La société des individus Partie II - Mai 2011 Argelès

 

L’individu « hyper-contemporain » : crise de l’école, transformation de la famille, et nouvelles conditions de socialisation

 

Une contradiction inhérente à l’école

Les problèmes de l’école aujourd’hui sont le révélateur d’un processus qui a exacerbé jusqu’à leurs termes ultimes les antinomies originelles du projet scolaire : former des individus…le projet est lui-même grevé par la contradiction …

La crise de l’école peut se comprendre à partir de cette difficulté d’articulation, cette rupture d’équilibre entre le point de vue individuel et le point de vue collectif. Cette tension entre les fins de l’école – la formation d’individus autonomes - et les moyens nécessairement collectifs et donc d’une certaine façon contraignants pour y parvenir (l’école est par nature « holistique », comme toute institution, c'est-à-dire privilégie le tout sur la partie), a toujours était constitutive de l’Ecole démocratique en particulier (elle doit en quelque sorte retourner l’exercice de la contrainte collective en son contraire : la promotion de l’individu).

 

La crise des formes traditionnelles d’assujettissement (la crise de l’autorité à l’école)

La démocratie libérale classique avait pu réaliser un équilibre efficace grâce au compromis entre les moyens de la puissance collective et la liberté rationnelle comme but, entre l’autorité de l’institution, la confiance dans les savoirs et l’ouverture pédagogique. Ce compromis s’est défait sous l’effet des nouvelles donnes de la société contemporaine et des « réquisits » du nouvel individu : les moyens d’hier apparaissent archaïques, oppressifs et inadéquats par rapport à l’individu nouveau, au fur et à mesure qu’à l’école comme ailleurs les formes traditionnelles d’assujettissement au groupe tendent à être remplacées par « le règne des autonomies subjectives ».

 

Les nouveaux « réquisits de l’individu »

Pour l’individu nouveau en effet, la liberté doit être autant au départ qu’à l’arrivée. Il demande certes de l’éducation, mais il est en difficulté pour en recevoir. Pourquoi ? A toute entrée dans un savoir transmissible, donc formalisé, anonyme, collectif, l’individu contemporain oppose les réquisitions de sa singularité : « Et moi là-dedans ? » demande-t-il. « Quel sens peut-il y avoir à apprendre cela ? Non pas quel sens en général, mais quel sens pour moi ? ». Et Gauchet répond : « Ceux qui croient qu’il est possible de répondre à une telle demande se promettent à d’intéressantes aventures ! La construction d’un protocole convenant à chacun en particulier relève de la quadrature du cercle. Comme si d’avance l’individu pouvait savoir ce qu’il veut apprendre. » En effet, c’est Socrate qui le dit le premier, l’ignorant ignore ce qu’il ignore, et ne peut donc savoir ce dont il manque.

 

Apprendre, c’est sortir de soi

Apprendre, c’est précisément se soumettre au décentrement, entrer dans quelque chose qui vaut pour vous que pour autant qu’elle vaut pour n’importe qui d’autre. Pour Marcel Gauchet, la volonté de centrer entièrement le processus éducatif sur l’individu est une erreur capitale sur la nature des savoirs et sur les conditions subjectives de l’accès à ceux-ci. Il n’y a pas d’accès à l’humanité sans heurt avec l’extériorité violente d’une organisation dont la cohérence nous précède. L’enseignement lui-même ne peut pas ne pas être décentrement, « mise en relation avec un au-delà des possibilités du sujet »… C’est la répétition facilitante, délibérée et explicitante d’une situation fondamentale pour l’être humain : celle du sujet jeté dans un univers qui lui préexiste. Gauchet ne conteste pas, dans les nouvelles pédagogies par exemple, le primat de l’activité dans l’apprentissage (il est selon lui « fondé », car il ne fait que respecter le « mouvement interne d’appropriation et d’expérimentation »), mais il le dénonce au contraire quand celui-ci devient « le support d’une mystification qui prétend tirer de lui une conception exhaustive de la genèse des savoirs et des modalités d’accès des individus aux savoirs ».

 

Une confusion entre la fin et les moyens

Aujourd’hui, la demande de reconnaissance de l’individu se met à jouer contre la possibilité de le former. Marcel Gauchet souligne la confusion entre la fin et les moyens : « si la fin ultime de l’école est de former un individu indépendant et autonome, ne risque-t-on pas en revanche, en mettant cette indépendance au point de départ comme ressort des acquisitions, de rendre problématique la construction même de cette indépendance ? » L’école ne fabrique-t-elle pas alors « des dépendants à prétention d’indépendance » ? Si, pour

atteindre son but (former des individus autonomes), elle refuse de faire appel à certaines formes d’assujettissement collectif, à une normativité qui doit s’imposer, alors : « L’école selon l’individu passera inexorablement à côté des conditions de production de cet individu ». Il y a une précédence et une extériorité des savoirs et de la culture, seules conditions de l’émancipation des individus.

Il est donc nécessaire de tenir ensemble les deux bouts de la chaîne : l’individualisation comme but et la socialisation coercitive comme moyen. « Nous allons entrer dans une phase de recomposition où il va s’agir de renouer, en termes inédits car pour la première fois de manière véritablement réfléchie, ces deux pôles jusqu’alors si mal conciliables sous une forme équilibrée ».

 

Pour faire la transition avec la « désinstitutionnalisation de la famille » (suite), les liens entre l’école et la famille, alliance pourtant fondamentale autour des tâches d’éducation qui incombe aux deux acteurs à l’époque « moderne », se sont beaucoup distendus, rendant l’éducation scolaire de plus en plus difficile.

 

La désinstitutionnalisation de la famille. « L’enfant du désir ». Changement dans la socialisation

 

1-      La désinstitutionnalisation de la famille

La  famille comme rouage de l’ordre social devient un regroupement privé entre personnes

 

Refonte du droit familial

Entre 65 et 75, on a redéfini le droit familial. Réécriture d’un tiers du Code civil pour l’adapter à la logique égalitaire : nouveau statut de la femme, nouveau statut de l’enfant, fin de la maritalité qui sanctionnait la dépendance de l’épouse envers le mari, remplacement de l’antique puissance paternelle par l’autorité parentale…Ces changement juridiques se sont accompagnés de changements sociaux également importants « qui ont affecté successivement la natalité, la nuptialité, le divorcialité » (il faudrait étudier ces changements dans le détail mais ce n’est pas l’objet ici).

 

La famille, rouage de l’ordre social

Quand nous parlons de désinstitutionnalisation, cela veut dire que la famille devient une affaire privée, c'est-à-dire le contraire d’une affaire publique. Elle était auparavant un rouage de l’ordre social, une collectivité significative du point de vue de l’entretien du lien social. « Elle était l’un des derniers refuges de l’obligation symboliquement signifiée aux acteurs de sortir d’eux-mêmes et de leur petit monde pour aller vers l’autre et son monde, se lier avec lui, passer alliance avec lui. Ce fut millénairement l’un des principaux modes de constitution du lien social.». A travers le mariage on s’allie aussi avec une autre famille, en engageant son propre groupe familial, et en créant un troisième, consistant par lui-même. On entrait dans un cycle où « on avait à rendre ce qui nous avait été donné ».

 

Le lien précède les éléments liés

La famille est longtemps restée, malgré la logique individualiste, un îlot « le lien continuait de précéder les éléments liés, le groupe de dicter sa loi à ses membres, et les rôles de dominer les personnes, avec son lot d’inégalité et de dépendance concernant en particulier les femmes ».

 

Un regroupement volontaire, des relations de personnes à personnes

De ce point de vue, l’émancipation féminine a été déterminante dans le changement anthropologique qu’a connu la famille. La constitution du lien social se fait désormais d’un autre lieu (pour Gauchet, il s’agit probablement du seul lien subsistant dans cette société des individus : le lien qui réunit l’individu à l’Etat, d’autant plus fort qu’il est invisible). On peut désormais se rapporter aux autres en général, et à son conjoint en particulier, d’une manière non symbolique, d’une manière purement personnelle, psychologique. La figure du père dans ce contexte ne peut que s’effacer, avec le cadre institutionnel qui lui procurait nécessité et consistance : pour quoi en effet un représentant de la loi extérieure ou de l’Autorité, alors que rien ne justifie plus « l’existence d’un gouvernement domestique » ? Et si vous vous engagez vis à vis d’un enfant, c’est sur le même mode psychologique et privé. La famille devient un regroupement volontaire qui se fait sur des fins affectives, et la procréation également doit être comprise en termes affectifs.

 

Une contradiction entre l’îlot familial maintenu dans son formalisme et l’évolution des rapports affectifs et informels

Cet achèvement de la désinstitutionnalisation de la famille s’accompagne d’un certain apaisement des tensions dont l’individu était le théâtre : la contradiction antérieure entre le formalisme maintenu de l’institution familiale et sa déformalisation irrépressible était génératrice de fortes tensions : « D’un côté la persistance, à la mesure du rôle institutionnel conservé par la famille, d’une définition hiérarchique des places et des rapports d’autorité entre le père, la mère et les enfants ; de l’autre, la montée des rapports affectifs entre les personnes, rapports eux informels, à base de libre choix mutuel et d’appréciation intime, hors de toute assignation réglée à des rôles ». La famille était ainsi tiraillée par deux logiques antinomiques ; la contradiction a été levée avec l’évanouissement institutionnel. Nous sommes passée ainsi de « Famille, je vous hais » (mai 68 ; cf « Family Life » de Ken Loach) à « Famille, je vous aime ». (Cette formule, écrite par Marcel Gauchet en mars-avril 98, ne vient-elle pas d’être reprise dans un des derniers titres de L. Ferry ?).

 

3- L’enfant du désir : crise de l’individuation ?

 

Les nouvelles conditions de venue au monde

C’est dans ce nouveau contexte qu’il faut comprendre les enjeux, en termes de mutations anthropologiques et psychiques, des nouvelles conditions de venue au monde et de l’entrée dans la vie. L’enfant du désir ne signifie surtout pas l’enfant du désir sexuel, puisque précisément la séparation aujourd’hui entre le sexe et la procréation n’a jamais été aussi forte. L’enfant du désir est l’enfant de cette famille privée dont on vient de parler, qui n’a d’autre sens que celui de l’épanouissement affectif de ses membres : on fait un enfant pour soi et pour lui-même. La venue de l’enfant n’a de sens que si elle est voulue et désirée, l’horreur étant la contrainte ou le hasard. La sexualité est entièrement à la disposition des individus.

 

Le lien d’engendrement

Par ailleurs, ce n’est peut-être plus le couple qui fonde la famille (le lien d’alliance), mais l’arrivée de l’enfant. Le lien d’engendrement devient de plus en plus la seule garantie de continuité et de stabilité de la famille (y compris donc à travers les familles recomposées). Le lien amoureux et pour sa part un rapport de personne à personne où chacun se conserve dans sa séparation. Il n’est pas destiné à donner un « nous ». Que l’enfant devienne le pivot de la famille et la garantie de sa stabilité et de sa continuité est problématique : cela renvoie sans doute à une certaine insécurité ou immaturité des personnes qui ont besoin d’enfants pour leur équilibre affectif. L’ancien projet parental d’intégration de l’enfant au « monde » peut-être ici bien fragile…

 

L’enfant était le fruit de la nécessité de la vie… Il était le relais de la chaîne des générations

A l’inverse, l’enfant était auparavant le fruit de la nécessité de la vie qui se poursuit (donc naturellement dirigé vers les autres et la vie publique), et non essentiellement le fruit du désir personnel de ses parents. La famille institutionnelle, au croisement du biologique et du social, avait en effet pour fonction sociale de reproduire l’espèce et la société. L’essence de la société, dit Gauchet, c’est la perpétuation dans le temps. La contrainte de reproduction à la fois biologique et sociale est inscrite dans la mission de la famille en tant que rouage de l’ordre social. Chaque existence peut ainsi être considérée comme le maillon d’une chaîne ; la question existentielle du « sens de la vie » ne concerne en réalité que l’individu qui n’existe que pour lui-même… Le sens de la vie était auparavant dans la perpétuation de la vie.

 

Le changement de statut du prénom

Un des signes les plus visibles de ce changement de paradigme est le changement de statut du prénom : il signifiait auparavant intégration dans un héritage et nous liait aux ancêtres. Il est désormais le fruit de la créativité des parents, et un phénomène de mode. On publie régulièrement une « côte des prénoms », dont les plus utilisés sont souvent liés aux séries américaines (et pas aux ancêtres !).

 

Qui porte le désir d’enfant ?

Qui désire l’enfant ? Malgré le mirage d’une entente intime des cœurs du père et de la mère, il y a de ce point de vue une divergence marquée du désir masculin et féminin, ce dernier étant beaucoup plus déterminant sur la question du désir d’enfant. D’où, selon Gauchet, un autre raison, associée à la première, de leffondrement du principe patriarcal. L’autorité du chef de famille, jusque dans les années soixante, se traduisait en particulier à son sommet par le pouvoir de faire des enfants à une femme. Avec les changements déjà indiqués et surtout l’émancipation féminine par le travail et la contraception, ce pouvoir a complètement disparu.   Marcel Gauchet va jusqu’à dire dans sa conférence sur « L’enfant-problème » : « La procréation n’a plus de sens du point de vue masculin ; elle n’en a que par association au désir féminin ». Pour lui, la figure du père a complètement disparu. Il y a un « matriarcat psychique » du côté de la femme qui porterait désormais à la fois le désir d’enfant et l’autorité dans la famille. Le père n’aurait plus qu’une existence résiduelle.

 

Quelle conséquence pour les « enfants du désir » de ces nouvelles conditions de venue au monde ?

Premier changement : La famille prépare-t-elle toujours à la sortie vers la « vraie vie » ?

Dans la famille institutionnelle, il fallait que l’enfant fasse son chemin pour être bien armé pour son entrée dans la vie sociale. Aujourd’hui, le bonheur idéal, c’est le bonheur intime par la protection contre la société. Le raisonnement repose sur une fiction psychologique : l’enfant en étant épanoui, sera de fait armé pour faire son chemin.  La famille devient « refuge » ou « rempart » face à l’existence publique, alors qu’il y avait auparavant une articulation entre l’espace privé de la famille et l’espace public : le privé devait servir à préparer l’entrée dans le public ; la famille était ainsi un élément clé du bon fonctionnement de la société. La société contemporaine connaît une confusion et une extrême perméabilité des frontières entre ces deux sphères de l’existence (le privé et le public) : revendications au grand jour de ses particularités et appartenances, publicité sur les moindres recoins de l’intimité..etc.

Dans les sociétés de pénurie relative (cf. travail de Antoine Prost), la famille est le premier lieu d’apprentissage de la vie sociale (le travail, l’obéissance, l’endurance) ; aujourd’hui, la famille est surtout concentrée sur le bonheur au présent de chacun, souvent en rupture avec la vie collective au profit de relations affectives et personnelles.

 

Deuxièmement : La difficulté d’accepter les codes impersonnels inhérents à toute vie sociale

il y a une difficulté constitutive d’accepter la règle de base de toute vie sociale, qui est l’impersonnalité ou l’interchangeabilité. A l’intérieur de la famille aujourd’hui, il y a une relation « contentieuse » avec la société qui serait incapable de délivrer la reconnaissance qui est due à chaque enfant dans sa singularité absolue. C’est en particulier le point d’achoppement le plus sensible des relations de la famille avec l’école, qui est accusé de ne pas reconnaître la singularité de leur rejeton (il faut ici faire une différence entre les milieux privilégiés et les milieux populaires. Ces derniers sont plus désarmés face à ce mouvement d’individualisation, alors que les premiers savent mieux user de la contrainte, et les enfants apprennent mieux à se comporter selon les codes de la société adulte ; c’est peut-être  « la racine de l’inégalité telle qu’elle incube dans le laboratoire des familles »).

 

Troisièmement : le procès d’individuation est affecté par le régime de l’enfant du désir

Etre ainsi l’enfant du désir des parents n’est pas sans conséquence sur le vécu de l’enfant : est-il bien l’enfant qui correspond à ce désir ? Combien d’enfants en effet sont-ils habités d’un tel doute existentiel, qui peut ronger l’existence de nombre d’entre eux. Enfin, le point le plus capital selon Gauchet, c’est la manière dont les conditions de l’individuation psychique sont affectées par ce régime de l’enfant du désir. En effet, comment devenons-nous des individus ? En assumant la contingence qui préside à notre existence ; Exister, c’est ne pas avoir choisi d’exister (ni ma tête, ni mes aptitudes, ni ma région…ect). C’est là que se joue la constitution de notre identité personnelle : ce qui est irréductiblement singulier, c’est aussi ce qui est essentiellement contingent, donc relatif. Les conditions de cette épreuve d’assomption de sa singularité et de sa contingence sont brouillées par « l’enfant du désir » : fantasmatiquement, je ne suis donc pas le fruit du hasard, j’ai été désiré comme je suis. Selon Gauchet, cela affecte les conditions d’individuation. La reconnaissance de l’individualité jouerait contre la capacité à devenir un individu. Distinguant avec beaucoup de finesse l’individualisation (fait social) et l’individuation (fait psychique), il soutient que l’individualisation se retourne contre l’individuation (cette piste est fort intéressante mais mériterait d’être approfondie… Les arguments de Gauchet ne me paraissent pas épuiser le sujet…)

 

4-      Changement dans la socialisation

 

 

La famille socialise de plus en plus difficilement ; les deux sens de la socialisation

Cette disparition de l’institution famille a des conséquences décisives sur l’éducation, au sens de « l’institution des êtres » : la famille « socialise » de plus en plus difficilement, c’est l’affirmation d’un illustre historien de l’éducation (Antoine Prost), que M Gauchet reprend. C'est-à-dire ? Elle reporte sur l’école cette fonction qu’elle assurait auparavant. Or celle-ci, on vient de le voir, est également singulièrement corrodée comme institution. De plus on lui demande en quelque sorte le double de ce qu’on lui demandait autrefois (instruction), sans compter qu’il est difficile d’instruire sans un minimum de socialisation. En réalité la famille socialise à sa façon, mais il ne s’agit plus du même mode de socialisation.

Qu’est-ce que la socialisation ? Si nous nous accordons sur la notion minimale d’apprentissage adaptatif, désignant ainsi le processus d’incorporation des usages et règles qui assurent la coexistence collective, on peut considérer que la famille socialise ni mieux ni moins bien qu’avant (cette affirmation, écrite avant 2002 est-elle toujours valable ?) En revanche, la famille d’aujourd’hui, en tant qu’elle est avant tout un refuge contre la société, ne remplit plus le même rôle que la famille qui avait en charge la production d’un être pour la société (car tel était le rôle de la famille en tant que rouage de l’ordre social). Pour comprendre le changement, il est nécessaire de se référer à un autre sens du mot socialisation : cela ne signifie pas seulement apprendre à coexister avec d’autres, mais à se considérer comme « un parmi d’autres ». L’apprentissage de cette distance à soi-même est ainsi décrite : « Apprentissage de l’abstraction de soi, qui créé le sens du public, de l’objectivité, de l’universalité, apprentissage qui vous permet de vous placer au point de vue du collectif, abstractions faites de vos implications immédiates ». C’est cet apprentissage du détachement qui est fondamentalement remis en cause. Un des traits de la personnalité contemporaine (nous allons l’aborder plus loin)  est au contraire ce qu’on peut appeler « l’adhérence à soi ». Le déclin du public, la difficulté à dissocier l’élément public de l’élément personnel (les problèmes de corruption de plus en plus nombreux le montrent) seraient ainsi l’effet d’un changement anthropologique de l’organisation des personnalités.

 

Individualisme, engagement et désengagement

Gauchet signale aussi un changement très significatif concernant le processus de l’adhésion (mariage, Parti, ect…). Auparavant, nous étions sous le régime de l’individualisation de l’adhésion : nulle obligation ne doit être imposée de l’extérieur ; l’adhésion doit être en accord avec le fait de « rester soi-même » ; les appartenances qui s’en suivent doivent être aussi délibérées que possible ; il s’agit de les épouser et non de les subir. Aujourd’hui, l’individualisme est un individualisme de déliaison ou de désengagement, et l’exigence d’authenticité devient antagoniste de l’inscription dans un collectif. « Le geste par excellence de l’individu hypercontemporain, c’est non pas de s’affirmer en s’impliquant –l’individualisme de personnalisation -, c’est de se « reprendre ». En réalité, le lien social est vécu comme déjà là (c’est devenu le monopole de l’Etat, selon Gauchet), et je n’ai pas à me préoccuper de ce qui me tient avec les autres.

 

Individu libéral et tradition : la question des « formes préréglées de coexistence avec autrui »

Cet individu libéral est en fait le triomphe culturel du modèle du marché : le  lien social explicite n’est plus vécu que comme agrégation d’actions où chacun n’a en vue que ses avantages et ses intérêts. Ainsi le modèle jusque là appliqué à la seule économie est entrain de s’étendre au reste. Le principe de tradition, qui faisait auparavant culturellement contre-poids, notamment en matière d’éducation et de transmission, est aujourd’hui menacé. Principe de tradition, cela concerne bien sûr les canons de la pensée et de l’art, mais aussi et surtout « les formes préréglées de coexistence avec les autres » (politesse, civilité), qui nous disent au fond que mon lien avec les autres obéit à une norme qui n’est pas de moi, mais qui nous précèdent ; que le social nous préexiste. C’est le consentement de cette antériorité qui rend possible un espace organisé de coexistence. Je reconnais ainsi que la règle qui m’associe à d’autres est hors de moi, et que la société est avant et au-dessus de moi. C’est précisément le vide provoqué par la dissolution de ce principe que va remplir le droit. A ces préréglages normatifs antérieurs et extérieurs à moi, l’individu va préférer des règles explicites permettant de négocier les modalités de cette coexistence après coup. « Le droit s’installe contre et à la place de la civilité » dit Marcel Gauchet. En conclusion, nous dirons avec lui que ce qui est en cause dans ce changement de socialisation, c’est l’inscription psychique de la précédence du social, de « l’être-en-société » qui permet à chacun de raisonner du point de vue de l’ensemble.

 

5-  Esquisse d’une histoire du sujet : les trois âges de la personnalité

Lebeaux Y., “ Essai de psychologie contemporaine ” de Marcel Gauchet, Revue française de psychanalyse 2003/4,

Volume 67, p. 1389-1399.

 

Marcel Gauchet nous propose un modèle permettant de différencier trois types de personnalité qui correspondraient aussi à trois périodes successives de quelque chose comme une histoire du sujet. Il va de soi, et Gauchet nous le dit explicitement, qu’il ne s’agit pas d’autre chose qu’une modélisation sommaire destinée à repérer quelques traits distinctifs importants. Même si nous admettons la dimension historique et sociale de ces différences, rien ne nous empêche de penser que nous rencontrons, sous une forme bien sûre impure et composée, des types de personnalité dans la vie quotidienne qui, selon les contextes de vie et les circonstances rencontrées, vont laisser apparaître de manière dominante tel ou tel type de comportement. Il serait par exemple très intéressant d’étudier les comportements adolescents en ayant  présent à l’esprit la « personnalité-à-honte » référée au groupe d’appartenance des pairs…

 

  1. Au départ, il y aurait « la personnalité traditionnelle ». Elle correspondrait aux mondes sociaux d’avant l’individualisme. L’individu se détermine et se structure ici par l’incorporation des normes de sa société d’appartenance par l’identification ignorée mais agissante à l’ordre symbolique (comme ensemble ordonné de représentations, de règles, d’idéaux, de statuts et de coutumes) qui structure le collectif. Donc, pas d’écart ni de conflit entre le point de vue de l’individu et celui de l’ensemble. Pas d’inconscient individuel vraiment significatif non plus, puisque la même symbolique régit les processus sociaux et les processus intrapsychiques. Mais une grande solidité et une grande autonomie de l’acteur individuel qui dispose de références sûres, qui porte en quelque sorte en lui la collectivité, et peut ainsi déployer en toute sécurité sa spontanéité à l’intérieur du cadre de références qu’il s’est incorporé. De telles personnalités correspondent précisément aux personnalités « à honte » de Ruth Benedict, car intimement associées à des sociétés à honneur où la pire des épreuves et de perdre la face

 

  1. « La personnalité moderne » ou « l’individu bourgeois », qui s’affirme de manière privilégiée entre 1700 et 1900, continue de se référer à un collectif qui le précède, à tout un ensemble de traditions, de normes et d’idéaux dont il n’est pas le créateur. Mais il lui revient de s’approprier personnellement, d’intérioriser (et pas seulement d’incorporer), d’accepter lucidement et de vouloir librement ce qu’il a d’abord reçu. C’est l’âge de la conscience, de la responsabilité, de la culpabilité. Car c’est l’âge du conflit inévitable entre une tradition et une autorité socialement instituées qui continuent de déterminer les vérités les normes et les idéaux auxquels il convient de se référer – et un individu dont la capacité de discernement rationnel et de libre engagement est désormais pleinement reconnue, un individu auquel il revient de reconnaître en conscience et d’affirmer librement la supériorité du point de vue de l’ensemble sur les désirs, les perceptions et les sentiments qui lui sont particuliers. L. C’est ce compromis que va exprimer la notion de devoir. Le devoir, c’est précisément ce qui s’impose à moi comme à tous, mais qu’il me faut néanmoins vouloir en conscience. On aura alors à faire à une personnalité à culpabilité, à « Sur Moi », à déchirement entre conscience et inconscience ». L’inconscient devient alors le lieu hautement significatif où se représentent et s’élaborent les contradictions non résolues entre le symbolique traditionnel auquel la société continue de se référer et une réalité sociale concrète dont le fonctionnement fait de plus en plus appel à des procédures purement scientifiques, techniques ou juridiques, mais aussi et surtout entre la part des normes collectives que l’individu parvient effectivement à intérioriser et tout ce qui leur demeure antinomique, tout ce qui reste irréductiblement particulier dans les désirs individuels. La résolution du conflit psychique passe alors nécessairement par son élucidation, par une exploration de l’inconscient permettant au sujet de reconnaître ses contradictions internes, d’accéder à une certaine vérité de lui-même et par là à une plus grande liberté.

 

  1. En cette fin de XXe siècle, nous assisterions à l’émergence de « la personnalité contemporaine » (« Essai de psychologie contemporaine » 1391). Celle-ci n’est plus structurée par la référence au collectif et à sa précédence, elle n’est plus fondée sur l’appartenance. Bien entendu, l’individu « contemporain » sait qu’il appartient à une société, mais ce n’est plus cette inscription sociale qui le détermine en tant que sujet. L’individu « déconnecté », pour lequel il n’y a plus de sens à se placer du point de vue de l’ensemble, connaît beaucoup moins le sentiment de l’obligation et le sens de la dette, qui ont pourtant étaient très prégnants pendant si longtemps. Il ne s’agit plus que « d’être soi-même », de ne pas être entravé dans l’utilisation des opportunités d’épanouissement qui se présentent, de rester « branché » sur les réseaux susceptibles de favoriser le développement personnel. L’élucidation de l’inconscient, en tant qu’exigence de vérité et condition de liberté, n’apparaît plus d’emblée comme une nécessité et une valeur. S’imposent plutôt une recherche pragmatique d’efficacité thérapeutique et une élimination des symptômes qui font obstacle à une utilisation satisfaisante de l’environnement.