Les hommes font-ils l'Histoire ?

Café philo de septembre 2015

 

PRESENTATION DU SUJET                

Une nouvelle saison commence pour le Café Philo Sophia ! De retour comme chaque mois de septembre à la médiathèque de Maureilhan, le village où nous sommes nés il y a bientôt 17 ans ! Après la conférence de Marcel Gauchet sur la crise et l’impuissance démocratique au mois de mai à Colombiers, un sujet passionnant pour prolonger notre discussion : « Les hommes font-ils l’histoire ? »

Certains intellectuels prétendent qu’aujourd’hui l’Histoire s’est effacée devant le présentisme d’une époque entièrement vouée à la jouissance de l’ « ici-maintenant », et qui refuse l’idée d’un esprit souverain, maître de lui et de l’univers, « auteur et acteur de son histoire individuelle comme de la réalisation de l’Histoire du monde » (M. Maffesoli). La fameuse phrase de Marx, reprise par Raymond Aron, « les hommes font l’histoire », certes fortement nuancée par la deuxième proposition « mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font », que l’on peut considérer comme assez emblématique de la Modernité, serait à ranger dans les « poubelles de l’histoire », pour reprendre la formule consacrée... Il faut bien reconnaître que le présent contemporain nous montre un rapport au passé et à l’avenir plutôt difficile... Ceux-là semblent s’être entièrement résorbés  dans un présent envahissant. C’est un véritable fossé qui existe désormais entre le champ de l’expérience passée et l’horizon d’attente vers le futur. La figure de l’avenir est devenu illisible (ou bien catastrophique). Comment dans ces conditions, pouvons-nous penser l’Histoire et ses acteurs ? Et pouvons-nous seulement le faire ? Pour y répondre, il est sans doute d’abord nécessaire de s’interroger sur l’universel de notre condition dans son rapport au temps et à la dimension historique de l’existence humaine... L’enjeu de cette question de ce soir est bien sûr considérable : pouvons-nous croire encore à une forme de puissance que les communautés humaines ont sur elles-mêmes pour se gouverner et se transformer ? N’est-ce pas la définition du politique ?

                                                                                                          Daniel Mercier, le 2/9/2015

 

 

 

ECRIT PHILO

CAFE PHILO SOPHIA SAMEDI 12 SEPTEMBRE 18H

MEDIATHEQUE DE MAUREILHAN

 

« Les hommes font-ils l’Histoire ? »

 

 

Introduction

 

Deux conceptions de l’Histoire

Première conception de l’Histoire : forces aveugles ou supérieures présidant à notre destin ?...

Deuxième conception de l’Histoire : inventer collectivement son avenir dans le temps. La révolution des Modernes  

Mais pas de construction « ex nihilo » pour autant ...

Le temps des Philosophies de l’Histoire. Action humaine et déterminisme

Hegel, Marx, Auguste Comte...

La critique des philosophies de l’histoire, après leur cuisant et tragique échec....

La critique du marxisme de H. Arendt et la question du déterminisme.

Le statut de l’acteur de l’histoire (et encore la question ontologique du déterminisme...)

Peut-on dire cependant que nous disposons d’une certaine puissance sur le cours de l’histoire ?

En conclusion

Comment la radicalisation de la société de l’Histoire conduit à une crise de l’Histoire sans précédent ...

Le grand paradoxe des Modernes

L’éclipse de l’Histoire, le dispositif temporel du présentisme, et la méconnaissance inhérente à la société de la connaissance

(séminaire de Marcel Gauchet : radicalisation de la Modernité et crise de la démocratie)

L’éclipse de l’Histoire

Patrimonialisation du passé, médiatisation du présent, économicisation de l’avenir.

Analyse de la méconnaissance

L’Histoire et les hommes qui la font.... 

Deux sortes de méconnaissance...

Une nécessité interne à l’Histoire ?

Le pouvoir dans l’Histoire

 

 

 

 

 

Introduction

 

Cette phrase est la première partie d’une citation de Raymond Aron qui lui-même paraphrase Marx : « Les hommes font l’Histoire, mais ils ne savent pas l’Histoire qu’ils font ». A noter d’ailleurs l’étrange rapprochement autour de cette affirmation de deux penseurs que tout semble opposer, l’un réputé de tradition libérale, l’autre théoricien du communisme.  

Le sens de l’expression « faire » l’Histoire  n’est pas si simple : cela peut être dans le sens d’une « action » humaine qui produit d’une façon ou d’une autre un résultat, et l’ensemble des effets de ces actions peut s’appeler « Histoire ». C’est en quelque sorte une conception minimaliste de l’Histoire : l’ensemble des actions et de leurs effets sur le réel. En ce sens, il n’est guère contestable que les hommes font l’Histoire (comment pourrait-il en être autrement ?), et il n’y a pas réellement question ... Acteurs de l’histoire, nous le sommes tous que nous le sachions ou non, que nous le voulions ou non, depuis toujours puisque nous pouvons définir l’histoire dans un premier sens comme la somme dynamique des actions et interactions humaines. A l’opposé, « faire l’Histoire » peut signifier produire ou construire comme dans la fabrication d’une maison, ou n’importe quel autre projet technique : après avoir élaboré les plans ou défini le cahier des charges (maître d’ouvrage), il suffit de réaliser l’œuvre (maître d’œuvre) conformément à ce qui a été prévu. Nous sentons bien intuitivement que l’Histoire humaine ne relève pas d’un tel modèle du projet technique, mais nous pressentons aussi qu’elle n’est pas non plus le produit aveugle de nos actions... La vérité devra être cherchée certainement entre ces deux extrêmes...

Une autre question d’importance se pose à propos de cette question : en quel sens entend-on le terme d’Histoire ? Le premier sens est celui que l’on donne communément : l’histoire est l’ensemble des évènements advenus dans le passé. Autrement dit, l’ensemble du passé tel qu’il s’est déroulé. Cela n’implique aucunement une finalité qui préexisterait à ce déroulement, ni même une cohérence d’ensemble.... L’histoire en ce sens a toujours existé, et il ya toujours eu des historiens pour la relater, les « fondateurs » et premiers historiens ayant été les grecs Thucydide et Hérodote : très soucieux de rendre compte fidèlement des évènements du passé (par exemple les batailles), ils n’envisagent pas une seconde que ces évènements s’inscrivent dans une certaine logique historique qui orienterait la société vers un certain futur. Il y a des choses nouvelles qui surviennent dans le cadre d’un ordre par ailleurs  immuable. Le rôle de l’Historien sera de permettre leur conservation dans la mémoire des hommes. Et de perpétuer dans le souvenir les actions glorieuses d’illustres personnages. Nous sommes ici plutôt dans le domaine d’une succession d’évènements de causes diverses (souvent reliés à des personnages puissants), mais qui ne s’inscrivent pas dans une logique d’ensemble cohérente selon la flèche du temps. Hasard ou répétition du même (nous reviendrons sur ces deux conceptions différentes mais finalement proches de l’histoire), la conception de l’Histoire dans les sociétés traditionnelles s’appuie sur une vision du présent et de l’avenir comme reproduction des modèles d’un passé considéré comme fondateur. L’unité des Temps est réalisée sous l’égide de la primauté du passé. L’Histoire comme mouvement ayant une orientation vers l’avenir, comme progrès continu par rapport à l’état antérieur, n’a pas de sens dans ce contexte social-historique. C’est avec l’avènement de la modernité qu’un tel modèle va prendre son essor : l’Histoire va effectivement être vécue par les modernes comme un processus social (la notion de société va éclore en même temps que celle d’Histoire en ce dernier sens) orienté vers un avenir visé comme meilleur. Le présent sera le vecteur actif d’un tel processus. Le XIX siècle a été en ce sens le grand siècle de l’Histoire, et la naissance de l’histoire comme discipline scientifique. C’est aussi le siècle des grandes philosophies de l’Histoire (Hegel et Marx tout particulièrement, mais aussi Auguste Comte...).

Il est plus que vraisemblable que le statut accordé à l’homme et son rôle varie selon ces deux grandes représentations de l’Histoire... Nous devrons donc les analyser d’un peu plus près. Mais nous ne pouvons pas ne pas évoquer dans cette introduction la crise de l’avenir qui marque notre présent contemporain, et le pessimisme qui remet en question aujourd’hui la possibilité même d’un objet qui s’appellerait histoire, sur laquelle nous aurions la capacité d’influer significativement. Comment analyser ce rapport problématique au passé, que certains  nomment le présentisme contemporain ?

Deux conceptions de l’Histoire

Première conception de l’Histoire : forces aveugles ou supérieures présidant à notre destin ?...

Il y a une conception de l’histoire que nous pourrions qualifier de « pré-moderne », au sens où elle ne prend pas vraiment en compte la dimension proprement historique des évènements du passé, comme d’ailleurs du présent. Une conception pré-moderne qui continue d’ailleurs d’être véhiculée au sein des Temps Modernes, et également dans notre période contemporaine, mais qui prend alors la signification d’une résistance et d’un refus par rapport à la conception des modernes.  Citons par exemple Shopenhauer : « La devise générale de l'histoire devrait être : « Eadem, sed aliter » (la même chose, mais d'une autre manière). Celui qui a lu Hérodote a étudié assez l'histoire pour en faire la philosophie ; car il y trouve déjà tout ce qui constitue l'histoire postérieure du monde : agitations, actions, souffrances et destinée de la race humaine, telles qu'elles ressortent des qualités en question et du sort de toute vie sur terre. ». L’Histoire ne fait que répéter les « agitations, actions, souffrances » de la race humaine comme autant de manifestations d’un destin éternel. Par conséquent, pas « d’Histoire » en tant que telle, c’est-à-dire en tant que déroulement ou processus évolutif spécifique. Au milieu de tout ce chaos, « on n’a jamais devant soi que le même être, identique et immuable, occupé aujourd’hui des mêmes intrigues qu’hier et que de tout temps : elle doit donc reconnaître le fond identique de tous ces faits anciens ou modernes, survenus en Orient comme en Occident », « Le monde comme volonté et comme représentation ».

Nous retrouvons là finalement la même idée déjà présente chez les premiers grands historiens tels que Hérodote ou surtout Thucydide (env. 460-395) qui disait : « L’histoire est un perpétuel recommencement ». A l’origine, l’Histoire n’a pas grand-chose en commun avec l’Histoire moderne. Certes il se passe des choses, l’historien se doit de décrire ces évènements, mais ils ne s’inscrivent pas dans un ensemble intelligible orienté vers l’avenir, dont le sens peut être déchiffré. Peut-être en réaction contre les promesses des philosophies de l’Histoire, certains propagent encore  un tel jugement pessimiste sur l’Histoire, ou plutôt nient l’idée même d’une intelligibilité de l’Histoire : le romancier polonais Stefan ZEROMSKI (1884-1925) écrit : « Partout sur cette terre, meurtres et tueries, c’est ce qu’on appelle l’histoire du monde ». Cette vision de l’histoire, proche de celle de Schopenhauer, n’est-elle pas très populaire aujourd’hui ? Un peu comme si toute perspective historique était devenue illusoire et trompeuse... Un sociologue et philosophe comme Michel Maffesoli peut être considéré comme le représentant le plus emblématique de cette pensée de la postmodernité qui rejoint à sa façon, il le revendique lui-même, la pensée pré-moderne. Au-delà d’une réalité historique éphémère, des formes similaires à travers le temps réapparaissent, qui expriment une « socialité de base » irréductible au changement. Retour en force aujourd’hui de « ces archaïsmes fondamentaux de la condition humaine ». Le rêve de l’homme moderne d’« être l’auteur et l’acteur de son histoire individuelle comme de la réalisation de l’Histoire du monde » (in « l’Ordre des Choses ») est en train de s’éteindre au profit du retour de l’ancestral qui lui n’a pas d’histoire... Mais surtout Maffesoli envisage en aucune façon que les « acteurs » de l’Histoire puissent en être ses véritables auteurs : ils ne sont que les agents inconscients d’un destin qui les dépasse. Les idées, bien loin de mener le monde, sont au contraire l’écho d’une réalité dans laquelle elles s’insèrent. Les « acteurs » sont bien plus « agis » par l’Histoire que l’inverse... Quelque soit la diversité des tonalités de ces visions de l’Histoire (théâtre d’une nature humaine éternelle, retour du même sous la forme d’une ancestrale « socialité de base », destin, chaos sans foi ni loi, ou au contraire référence à plus haut que soi ...etc.), il va de soi que ses prétendus acteurs en sont les agents passifs, et qu’en ce sens « ils ne fons nullement l’Histoire »...

Deuxième conception de l’Histoire : inventer collectivement son avenir dans le temps. La révolution des Modernes

La force des analyses de Marcel Gauchet est de resituer les deux alternatives fondamentales de la pensée de l’Histoire au sein d’une analyse elle-même historique : « Mais nous avons à faire à deux façons également cohérentes pour nos sociétés humaines de se poser et de se déterminer. On est en présence d’un rapport à soi dans les deux cas et non d’une éventuelle immédiateté. D’un côté, l’idée « nous sommes produits » par plus haut que nous ; l’ordre de notre monde relève d’une instauration antérieure et supérieure qui l’a substantiellement défini une fois pour toute ; de l’autre côté, « nous avons à nous produire nous-mêmes », à construire l’organisation de notre monde, dans une relation dynamique et ouverte, ce qui ne signifie pas que nous savons ce que nous faisons mais qui ouvre la possibilité de le savoir »

 Au premier coup d’œil nous voyons bien que cette Histoire mue par l’idée de progrès (faire mieux que nos devanciers) est associée à la volonté, l’intention, le projet, et fait donc nécessairement référence à l’action humaine volontaire et réfléchie comme moteur du processus. C’est selon Marcel Gauchet la caractéristique essentielle de la société moderne nommée par lui « société historique », au sens où elle est résolument et consciemment orientée vers l’avenir et s’autoproduit dans le temps.

Dans ce contexte de la modernité et de la démocratie dont les principes vont se concrétiser de plus en plus, il est dans le logiciel même de cette société de considérer que les hommes font l’histoire, puisque ces sociétés fondent leur existence sur le principe de l’autonomie.  La pensée de l’Histoire des sociétés modernes (du moins jusqu’au milieu du XX siècle) est de nature prométhéenne. JJ Rousseau est un des premiers à affirmer notre historicité et notre liberté. Et donc la dimension spécifique de la condition humaine qui est son développement collectif dans le temps

Dans cette conception moderne de l’Histoire, non seulement nous savons que nous en sommes les acteurs privilégiés, mais aussi  que l’Histoire avec H existe et qu’elle est organisatrice de l’existence collective. C’est dans le sillage de la révolution française que naît cette conscience historique. Cette émergence est elle-même fonction d’un phénomène plus vaste : l’orientation historique de nos sociétés, c’est-à-dire le basculement du passé vers l’avenir, celui qui nous fait passer de la tradition à l’invention pratique du futur. Cette nouvelle temporalité implique une position réflexive en vue d’une auto-construction de soi, et donc un rapport critique au temps et à soi-même. L’action au présent devient action historique Le mot d’ordre de Kant concernant la pensée - penser par soi-même – devient le principe  même de la marche des sociétés : sur le plan politique, le seul principe de légitimité recevable est celui de l’autonomie. Le collectif humain ne dépend plus d’aucun ordre extérieur transcendant, mais doit au contraire s’auto-instituer. L’Histoire existe par le temps et non seulement dans le temps ; elle est  un processus orienté par le progrès, et conduit par les hommes. L’important est davantage l’histoire à faire que l’histoire du passé : c’est parce que nous sommes acteurs de l’avenir que nous nous préoccupons du passé ; l’histoire-science telle que nous la connaissons se forme dans l’Europe des années 1820/1830. Il s’agit de saisir les ressorts du passé afin de pouvoir « développer cette ouverture activiste, déchiffrer l’acquis afin de pouvoir prolonger l’héritage, en développer l’échéance, en accomplir les promesses ou en renverser le cours »[1]. Le rôle névralgique de l’historien est d’être un passeur qui transforme une histoire vécue dans l’obscurité et la confusion, sans être bien comprise de ses acteurs, en une histoire mieux réfléchie au futur ; de permettre aux acteurs de l’histoire à faire de savoir l’histoire qu’ils font.

Ce nouveau rapport au temps a une autre conséquence très importante : alors que les progrès qui ont eu lieu se sont produits à l’aveugle, il s’agit maintenant d’une mobilisation et d’un programme d’action résolument tournés vers le futur, « d’une projection de l’ensemble des activités collectives vers l’avenir ». D’où le caractère auto amplifiant de l’orientation historique, appelé parfois abusivement « accélération de l’histoire » : c’est en réalité une dynamique qui se nourrit d’elle-même, amplifiant son rythme et « élargissant son spectre d’application ». Le progrès comme bien commun devient le mot d’ordre de l’action collective.

Le mérite d’une telle perspective est non seulement d’apporter un éclairage déterminant sur notre propre Modernité, mais de revisiter à partir de là le sens de la représentation de l’histoire que pouvait produire nos prédécesseurs : il n’y a pas d’histoire au sens d’un devenir générateur assumé par ses acteurs. Les récits qu’ont peut faire de ces évènements (annales, chroniques) appartiennent à une curiosité marginale, et sont indifférents au cœur de l’activité commune. Si histoire il y a eu, c’est à l’origine. Dans le temps du mythe de la cosmogonie, de la création. L’Histoire Sainte, celle de la révélation, est un cas intermédiaire car il se déroule dans le temps humain mais en même temps relève d’une logique de la fondation originaire comme le mythe. Seule la tradition, référence à un passé fondateur, peut s’ériger en principe organisateur de la vie commune. Certes il y avait des historiens qui écrivaient des histoires avant le monde moderne, dès l’avènement de l’écriture. Le monde de la tradition n’est pas imobile, il s’efforce de l’être... Les péripéties qui se succèdent dans le temps n’ont pas pour les anciens de significations particulières. Elles sont néanmoins consignées par des analystes et des chroniqueurs. Nous retrouvons cette matrice de la répétition du Même dans la plupart des conceptions pré-modernes de l’Histoire, et nous avons vu comment la pensée postmoderne peut renouer avec une telle idée. 

Mais une question émerge alors dans le prolongement de cette réflexion : doit-on en conclure que seuls les Modernes sont les acteurs de leur Histoire ? Plus profondément et au-delà de la modernité, n’est-il pas inhérent à toute société ou tout groupe humain en général de s’autogouverner et de « s’appliquer à lui-même », quelque soit par ailleurs la méconnaissance et les illusions qu’il contribue à développer sur son propre fonctionnement ? Même une société traditionnelle dominée par un principe de soumission à plus haut que soi, et dont toute l’organisation interne est régie par cette représentation symbolique, n’en est pas moins l’artisan de son propre devenir. C’est précisément l’essence du politique, même quand celui-ci est solidaire d’une société gouvernée selon le principe de l’hétéronomie. Contrairement aux sociétés animales, les collectifs humains se caractérisent par cette sorte de réflexivité et de puissance qu’ils peuvent exercer sur eux-mêmes. C’est la raison aussi pour laquelle ils ont une histoire, quels que soient ce qu’ils peuvent se raconter à ce sujet... Les sociétés traditionnelles peuvent bien se penser hors de l’Histoire au sens moderne, elles ont bel et bien une Histoire également... 

Mais pas de construction « ex nihilo » pour autant ...

Mais pour revenir à l’idée de l’Histoire comme construction, il faut s’empresser de dire qu’il ne peut s’agir d’une construction « ex nihilo » ! Karl MARX insiste, dans « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte » sur l’importance d’un passé qui déterminent les circonstances du présent : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de plein gré, dans des circonstances librement choisies ; celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants ». L’histoire ne peut être une libre création des hommes, indépendamment des circonstances dans lesquelles ils se trouvent. Ces circonstances pèsent au contraire très lourdement sur les actions humaines. Nous pourrions ici introduire le concept existentialiste de « situation » pour montrer que nous sommes nécessairement déterminés par un monde déjà là dans lequel nous vivons et dont les données pèsent très fortement sur notre façon d’envisager l’avenir. Nous pourrions dire en nous inspirant toujours de JP. Sartre que chaque génération rencontre des conditions objectives d’existence qu’elle n’a pas créées, mais qu’il est toujours possible de modifier en agissant. Notre histoire est ce que nous en faisons à travers des luttes, des oppositions, des projets. Elle réclame de notre part un engagement afin d’en être les acteurs plutôt que les spectateurs ou les patients.

En revanche, une certaine tentation de toute-puissance générée par l’idéal d’autonomie porté par la démocratie peut s’avérer très toxique. Non, tout n’est pas possible... La démocratie doit se prémunir contre ce genre d’illusion : fantasme de la « table rase » où l’on pourrait tout reconstruire suivant ses rêves – ou les principes de la raison -.  Les utopies révolutionnaires du XXème siècle ont montré la folie que pouvait produire une telle vision de l’avenir. Au nom de l’avènement d’un monde nouveau, d’un devoir-être opposé à l’être jugé déficient, c’est la cohorte de la Terreur, des goulags ou des guerres saintes qui se profilent. Mais aussi sans aucun doute des « missions » colonialistes... En ce sens, les philosophies de l’Histoire doivent être comprises comme des produits dérivés de la pensée de la Modernité, même si Hegel plutôt conservateur voit dans l’Histoire l’accomplissement de l’Esprit dont l’Etat allemand incarnerait la forme suprême (en ce sens, cette philosophie  a longtemps été présentée comme une justification de l’Empire occidental au nom de la réalisation de l’universel),  l’histoire de la Liberté se confondant avec une forme de déterminisme historique, alors qu’avec Marx c’est la prise de conscience sensée éclairée des déterminismes matériels (les conditions d’existence) qui va permettre d’activer et d’organiser la rupture révolutionnaire. C’est la « science de l’Histoire » qui tient lieu ici de « déesse raison », véritable « Deus machina » de la Révolution.

Le temps des Philosophies de l’Histoire. Action humaine et déterminisme

L’une comme l’autre de ces philosophies sont déterministes ; les hommes sont emportés dans des processus dialectiques qui les dépassent  et qui relèvent du régime de la nécessité. Ils font l’histoire, mais ils « ne savent pas qu’ils la font »...  

Pour Hegel, la grande marche de l’Esprit à travers l’Histoire (qui est en quelque sorte la concrétisation de sa réalisation universelle) est rationnelle de part en part, mais à une échelle qui dépasse la seule action individuelle ou collective à un moment donné. La « ruse de la raison » au cours de l’Histoire prive les acteurs individuels de la prise sur leur devenir. Les grands hommes –  par exemple la vision hégélienne de Napoléon identifié au moment de sa gloire montante à « l’esprit du monde à cheval » – ne sont que les incarnations et les « témoins » du mouvement de l’Idée à travers l’Histoire. Ceux qui ont su s’inscrire, par intuition ou par hasard, dans le déploiement du réel. Ce n’est que lorsque l’Esprit s’est suffisamment déployé dans le temps et a accompli son œuvre que la chouette de Minerve (ou Athéna), au crépuscule, peut parcourir du regard l’ensemble du paysage... pour découvrir rétrospectivement le sens du chemin parcouru et embrasser sa fin ultime. La pensée a donc toujours un temps de retard sur l’accomplissement de la vie. C’est au crépuscule d’un monde ayant atteint sa pleine maturité qu’il est alors possible de saisir sa véritable nature... Le désir de savoir doit attendre son heure. Ainsi le présent européen s’avère être  l’aboutissement de l’Histoire universelle, la philosophie hégélienne, telle l’oiseau de Minerve,  livrant le sens ultime de son parcours. L’Histoire s’achève en toute conscience d’elle-même... Dans une telle perspective, il faut attendre que la réalité se développe et s’accomplisse pour que l’on puisse acquérir sur elle une forme de lucidité... Mais que reste-t-il à entreprendre quand le chemin semble toucher à son terme ? Soit l’action se déploie à l’aveuglette sans aucun repère, soit, elle apprend trop tard ce qui lui aurait permis d’agir en connaissance de cause ! La vivacité du soleil en plein jour éblouit et empêche le dévoilement de l’énigme des choses... Ce n’est qu’après coup, lorsqu’elles ont atteint leur état final, qu’elles se laissent percer à jour... Nul « devoir être » idéal ne peut de façon volontariste changer une réalité qui lui est étrangère ; l’idéal n’est pas à chercher dans un au-delà exilé hors du réel, il est la forme accomplie de l’accomplissement du réel, en tant que terme d’un processus. La philosophie elle-même, dans ce cadre, est la mise en forme cognitive de la rationalité du réel, dévoilant, telle l’oiseau de Minerve, l’ultime vérité de ce monde. Tout le réel est rationnel, mais tout autant le rationnel est destiné à devenir réel ou l’est déjà.

Nous pouvons rapprocher cette vision hégélienne de la version théologique de l’Histoire telle que l’on peut la rencontrer chez Saint Augustin : « La providence divine qui conduit admirablement toutes choses, gouverne la suite des générations humaines depuis Adam jusqu’à la fin des siècles, comme un seul homme, qui, de l’enfance à la vieillesse, poursuit sa carrière dans le temps en passant par tous les âges ».

Dans cette vision finaliste de l’Histoire, C’est le recours transcendant à la Providence divine, qui est le principe directeur conduisant de l’enfance à la » « fin des siècles ».  Le finalisme hégélien (une Histoire directionnelle se dirigeant vers un but irréfragable) renvoie lui à l’immanence  du mouvement dialectique de « la raison dans l’Histoire », version en quelque sorte séculière de la dépendance « à plus haut que soi », au principe supérieur de « la Raison dans l’Histoire ». La philosophie de l’Histoire de Hegel, tout en s’inscrivant résolument dans une conception moderne de l’Histoire où l’Humanité devient l’acteur principal de son avenir, invente celui-ci dans le temps, reste étroitement dépendante d’une vision théologique.

Une méconnaissance due à l’idéologie. Avec Marx, si les hommes font l’histoire mais ne savent pas quelle histoire ils font, c’e n’est pas tant parce que leurs actions sont déterminées (le déterminisme n’empêche pas en lui-même la connaissance du déterminisme) que parce qu’ils sont l’objet de mécanismes d’illusion leur empêchant de percevoir la réalité telle qu’elle est. C’est ici que le rôle de méconnaissance joué par l’idéologie est déterminant. L’humanité, par le travail et la conquête de la nature, est l’acteur essentiel du mouvement historique. Mais il faut distinguer l’action de la pensée de l’action ou de sa conscience. La façon dont les hommes se représentent le sens et les enjeux de leurs actions et de la réalité historique est radicalement distordue : c’est ici qu’il faut comprendre le rôle joué par l’idéologie. Les hommes sont pris dans les rets d’une idéologie qui masque le réel[2]. C’est grâce à la connaissance objective des ressorts de cette histoire (le matérialisme historique a la volonté de se présenter comme une science)[3] qu’une « avant-garde révolutionnaire » (notion surtout formalisée par Lénine), détentrice de ce savoir qui devient lui-même révolutionnaire, portera en toute conscience l’action du prolétariat jusqu’à sa libération, et à travers lui, jusqu’à la libération et l’émancipation de l’humanité.  Alors que les hommes ont été jusqu’à présent les agents passifs de déterminismes qui non seulement les dépassaient mais dont les mécanismes, la nature et la direction leur étaient soustraits par le jeu de l’idéologie, les prolétaires acquièrent à ce moment particulier et décisif du déroulement historique, aidés par leurs organisations de classe, la pleine conscience de leur rôle historique et de leur pouvoir de libération et d’émancipation qui vaut pour l’ensemble de l’humanité. A ce moment précis du déroulement historique, l’Histoire devient consciente d’elle-même, se ressaisit comme totalité et comme fin. « Le dénouement de la contradiction entre le capital et le travail nous promet avec l’abolition de la propriété privée, l’abolition des classes et de l’Etat. L’avenir de la société civile, c’est le devenir de la société tout court, celle des libres producteurs associés, sans plus de domination politique, de mystification juridique, d’exploitation économique » (Marcel Gauchet).

Nous ne pouvons pas clore ce rapide aperçu des philosophies de l’Histoire sans évoquer « l’âge positif de l’humanité » chez Auguste Comte : alors que les hommes ignorent la marche du passé quant à ses buts, le présent est compris comme moment réflexif de la prise de conscience et des enjeux qui autorise une avancée réfléchie vers l’avenir dont le programme est la réalisation de la société humaine en pleine possession d’elle-même, gouvernée par la science rationnelle d’elle-même (ce qui est pour Auguste Comte la sociologie). Il est remarquable de constater que, quelles que soient les divergences entre ces théories, elles se recoupent sur un point essentiel : nous sommes à la fin de l’Histoire comme dévoilement de son sens jusque là ignoré. L’Histoire, cette fois-ci consciente d’elle-même, peut s’accomplir jusqu’à son terme. Nous pouvons dès lors « faire l’histoire » en connaissance de cause puisqu’on la connaît.

La critique des philosophies de l’histoire, après leur cuisant et tragique échec....

La critique du marxisme de H. Arendt et la question du déterminisme.

Au nom de la science d’un futur qui ne s’est pas encore accompli, tout peut devenir permis.... Ce qui est remise en cause par Arendt (Le concept d’histoire, in Crise de la Culture), c’est l’idée marxiste selon laquelle c’est par la connaissance des lois de l’Histoire (identification de causes universelles) que nous pouvons agir pour précipiter le mouvement vers le but final souhaité.

Tout d’abord, cette approche repose sur une confusion entre ce qu’elle appelle l’action et l’œuvre, ou fabrication (telle que cette notion a déjà été évoquée dans l’introduction de cet écrit) : la fabrication a un début et une fin fixés d’avance ; elle donne lieu à un produit qui va durer et avoir une vie propre une fois que l’activité de fabrication s’arrête. Au contraire, l’action est fugace et ne laisse jamais derrière elle un produit final. Ses conséquences ou ses effets sont à la fois fragiles et difficiles à anticiper, à cause de la nouvelle chaîne d’évènements à l’issue incertaine  qu’elle provoque, contrairement à la permanence et à la solidité de la fabrication. D’autre part, La production concerne les rapports des hommes avec la matière, alors que l’action implique des relations intersubjectives. L’action est une dimension essentielle de la vie humaine, et se déploie au sein du « inter hommes  esse » (être parmi les hommes), d’une pluralité humaine dont les interactions ne sont pas prévisibles ; les effets de cette action sont toujours suspendus au cours du temps et dépendants de ses acteurs, contrairement à « l’œuvre » de «  l’homo faber » qui se fige en quelque chose de tangible et « d’objectif ». Agir, pour H Arendt, c’est toujours agir avec d’autres, ou contre d’autres, acte de liberté par excellence qui ne prend forme que dans l’espace commun. D’où la fragilité des commencements... Contrairement au faire, ils ne se solidifient jamais en oeuvre, « si ce n’est des institutions également fragiles et éphémères »...

Pour Arendt, la théorie marxiste se meut dans ce mode de pensée où l’on prétend « faire l’histoire » comme si elle était un objet de fabrication, et donc où l’on considère  qu’il y aura une « fin de l’histoire » quand cet objet sera achevé. « Chaque fois que nous entendons parler de buts grandioses de la politique, comme d’établir une nouvelle société où la justice sera à jamais garantie, ou de faire une guerre qui mettra fin à toutes les guerres, ou d’assurer la démocratie au monde entier, nous nous mouvons à l’intérieur de ce mode de pensée »

Le statut de l’acteur de l’histoire (et encore la question ontologique du déterminisme...)

C’est à partir de cette réflexion que Arendt développe une conception résolument  anti-déterministe de l’Histoire : nous pouvons (devons) agir dans et sur le présent, mais sans s’inscrire dans une visée prétendument maîtrisée d’un futur à long terme (selon elle, la fin ne peut être connaissable par avance). L’action consiste à initier du neuf dans le monde. Elle est comme une seconde naissance (possibilité infinie de recommencements). D’où l’importance du concept de natalité dans sa philosophie : « Le miracle qui sauve le monde, les affaires humaines de la ruine normale, « naturelle », c’est finalement le fait de la natalité, dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir »…Cette natalité, capacité à recommencer, à créer quelque chose de nouveau dans le monde, est indissociable de la pluralité, car on agit toujours avec (ou contre) d’autres. La communauté des acteurs qui s’institue à travers l’action commune est par conséquent aussi fragile et éphémère que l’acteur lui-même, et n’existe que tant que nous agissons. Il faut assumer jusqu’au bout que les commencements ne cessent de commencer. L’action comme première manifestation de la liberté a sa contrepartie : elle interdit toute vision déterministe et matérialiste de l’histoire. S’il y a sans cesse possibilité d’un commencement absolu (ce qui est inhérent à ce que Arendt nomme « la natalité »), le cours des évènements ne peut jamais être assuré de répondre à des relations de causalité strictes. Ce que Arendt critique dans le marxisme, c’est le prétendu « cours objectif des choses » défini comme un processus ‘naturel-historique » soumis à des lois comme le monde physique, privant par la même la possibilité de projets de « volontés libres ». Ainsi pour H. Arendt, les évènements, comme produits de l’action humaine échappent à la prévision. Les évènements relèvent de la catégorie du possible et non de la nécessité ; ils auraient pu aussi bien ne pas advenir. Il est possible d’expliquer un fait historique à postériori (par exemple les « Origines du totalitarisme » ;  remarquez que le terme « origine » n’est pas équivalent à celui de « cause ») par un certain nombre de facteurs, mais ceux-ci ne sont pas des causes au sens où ils produiraient immanquablement ces effets. Il se trouve que ces différents facteurs ont « cristallisé » ou « coagulé » entre eux pour produire le totalitarisme, mais cela aurait pu ne pas se produire. En ce sens, il est très difficile, voire impossible, de prévoir l’avenir. Sinon en effet, le futur s’évanouit ; il est déjà passé en quelque sorte, puisqu’il ne peut pas plus être modifié que le passé. En ce sens, le point de vue de l’Histoire, comme celui présent dans la philosophie de Hegel ou Marx, est un succédané du point de vue de Dieu.

Il est intéressant à ce point du développement de développer quelques remarques philosophiques sur la critique du déterminisme chez Arendt : il paraît aller de soi qu’à partir du moment où un enchainement « objectif » de faits peut être bousculé par des actions qui font « évènement », c’est-à-dire qui ont pour origine un acte de liberté qui « commencerait » une nouvelle séries d’interactions, l’hypothèse du déterminisme s’effondre comme un château de cartes. S’il y a en effet des causes qui dépendent de nous –objet éventuel de délibération (Aristote) -, cela introduit le régime de la liberté et de la possibilité qui va avec, incompatible avec celui de la nécessité. A y regarder de plus près, il est possible aussi de ne pas trancher cette ultime question ontologique.... En effet, même si nous étions, malgré la conscience trompeuse que nous en avons et qui nous fait croire que nous sommes libres, soumis aux lois de la nature selon un strict déterminisme, cela ne changerait pas grand-chose à notre expérience humaine de la liberté... Comme Wittgenstein le montrait concernant le doute radical[4], cette alternative entre déterminisme et liberté ne pèse pas très lourd sur la place de l’action humaine dans l’histoire : la complexité et l’enchevêtrement des causes étant infinis, il est vain de penser –comme Laplace le rêve concernant l’univers – que nous pourrons prédire l’avenir, car cela supposerait une connaissance infinie que nous n’avons pas... En conséquence, cela ne change rien non plus au primat de l’action humaine : même si, dans l’absolu, ce que nous avons nommé « possibilité » devient « nécessité », il n’en reste pas moins vrai que nous sommes empiriquement confrontés à des choix que nous vivons réellement comme des actes de liberté. Nous pourrions ainsi soutenir qu’une vision déterministe de l’histoire peut rester « ouverte » à beaucoup de possibles à échelle humaine, à condition de garder vigilante notre lucidité sur l’aspect fini et limité des connaissances que nous pouvons acquérir sur ses processus. Et affirmer comme Arendt que les évènements, comme produits de l’action humaine, échappe à la prévision. Nous pouvons sans doute faire l’économie d’une telle proposition ontologique[5] « infalsifiable » (selon la terminologie de Popper, ce qui signifie non réfutable), depuis l’examen critique de la métaphysique de la « Critique de la raison pure (théorique) » de Kant, et nous contenter d’une approche du monde humain- social qui ne préjuge d’aucun postulat de cette nature. Oui, l’action humaine peut introduire « du nouveau » dans le monde ou de l’improbable, mais nous pourrions ajouter : « à échelle humaine ». Peut-être parce que nous serons toujours ignorants de la multitude des causes agissantes, et donc illusionnés, peut-être aussi parce que notre libre arbitre est essentiel...

Revenons à Hannah Arendt, qui a quoiqu’il en soit le mérite de montrer que l’évènement, la circonstance, viennent toujours déranger la raison et sa soif de rationalité en termes de « cours objectif des choses », et que la philosophie est par conséquent tentée de se substituer à la religion et au « point de vue de Dieu »... Contre ces dérives, Arendt nous propose d’adhérer au seul temps authentique de « l’homme fini », celui du futur réel (qui est au fond celui du présent…), c’est-à-dire un monde ouvert à la possibilité. Il serait faux de penser que l’homme peut façonner l’histoire. Notre inscription temporaire dans une histoire qui nous précède et qui perdurera longtemps après nous, doit nous inspirer de la modestie : nous pouvons agir politiquement dans et pour le présent mais sans vraiment savoir ce que nous sommes en train de faire pour l’avenir de l’humanité. Il ne faut pas confondre agir politiquement et faire l’histoire. Nous sommes les acteurs de l’histoire, mais les résultats de nos actions ne sont pas prévisibles et nous ne pouvons donc pas nous considérer comme les auteurs ou mieux les sujets de cette histoire. « Les vieux philosophes n’avaient-ils pas raison, et n’était-ce pas folie d’espérer voir surgir aucun sens du domaine des affaires humaines ? » H. Arendt (in « Le concept d’histoire », Crise dans la Culture ).

 

Peut-on dire cependant que nous disposons d’une certaine puissance sur le cours de l’histoire ?

 

Ces derniers propos ne seraient sans doute pas du goût de Marcel Gauchet... Il a lu Hannah Arendt, et sa réflexion sur l’Histoire est nécessairement influencée par l’incontournable pensée de cette philosophe juive au sortir du totalitarisme. Il reconnaît lui aussi que l’Histoire doit être envisagée sous le régime de la possibilité et non de la nécessité. Il refuse le déterminisme matérialiste présupposant que son ressort ultime est du côté « des conditions matérielles d’existence », et donc de l’infrastructure économique. Il nous prémunit contre toute dichotomie de l’idéel et du matériel. Le matérialisme économiciste nous plonge dans l’illusion d’un déterminisme de l’économie. L’idéalisme prétend que les idées gouvernent le monde... L’élément historique doit nous sortir de cette fausse alternative. Mais sans doute que Gauchet ne partagerait pas le pessimisme profond de Hannah Arendt, d’ailleurs très répandu aujourd’hui, sur une possible pensée de l’Histoire. Ce n’est pas parce que nous avons été abusé par les philosophies de l’Histoire qu’il faut totalement abandonner la perspective moderne d’œuvrer à une histoire qui continue d’avoir un sens. Par exemple, contre le présentisme contemporain, il s’efforce de replacer le développement moderne à l’intérieur de l’histoire humaine en général. Mais sans en faire son aboutissement naturel. Il en est l’un des possibles. Il s’agit de le comprendre comme une virtualité sensée qui s’est réalisée parmi d’autres possibles. Mais il ya bien une Modernité obéissant à une logique implicite et traversée par une visée sous-jacente qui constitue un axe décisif autour duquel elle gravite[6]... Le rôle véritable du philosophe et de l’historien étant de dégager ce « sens » de l’histoire. Nous ne pouvons donc pas renoncer à inscrire notre réflexion et notre action dans le cours de l’histoire, et donc aussi vouloir exercer une certaine maîtrise sur celui-ci. L’avènement de la « société de l’histoire » nous fait entrer de plein pied dans cette nouvelle capacité à s’autogouverner, mais plus fondamentalement  c’est notre condition humaine, en tant que condition politique, qui s’exprime à travers le fait que les sociétés humaines se changent et se gouvernent, c’est-à-dire exercent sur elles-mêmes un pouvoir. Cette capacité d’action est certes limitée. Limitée comme notre travail de réflexion lui-même. Penser que nous construisons en toute conscience et en toute maîtrise l’humanité de demain serait pure folie (dont nous sommes sans doute « revenus » pour longtemps, si possible pour toujours…). Mais en revanche ce pouvoir existe. Les phénomènes historiques ne peuvent pas être seulement considérés comme la résultante aveugle des forces sociales. « Nous disposons d’une certaine puissance pour vouloir individuellement et collectivement en conscience. » (Marcel Gauchet)

En conclusion :

« Les hommes font l’histoire mais ils ne savent pas qu’ils la font ». Qu’en penser ? Marx, avec l’idéologie, est sans doute le premier à prendre au sérieux le phénomène de la méconnaissance. Même si l’explication par l’idéologie peut être légitimement contestée, il a eu raison de s’intéresser aux raisons pour lesquelles les hommes n’ont pas une conscience juste de ce qu’ils font... La vraie question de ce soir peut-elle se formuler ainsi : en quoi les hommes peuvent exercer un certain pouvoir sur ce qu’ils sont collectivement et sur ce qu’ils deviennent ? Quel peut être leur degré de maîtrise sur cette histoire en train de se faire, et quels sont les limites ou les obstacles qu’ils rencontrent sur leur passage, tout particulièrement dans notre monde contemporain ? Autrement dit, quelle est la nature de cette méconnaissance, si l’idéologie ne suffit pas à en rendre compte ? Y a-t-il une méconnaissance pour ainsi dire inséparable du processus historique ? Mais aussi une méconnaissance structurelle au régime de la modernité dans ses ultimes développements contemporains ? 

Des raisons de la méconnaissance qui tiennent à la condition humaine dans son rapport à sa propre Histoire...

 

L’enjeu de la méconnaissance va autrement plus loin qu’une conjoncture historique caractérisée par le mode de production capitaliste ; la méconnaissance a été inhérente à la condition humaine sociale ; « Ce qui nous fait exister tend à nous tromper sur ce que nous sommes » (Marcel Gauchet). Même si à partir du XIX (émergence de l’orientation historique), on ne peut méconnaître le rôle actif des hommes à la construction de leur société, il y a toujours un écart important entre la réalité historique et la représentation que nous en avons. Marx est sans doute le premier à avoir analysé ce phénomène de la méconnaissance sous les traits de l’idéologie, quelque soit par ailleurs la pertinence de cette analyse. « La chose du monde la plus difficile pour l’histoire humaine est de regarder sa condition avec clairvoyance. Son état normal c’est l’illusion et la méconnaissance relativement à ce qu’elle est. Question : est-elle capable de sortir de cet état de minorité, d’infirmité constitutive. Mais elle est aussi capable de se le dire donc elle n’est pas inexorablement prisonnière de cet état. Nous sommes au moment historique où cette question prend son plein relief car nous avons basculé dans une société de la connaissance. » Marcel Gauchet.

Nous marchons donc à tâtons et dans les ténèbres. Mais nous sommes capables d’en rendre compte (le travail de Gauchet va consister en effet à déplier les mécanismes spécifiques de la méconnaissance dans la société contemporaine. Cf plus loin), et donc de surmonter cet état, du moins en partie. C’est cela l’objet de l’autoréflexion de la société sur elle-même, surmonter cette infirmité native dans une mesure qui reste à déterminer ; nous sommes l’espèce capable de tirer parti de son expérience. Nous pouvons ici réactiver la célèbre phrase de Nietzsche : « L’homme est une créature qui est faite pour être surmontée » (Nietzsche). La tâche de la réflexivité historique rétrospective est bien d’apporter un surcroît de lucidité dans la compréhension de son passé, par rapport à la conscience que pouvaient en avoir les acteurs dans le moment présent. Il ne s’agit pas pour autant de penser que l’historien a une position de surplomb absolue, mais le recul réflexif sur un temps suffisamment long est tout de même une condition favorisante. La connaissance du passé est par là-même un vecteur de lucidité politique : nous évoluons certes dans les ténèbres et à tâtons, et nul savoir absolu pourra nous sortir de cet état. Il n’y a pas de science de la politique. Nous savons d’ailleurs le caractère ravageur de telles prétentions. En revanche, la connaissance du passé peut nous permettre de resituer nos actions dans une perspective plus longue, d’apporter de la profondeur de champ dans la manière de regarder les vicissitudes dans lesquelles nous sommes. C’est tout l’enjeu de la conscience historique.

 

Comment la radicalisation de la société de l’Histoire conduit à une crise de l’Histoire sans précédent ...

Le grand paradoxe des Modernes

Nous voudrions montrer ici le profond paradoxe qui habite les Temps Modernes : ils ouvrent   un temps véritablement historique orienté vers l’avenir, et jamais les hommes n’ont autant étaient en position de « faire l’histoire » ; mais la Modernité recèle également dans son Adn les tendances et ambivalences paroxystiques de l’époque contemporaine, qui se traduise en particulier par le présentisme, la crise de projection vers le futur, et la difficulté à penser l’Histoire. Comme le résume de » façon très concise Marcel Gauchet : « Nous sommes totalement dans l’histoire et nous n’avons plus de concept d’Histoire ». Concernant la première proposition, nous avons déjà beaucoup insisté sur cette nouvelle ère de l’orientation historique ouverte par l’avènement de la Modernité. Avec la réorientation pratique des activités collectives vers la production de l’avenir qui se déploie à la mi-XVIII siècle, dont la révolution industrielle et l’essor du capitalisme seront l’expression par excellence, l’orientation historique permet pour la première fois de penser l’Histoire comme autoconstitution du monde humain, avec les possibilités immenses que cela ouvre en termes de réflexivité. Mais, en même temps, l’orientation historique des sociétés modernes introduit à terme une rupture par rapport à la contrainte de lire l’histoire dans la continuité expresse du parcours qui la précède, tel que c’est le cas dans les sociétés à structuration hétéronome gouvernée par le principe de la tradition. Mais cette rupture ne sera pas consommée immédiatement et radicalement, et notre représentation de l’avenir sera longtemps hantée par l’idée de la continuité des temps, dans chacune de ces variantes (la conservation ou la tradition, le progrès, la révolution. La nouveauté du présent ne pouvant être comprise que comme développement de l’Histoire, accélération du rythme du passé, promesse de son accomplissement ; Les philosophies de l’histoire représenteront cette dernière grande tentative d’une histoire qui s’inscrit dans cette unité des temps aboutissant à la perspective d’un achèvement de l’histoire, d’un aboutissement terminal. Mais si aujourd’hui, après la faillite désormais avérée des philosophies de l’Histoire au XXème siècle, nous avons basculé dans l’illusion inverse d’une incapacité à penser l’Histoire comme ayant un sens, d’une propension à l’enfermement dans la bulle d’un présent perpétuel, ce n’est pas un hasard. Pourquoi ?

Désormais privé des repères de la précédence (les modèles du passé ne constituent plus des exemples à suivre), l’homme de la modernité doit s’inscrire nécessairement, par son action,  dans un devenir. Le passé éclaire de moins en moins le présent, et l’avenir doit désormais le justifier (l’idéologie du progrès a pendant longtemps su ménager cette continuité des temps sous le primat de l’avenir). Mais il est dans la nature de la modernité d’être habitée par une contingence radicale, une incertitude absolue, même si l’idée de progrès a occupé longtemps le vide laissé par les anciennes transcendances de la société traditionnelle. Tocqueville fut un des premiers à le noter : « Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres ». Le devenir historique est marqué par une incertitude fondamentale de part la dissolution des anciens repères de la certitude. Le livre de Myriam Revault d’Allonnes, « La crise sans fin », sur la crise contemporaine, analyse ce paradoxe avec une grande finesse. L’écart se creuse de plus en plus, à l’époque moderne, entre le champ (ou l’espace) d’expérience hérités du passé et l’horizon d’attente (au-delà projectif). Jusqu’à une véritable dislocation entre les deux dans la période contemporaine : le « présentisme » propre à notre temps hypertrophie le présent, sans passé et sans futur, sans autre horizon existentiel que lui-même. La modernité introduit donc une discontinuité entre le présent et le passé, longtemps cachée par la survivance de ce que Marcel Gauchet appelle  « le principe de l’unité hétéronome des temps » sous l’égide du passé, caractéristique de la société traditionnelle : il a continué d’exercer son influence encore longtemps, empêchant l’écart de se creuser jusqu’à la dislocation. Avec la révolution silencieuse des années 70, à comprendre comme radicalisation de la modernité, la dislocation est devenu un fait d’expérience. Le temps, pensée jusque là comme vecteur téléologiquement orienté (idée de Progrès ou de Révolution), n’est plus vécu comme force historique, comme le moteur d’une histoire à faire, d’une tâche politique à accomplir. L’accélération toujours plus importante est décrite comme « immobilité fulgurante »[7] et inséparable de processus de désynchronisations. Pour conclure sur ce point, les répercussions de ce processus sur notre question de ce soir sont claires : la désarticulation totale entre l’espace d’expérience hérité du passé et l’horizon d’attente conduit à l’abolition du temps historique avec cette « omniprésence du présent », palpable en particulier à travers la manière dont les médias « consomment de l’évènement ». Marcel Gauchet analyse de la façon suivante cet écart entre présent et passé devenant gouffre dans la période contemporaine : « alors que pendant longtemps le rapport au passé inhérent à la Modernité était empreint d’une forme de modestie - l’apport du présent est un plus et un mieux qui laisse reconnaissable le passé, ce qui assigne un cadre limitatif à l’action historique -, la proportion entre le poids du passé et la puissance d’invention dans le présent va évoluer continument dans le sens d’un avantage toujours plus grand de la puissance du présent. On peut calculer une sorte de coefficient. Cet avantage va avoir pour effet de modifier le rapport au passé vis-à-vis duquel la distance se creuse intellectuellement et pratiquement » 

 Le présent n’est plus cet « entre-deux » entre le passé et l’avenir. Véritable phénomène de « détemporalisation » (Koselleck[8]) propre à notre époque contemporaine où le temps, n’étant plus le moteur d’une histoire à faire, est devenu un temps sans promesse qui stérilise par avance la perspective d’une tâche politique à accomplir.

L’éclipse de l’Histoire, le dispositif temporel du présentisme, et la méconnaissance inhérente à la société de la connaissance

(séminaire de Marcel Gauchet : radicalisation de la Modernité et crise de la démocratie)

L’éclipse de l’Histoire

L’époque contemporaine entretient un rapport très difficile à son Histoire pour des raisons dont plusieurs ont été évoquées précédemment. Sans doute que la faillite des philosophies de l’Histoire y est pour quelque chose,  mais ce n’est pas parce que nous avons été abusé par les philos de l’Histoire qu’il faut totalement abandonner la perspective moderne d’œuvrer à une Histoire qui continue d’avoir un sens... Or aujourd’hui, « toute approche réellement historique est immédiatement soupçonnée de vouloir renouer avec une sorte de théologie séculière de l’histoire. C’est précisément l’absence d’une véritable compréhension historique de notre passé et par conséquent aussi de notre présent qui contribue pour sa part à l’obscurcissement de notre chemin vers l’avenir, auquel nous sommes incapables aujourd’hui de donner le moindre visage un tant soit peu lisible et identifiable... » (Gauchet). En réalité le repoussoir des philosophies de l’Histoire ne représente que le sommet de l’iceberg de ce processus d’occultation de l’Histoire. Les raisons profondes sont, nous l’avons déjà évoqué, à chercher dans les derniers développements de « la modernité tardive », que Marcel Gauchet s’efforce d’analyser. Voilà le tableau qu’il dressait à ce sujet dans sa conférence inaugurale des Rencontres de Blois (2014) : « A rebours de ce qui était la marche antérieure de nos sociétés (nous promettant les instruments d’une histoire voulue en conscience), nous sommes face à une histoire subie à laquelle nous contribuons malgré nous mais dont le cours nous échappe et dont il est vain de lui attribuer une direction, ou de lui assigner un quelconque aboutissement. Nous avons beau savoir que nous la faisons, l’expérience au quotidien que nous en avons ne nous laisse plus espérer que nous pourrions savoir ce que nous en faisons, elle est un produit de notre action qui se soustrait à notre réflexion. En profondeur, elle cesse même d’être vécue comme Histoire en mesure de relier un passé intelligible avec un avenir plausible. ». C’est de cet effacement de l’Histoire que naît le présentisme. Ce qui est sûr c’est que l’expérience historique a perdu son évidence. Il ne nous reste qu’un présent éclaté sans direction.. Parallèlement à cet évanouissement, le politique a perdu le surplomb autoritaire de sa fonction d’entraînement vers l’avenir. Ce n’est  pas un hasard qu’à partir de là, et de la critique des précédentes philosophies de l’Histoire, la pensée post moderne ait déclaré l’inexistence de l’objet histoire. Elle disqualifie encore davantage la figure du gouvernement de l’histoire ; Aucune fin de ce genre n’est concevable pour elle, et la poursuite d’un tel but ne peut conduire qu’à la tyrannie.

Il faut insister ici sur le sentiment de dépossession engendré par cette situation : la mise à l’écart de l’Histoire n’empêche pas l’interpellation des consciences. Que la perspective d’avenir soit finalement réduite à « plus de droits, plus de techniques, plus de richesses (quoique l’accroissement des richesses est moins une évidence qu’auparavant...) » donne de plus en plus l’impression aux acteurs qui sont les agents de ce système d’action que ce dernier leur échappe entièrement.  L’affirmation que les hommes font l’histoire sans savoir l’histoire qu’ils font, qui se présente comme générale à toute situation, prend dans la période contemporaine une dimension particulière : « ce n’est plus simplement qu’ils ne savent pas, mais qu’ils savent qu’ils ne savent pas... » Alors que les individus contemporains ont un sens aiguisé de l’autonomie, ils sont confrontés à un sentiment d’impuissance collective. Au primat de l’autonomie individuelle, répond le constat de l’impuissance sociale ; avec le sentiment confus mais non moins prégnant que cette dynamique automatique et globale d’artificialisation et de découplage des données naturelles conduit à une impasse... Il s’en suit une  expérience des acteurs placée sous le signe de la dissociation et de l’ambivalence.

Patrimonialisation du passé, médiatisation du présent, économicisation de l’avenir.

Le présentisme de la période contemporaine s’exprime au travers de ces trois dimensions de l’existence collective, que nous résumons ici trop brièvement, chacune réclamerait en effet un développement beaucoup plus important :

La patrimonialisation du passé : le passé n’a pas disparu, mais la manière dont il est systématiquement « patrimonialisé » et « commémoré » (commérationnisme) est une façon d’attester et d’objectiver un passé mort qui est ainsi posé à distance, et qui ne nous parle plus. « Nous sommes totalement indépendants de ce passé du point de vue de la signification que nous avons à donner à nos actions ». Jamais le passé a été autant à notre disposition dans ses attestations monumentales et documentaires, notre connaissance technique est parfaite, mais ce passé n’a rien à nous dire.

La médiatisation du présent : le système des médias, de plus en plus puissant, est ici concerné. Sa fonction essentielle, au-delà des polémiques superficielles à son sujet, et de permettre à la société de se donner en spectacle,  se voir en mouvement en temps réel au fur et à mesure, saisir l’histoire en train de se faire à travers la représentation continue du flux incontrôlable du présent. Non pas sous la forme élaborée d’un « savoir de soi », mais avec la garantie de l’appréhension de la totalité du présent. Réflexivité en quelque sorte « optique », double spéculaire de l’histoire au présent. Comme le dit malicieusement Marcel Gauchet, la médiatisation du présent est un substitut des philosophies de l’histoire : « Ceux qui se sentaient le devoir de se plonger dans le Capital peuvent aujourd’hui se contenter de regarder la télévision ». Cette forme de médiatisation est démobilisatrice intellectuellement et pratiquement, et transforme les acteurs en spectateurs de l’Histoire. Il suffit « d’en être » : « le plus important n’est pas ce qu’ils y font mais ce qu’ils en voient... le spectacle se faisant a anesthésié la perspective d’une histoire à faire ». Nous n’avons jamais été informés aussi bien sur ce qui se passe, jamais nous n’avons eu de tels moyens pour être présents à notre présent historique. Mais nous n’y sommes que présents, sous le signe de nouvelles chaotiques qui s’accumulent et se chassent les une les autres sans nous proposer un devenir cohérent.

L’économisation de l’avenir

Elle désigne une disposition des sociétés à l’absolutisation d’un présent délié du passé de telle sorte que ce dernier n’indique aucune direction d’avenir. Entièrement voué à la production d’un avenir auquel paradoxalement nous ne parvenons pas à donner une figure identifiable. Cette disposition d’ensemble propulse l’économie dans un rôle hégémonique dont la visée est l’artificialisation intégrale du monde humain au moyen de la marchandisation, la technicisation, la juridicisation. L’action historique devient une action économique... L’horizon dernier étant le technocosme urbain, un univers artificiel substituant un univers technique  à l’univers naturel[9]. Cet univers est marqué par l’inventivité et l’innovation (davantage aujourd’hui que par l’efficacité de la production), l’image de l’objet qui prime sur l’objet lui-même (d’où l’importance de la publicité et des marques), l’absorption et l’envahissement par l’économie de tous les secteurs de la vie sociale, qui sont susceptibles de devenir une activité économique (éducation, prison, tourisme... mais aussi tous les aspects de la vie quotidienne potentiellement susceptibles de donner lieu à des rapports  marchands).

En conclusion, l’ensemble articulé de ces trois dispositions nous enferme dans un présent perpétuel, accaparés à produire un avenir d’autant plus vertigineux que nous le produisons sans nous demander ce qu’il pourrait être. Le résultat final nous échappe totalement, le système, certes très efficace, semblant fonctionner tout seul. Cet automatisme du système, qui est en quelque sorte l’inverse de l’autonomie, conduit à une désintellectualisation et à une démobilisation. Nous n’avons pas accès à l’intelligibilité de ce qui se passe... C’est cette dimension de la méconnaissance, inséparable de la société de la connaissance selon Marcel Gauchet, qu’il est nécessaire de mieux comprendre....

Analyse de la méconnaissance

Ce système est fonctionnellement d’une efficacité remarquable, et s’appuie sur des savoirs positifs très pointus : sciences des faits économiques, techniciens du patrimoine, techniciens de l’actualité, spécialiste du droit ...etc. Mais cette connaissance – qui rend légitime le concept de « société de la connaissance » - relève d’une réflexivité qualifiée par Gauchet de « fonctionnelle », mais n’est pas une véritable réflexivité : non seulement elle ne se pense pas –elle élimine du paysage l’intelligibilité du devenir qui conditionne ce que nous sommes et ce que nous pouvons devenir -,  mais en plus « elle disqualifie l’idée d’avoir à se penser»...  ses savoirs positifs autour desquels il s’organise, qu’il s’agisse de l’avenir à produire, du présent à répercuter, ou du passé à enregistrer, sont étrangers et hostiles à ce genre d’interrogation ». L’impuissance dans laquelle nos sociétés se trouvent est en grande partie causée par ce mécanisme de méconnaissance. « Elle nous détourne de la vraie puissance, celle de se rendre un compte juste de sa situation et de se gouverner en conséquence ; ce qui suppose, étant donné la condition temporelle de l’humanité, de s’expliquer avec son histoire. ». Les savoirs positifs de la société de la connaissance se présentent comme autosuffisants et excluent toute réflexion d’ensemble. Ces savoirs, comme les règles de fonctionnement qu’ils soutiennent, sont dûment réfléchis. La sorte de connaissance dont il s’agit est exclusivement préoccupée par le fonctionnement interne du système, mais semble exclure toute réflexion de second degré et de l’extérieur sur ses conditions de possibilités et ses limites. D’où une crise profonde concernant le rapport des acteurs à leur propre histoire, impuissants qu’ils se sentent, malgré leur sentiment d’autonomie individuelle, par rapport au monde commun qui est le leur, et vis-à-vis du pouvoir collectif.

 L’analyse de ces mécanismes ne peut être développée ici – notamment comment le complexe juridico-technico-économique produit de la méconnaissance vis-à-vis de lui-même – mais elle est foncièrement étrangère à l’explication par l’idéologie, celle d’un système de domination qui vise à la perpétuation de son ordre. Il y a là pour Marcel Gauchet un recours illégitime  à une forme d’automystification de la société sur elle-même visant à perpétuer la domination des dominés. En deux mots qui risquent d’être bien trop brefs, le développement de la Modernité est analysée par lui comme une entreprise de concrétisation ou de réalisation dans l’Histoire de l’universel abstrait : produits de notre propre pensée rationnelle en termes de techniques d’exploitation de la nature, de règles juridiques d’existence collective, d’invention ou de production de soi dans le temps (notamment via le calcul économique). Cette entreprise de structuration autonome se présente à elle-même et à ses acteurs comme se fondant elle-même, autosuffisante, méconnaissant ce faisant ces conditions de possibilités (les conditions qui ont permis et qui permettent toujours sa réalisation) et par conséquent aussi ses limites (au-delà desquelles elle devient autodestructrice et nous conduit dans le mur). Dans ses ultimes développements, elle conduit notamment à un phénomène de dissociation dans plusieurs directions : dissociation par rapport au cosmos (artificialisation intégrale du  technocosme humain), dissociation par rapport à notre être-en-société, dissociation par rapport à nous-mêmes (nous ne sommes pas qu’un atome de droit interchangeable... Notre intériorité et notre singularité par contraste semblent exclues, ne pas pouvoir être reconnus). Dissociation et séparation par rapport à notre propre pensée (il s’agit bien de retrouver une pensée capable à nouveau de s’interroger sur ses propres productions).

La métamorphose des trois éléments essentiels de la société moderne, le politique, le droit et l’histoire (l’orientation historique) (ce que Marcel Gauchet appelle la radicalisation de la structure autonome) vont chacun et tous ensemble contribuer à l’illusion et à la méconnaissance :“la décantation du politique entretient l’idée que la politique est devenue inutile (absorption apparente du politique dans la politique représentative), et que nous allons vers une monde global d’individus citoyens et le dépassement des Etats Nations (alors que la réalité montre l’inverse : l’ouverture et la globalisation du monde repose essentiellement sur l’organisation des Etats nations ! Pas d’ouverture sans fermeture). La décantation complète du droit, et l’absolutisation du principe de légitimité moderne, conduit la société à se poser en tant que société comme composée exclusivement d’individus, ce qui la rend invisible comme société aux yeux de ses membres, et pousse l’individu de droit à ignorer le mécanisme dont il dépend, les conditions particulières qui l’ont fait naître, développer, protéger comme individu. L’Etat est alors perçu comme « naturel » ou simple « donné » ; l’individu se voit comme « désappartenant » alors qu’il est tissé d’appartenances par toutes ses fibres, produit longuement élaboré de la « société des individus ». Enfin la décantation complète de l’élément historique caractéristique de la société de l’histoire dans ses ultimes développements (années 70), tend à réduire l’invention de l’avenir au dynamisme de l’économie sur fond de neutralisation du passé, en repoussant la dimension proprement historique de ce travail des sociétés. Le développement du politique et du droit a fourni le cadre propice à l’expansion et à l’autonomisation de l’économie par rapport à la société civile, et au cadre national. . La dynamique juridico-technico-marchande peut se déployer sans entraves, chacun de ces trois piliers s’alimentant l’un l’autre“. C’est le passage au « capitalisme généralisé », que Gauchet s’efforce de détailler.... Ce qui est ici remarquable est la force de ce fonctionnement automatique de l’économie de marché. Contrairement à l’ancienne contrainte d’une idée par une domination politique incarnée (le prototype étant l’idée de la soumission à plus haut que soi incarnée par la médiation du pouvoir de droit divin), le marché « marche tout seul ». Pour conclure, la société de la connaissance, qui est le fruit de « la radicalisation de la structuration autonome », et dont l’expression idéologique est l’idéologie néolibérale, nous propose une autonomie qui produit un monde sur lequel nous n’avons aucune prise, ce qui entretient en retour le repli sur soi, qui à son tour alimente la déprise collective. « Les frustrations éprouvées ne font que renforcer la démocratie du privé : puisqu’il n’y a rien à attendre de la vie collective... Faisons de la vie individuelle un rempart, une citadelle, et n’attendons notre salut que de nous-mêmes. « Débrouillez-vous », comme dit Attali ! ». Fondamentalement, cette stratégie repose sur une illusion : comment être maître de son destin individuel sans avoir aucune prise sur son destin collectif ?

Ce qui est central dans ces derniers développements, c’est l’autonomisation non seulement de la société civile par rapport à l’Etat, mais aussi du domaine économique par rapport à la société civile, celui-ci finissant par prendre une place inédite dans le fonctionnement collectif, et surtout apparaître comme une puissance qui s’impose du dehors (tout en sachant qu’elle procède en même temps du dedans, car portée par une demande et des attentes émanant des acteurs). Mais les nombreuses difficultés déjà évoquées, et les effets à long terme redoutables de cette puissance si elle continue à suivre sa dynamique spontanée, finissent par rendre les acteurs de plus en plus ambivalents...

L’Histoire et les hommes qui la font.... 

Deux sortes de méconnaissance...

Nous avons déjà pu constater qu’une sorte de méconnaissance structurelle affectait le rapport que les hommes entretiennent avec leur histoire. Il s’est agi pendant longtemps d’une méconnaissance hétéronome, celle qui suspend l’existence collective à une réalité surnaturelle. Nous sommes sortis de l’hétéronomie religieuse avec la Modernité. Mais nous nous rendons compte que c’est pour tomber dans un autre type de méconnaissance, toujours structurelle, mais inscrite dans les rouages de la structuration autonome... Le « désenchantement du monde » (désenchantement de la condition politique avec la démocratie, de la nature avec les sciences et les techniques, de l’action humaine avec le calcul économique) n’a pas permis d’accéder à une véritable autonomie. Mais il y a une différence importante entre ces deux types de méconnaissance : la seconde autorise sa critique, à condition de la reconnaître pour ce qu’elle est. Nous sommes détournés de l’exercice de cette puissance - puissance de se comprendre et de se gouverner en commun - dont nous sommes pourtant censés avoir les moyens, en tant qu’êtres de la modernité... Contrairement à ce qui est dit souvent, nos démocraties ne sont pas sénescentes, au contraire : elles sont toujours dans l’enfance, et balbutient encore...

Une nécessité interne à l’Histoire ?

Une autre question s’est posée en ce qui concerne la « nécessité interne » de l’Histoire : nos actions humaines obéissent-elles au régime d’une causalité qui déterminerait le cours de l’histoire ? Nous savons aujourd’hui que l’histoire est contingente : rien ne peut nous autoriser à dire, par rapport à un évènement historique important, ou un cours particulier des choses, « cela va arriver ». Qui pouvait prédire la chute du Mur de Berlin et l’implosion de l’intérieur du régime soviétique ? Marcel Gauchet rappelle que dans sa « lettre ouverte » au régime, Soljenitsyne mettait en garde contre le « bain de sang » qu’il redoutait de voir survenir... Ceci dit, il y avait de bonnes raisons pour mesurer la crise et les difficultés du bloc soviétique, et les interprétations que nous avons pu faire alors de l’évènement (une fois celui-ci advenu) étaient sensées, c’est-à-dire faisaient sens du point de vue de la cohérence de l’Histoire... Autrement dit, le sens de l’Histoire est dépendant de l’interprétation que les acteurs en donnent[10] ; et. Nous sommes bien dans le registre de la possibilité  (et non de la nécessité), mais il y a en revanche un sens qui se dégage de l’Histoire à partir de la continuité des interprétations par ses acteurs, d’où l’importance des historiens et de la conscience historique. Les acteurs, en donnant du sens aux évènements, influent fortement sur les évènements qui arrivent, les perspectives ouvertes à l’action étant ainsi inséparables des données de la réflexion.

Pour revenir à notre situation présente, la configuration de crise que nous traversons nous offre en même temps la possibilité d’une véritable pensée de l’histoire, et peut nous donner à percevoir une autre démocratie qui serait en mesure d’intégrer des dimensions auxquelles elle tourne actuellement le dos. Mais il n’y a aucune nécessité à cela. C’était toute l’étrangeté du matérialisme historique que de penser que nous pourrions être portés à la liberté par la nécessité : en quelque sorte forcés d’être libres.[11]L’important est plutôt de savoir que nous avons les moyens pratiques et théoriques d’être libres... Aujourd’hui, nous sommes plus que jamais libres, nous sommes devenus intégralement des modernes. Mais nous ne savons pas jusqu’à présent nous servir de cette liberté. Voilà l’explication philosophique du « suspend historique » que nous connaissons. C’est l’histoire de la liberté véritable qui, selon Marcel Gauchet, commence maintenant. « Aucun déterminisme ne nous prédestine à faire un bon usage de ces moyens. Aucune fatalité.  Telle est la leçon du présent. Les conditions de la liberté ne sont pas la liberté. Pas d’automatisme paresseux de la liberté ...... Libres de nous accommoder ou non au monde tel qu’il est : de nous rendre davantage maître –ou non- du fonctionnement de notre démocratie et de l’orientation de notre avenir ». L’histoire n’est certes plus marquée du sceau de la nécessité comme c’était le cas avec les précédentes philosophies de l’Histoire, mais cela n’empêche pas qu’une véritable pensée de l’Histoire tente d’éclairer notre présent en rendant intelligible notre passé, compris comme une totalité cohérente.

Le pouvoir dans l’Histoire

Mais une telle réflexion ne peut manquer de poser la question du pouvoir que les hommes ont sur leur monde humain-social... Marcel Gauchet résume ainsi la nature et la fonction du pouvoir dans les communautés humaines

« Il y a du pouvoir parce que les communautés humaines ont du pouvoir sur elles-mêmes, à l’échelle de leur ordre d’ensemble. Ce qui passe par une instance séparée qui les place en extériorité vis-à-vis d’elles-mêmes. Instance qui tend à être personnifiée, identifiée à une personnalité particulière. Instance médiatrice qui met la communauté humaine en rapport avec elle-même en la disjoignant d’elle-même : capacité d’agir sur elle-même au nom d’une idée d’elle-même ; un pouvoir est idéel ou n’est pas. »

Comme nous avons déjà eu l’occasion de le diagnostiquer (c’était notamment l’objet de la conférence de Gauchet), le monde contemporain obéit à une dynamique aveugle qui réduit la politique à quelque chose d’un peu insignifiant, c’est-à-dire à sa dimension juridique de la représentation (mais pour faire quoi ?). Elle coupe la politique de ce que le pouvoir représente dans l’espace humain social : le pouvoir sur soi et pas seulement de représentation des électeurs. L’analyse approfondie des raisons de cette éclipse du politique (et non de la politique, au contraire) et de l’impuissance démocratique ne peuvent être reprises ici, car elle réclamerait un long développement. Mais en tout état de cause, cette faillite actuelle de la politique – par l’occultation du politique, c’est-à-dire de cette capacité d’action de la communauté sur elle-même – ne signifie pas pour autant qu’il faille prendre pour argent comptant des déclarations du genre « Si j’étais au pouvoir çà se passerait autrement ? », que présuppose tout au moins  beaucoup de ceux qui contestent le pouvoir actuel. En réalité, çà risque fort de se passer pareil, indépendamment des différences de compétences que l’élection est sensée trier. Pourquoi ? Personne n’a vraiment le pouvoir, y compris les gouvernants : la représentation du pouvoir sur le modèle de l’accès à une salle des machines qui permettrait d’aller où l’on veut est erronée : le mécanisme démocratique est un processus dont la temporalité est longue. Les germes semés ne donnent leur fruit que beaucoup plus tard, ce qui nous éloigne radicalement d’une vision des hommes qui piloteraient l’histoire comme dans un navire ! Mais l’on peut quitter cette illusion sans pour autant penser que le spectacle du pouvoir n’est toujours qu’une comédie à l’agitation vaine.

Cette question pose d’ailleurs indirectement celle du sort des idées semées, et de leur influence sur le cours des sociétés. Quand Marcel Gauchet affirme : « un pouvoir est idéel ou n’est pas. », insistant sur la présence, au coeur du pouvoir, d’une idée que la communauté humaine se forge sur elle-même, il montre, loin d’adhérer au présupposé matérialiste, que les idées jouent un rôle décisif. « Les idées mènent le monde mais très lentement et pas sous la forme qu’on aurait pu penser. » dit-il dans un CD sur sa pensée de l’Histoire. Nous terminerons avec ses propos, qui peuvent anticiper sur un passionnant prochain sujet sur le rôle des idées dans l’Histoire : « Quelque fois le citoyen le plus périphérique s’avère avoir introduit le changement le plus innovant. L’innovateur historique quel que soit son champ d’activité est le vrai héros du processus démocratique. L’action qu’il a introduite va faire son chemin... La vérité du processus démocratique est éloignée de l’idée que nous nous en faisons mais n’est pas pour autant un théâtre d’ombres. La démocratie c’est l’anonymat et le mouvement dans le temps. Grande puissance néanmoins dans ce mouvement, même s’il fait apparaître son action comme dérisoire. »[12]

 

                                                                                                               Daniel Mercier, le 04/09/2015



[1] Marcel Gauchet, conférence aux rencontres de Blois, « Sommes-nous les acteurs de l’histoire ? », octobre 2014

[2] Pour une analyse « in situ » de ce rôle de l’idéologie par Marx, lire la remarquable analyse du « 18 Brumaire » sur la révolution de 1948 et le coup d’Etat de Bonaparte

[3] Ce qui signifie que l’on peut s’émanciper du joug de l’idéologie ? Il y aurait donc une liberté qui viendrait remettre en cause le déterminisme universel ? Non, la réponse marxiste serait plutôt à chercher dans l’éclosion d’une nouvelle idéologie portée par la classe historiquement révolutionnaire, le prolétariat, cette fois ajustée au réel en tant qu’elle est cette nouvelle conscience de classe soutenant la lutte pour l’émancipation de l’humanité entière. 

[4] Dans son dernier livre « De la certitude », il montre que la croyance ou non à l’existence du monde n’a « pratiquement » aucune incidence sur nos existences empiriques

[5] Qu’il s’agisse de la thèse de la liberté ou de celle du déterminisme...

[6] La « concrétisation de l’universel abstrait » produit par la raison : du droit, des sciences et de la technique, de la monnaie (en tant que principe de commensurabilité qui sert à tout mesurer)

[7] Hermut Rosa, « Accélération. Une critique sociale du temps » : « immobilité fulgurante », pour caractériser un environnement à la fois figé et frénétique. Cf. aussi les analyse de Zygmunt Bauman  sur « le présent liquide ».

[8] Reinhart Koselleck, (né le 23 avril 1923 à Görlitz et mort le 3 février 2006)  est un historien allemand moderniste et contemporanéiste, généralement considéré comme l'un des plus importants du XXème siècle (Wikipedia)

[9] Il est faux de dire à ce sujet que le capitalisme est une machine aveugle qui n’a pas de sens (hormis le profit de quelques uns). Resituer dans le cadre structurant de la Modernité, la visée de base de l’économie est la réalisation de ce technocosme.

 

[10] Dans le domaine humain-social, il n’y a que des interprétations. Cela ne nous condamne pas au relativisme. Il n’y a pas de vérité au sens scientifique, mais il y a des interprétations « plus ou moins vraies »,au sens où des consciences individuelles jugent qu’elles apportent un surcroît d’intelligibilité.

[11] Cette présumée « contradiction » mériterait cependant d’être examinée attentivement à partir de la conception de la liberté d’un Spinoza, où elle s’avère parfaitement compatible avec la thèse déterministe. Mais nous avons jugé précédemment qu’il était plus sage de s’écarter de ce genre de présupposé métaphysique (liberté ou déterminisme ?).

[12] Dans un autre passage, il cite les premiers ouvrages du XVIII siècle inventant le contrat social (Grotius étant sans doute le premier connu).A part quelques lettrés, qui connaissaient ces ouvrages à l’époque ? Et pourtant, cette idée va être partie prenante dans la genèse de la modernité, et donc connaître un destin historique sans précédent....