bénéfices, comme cela pouvait être le cas dans la période précédente des « Trente Glorieuses ». Un être humain peut encaisser de grands efforts quand ils ont des chances de le conduire à un objectif important pour lui, ou sont plus généralement « payés de retour » d’une façon ou d’une autre. C’est même le fondement de la motivation. Mais il s’agit ici de courir de plus en plus vite pour faire du surplace, sans beaucoup d’espoir de reconnaissance ni d’amélioration de carrière. Par ailleurs de plus en plus d’entreprises fixent des objectifs de travail difficiles à atteindre, voire impossibles. Ne pas parvenir malgré ses efforts à réaliser la tâche impartie dans le temps alloué provoque des effets ravageurs en termes de découragement et de culpabilité... Le deuxième facteur important de cette accélération du temps dans le monde du travail est celui de l’accélération des modes d’organisation et des formes d’évaluation dans l’entreprise. Ceux-ci se succèdent à un rythme de plus en plus important. . L’inflation des procédures de cette sorte, et le temps de réalisation qu’elles nécessitent, empêche souvent les enseignants d’avoir le temps d’enseigner, les médecins et infirmières de soigner et de s’occuper humainement de leurs patients, les chercheurs de se concentrer sur ce qu’ils recherchent… Enfin le troisième effet d’une telle accélération est sans nul doute l’instabilité et l’insécurité professionnelle croissante des emplois :  En Allemagne, ou la politique dite de « flexibilité » est menée activement, des études récentes montrent une érosion constante des emplois stables depuis 1990, une réduction sensible de la durée d’emploi au sein d’une même entreprise, une augmentation des déplacements d’une entreprise à l’autre (lorsqu’il y a un changement d’emploi), une recrudescence des contrats à court terme. Ajoutons à cela les dérèglementations, l’augmentation des formes d’emploi intérimaires, à temps partiel, à la maison … La vitesse est ici synonyme d’instabilité et d’insécurité.

Tous ces facteurs accumulés peuvent expliquer la vague dans nos sociétés contemporaines de dépressions, de suicides au travail, et autres « burn out ».

 

7- Comment lutter ? Ralentir ? Peut-on infléchir, modifier une telle accéléra tion ?

Objet du débat qui va suivre. Mais quoiqu’il en soit, question importante : en quoi sommes nous contributifs de cet état de choses ? Quel est le ressort existentiel de cette « course » ? Hypothèse : désir d’éternité qui se mue, sous la contrainte du désenchantement du monde, en recherche obsessionnelle d’intensité à travers le maximum d’expériences à vivre avant de mourir ? Nouvelle norme commune ? « Océan d’exigences » en partie notre création propre ? Nouvelle représentation du temps dans le prolongement de la représentation prométhéenne : le temps est fait pour se mettre en mouvement le plus vite possible, et l’accélération serait le signe d’une plus grande vitalité... mais cette frénésie a des aspects très négatifs : angoisse devant ces sentiments d’éclatement, de dispersion, d’une vie qui nous file entre les doigts, d’épuisement et de tourbillon existentiel, d’absence de sens... Le temps de l’action risque de nous faire perdre de vue le temps de l’être... Un mouvement est né depuis quelques années qui refuse cet état de choses, le mouvement « slow » (slow food, slow éducation, slow sciences...etc.), et une fondation aux USA (Stewart Brand), le « Long Now »... Pour lancer le débat sur notre question relative aux réponses possibles à cette accélération du temps, voilà ce que dit en substance Françoise Dastur, philosophe française spécialiste de la phénoménologie et de Heidegger, et qui a beaucoup réfléchi sur notre question de ce soir : le temps de l’agir dans le monde d’aujourd’hui n’est plus le temps de l’être, mais un temps morcelé, composé d’une succession éclatée d’instants, qui donne à notre vie son caractère à la fois débordé et dispersé. Nous devons résister à cet enfermement dans des « instantanéités », pour retrouver une forme de continuité et de cohésion temporelle entre notre passé, notre avenir proche et notre présent, seule manière d’être vraiment là…

 

Daniel Mercier, le 22/11/2013