Déterminisme et liberté - Avril 2013 - Daniel Mercier

Liberté ou déterminisme ?

CAFE PHILO SOPHIA MAISON DU MALPAS -SAMEDI 11 FEVRIER

Nous sommes ici face à ce que les logiciens appellent « une disjonction exclusive » : Ou bien … ou bien. Il paraît difficile en effet d’être à la fois libre et déterminé… Nous nous proposons de tester ces deux propositions ou hypothèses proprement « ontologiques » - c’est-à-dire qui concerne l’être -  concernant nos existences humaines. Notre propos s’organisera autour de cinq questions : 1) Comment se pose à nous –en tant qu’humains – la question de la liberté ? 2) Pourquoi l’hypothèse du déterminisme causal est constitutif de toute démarche de connaissance qui prétend avoir un caractère scientifique ? 3) L’homme échappe-t-il à ces déterminations en tant qu’ « exception humaine » ? 4) Ne doit-on pas penser au contraire que, loin « d’être un empire dans un empire », il est soumis aux mêmes lois de causalité que celles qui régissent la nature entière ? 5) Est-il possible de dépasser cette l’alternative de la liberté ou du déterminisme ? Si oui, ne faut-il pas alors adopter une autre conception de la liberté ?

 

1- La liberté comme pouvoir de faire et de ne pas faire… ( de la liberté d’action à la liberté « ontologique »)

La liberté est communément mentionnée en tant que caractéristique de la condition humaine, et nous parlons ainsi de liberté humaine. Que doit-on entendre par là ?

Le premier sens est celui qui est développé dans le Dictionnaire Philosophique de Voltaire : il imagine un dialogue où l’un des protagonistes démontre à l’autre que même si l’homme a beaucoup plus de liberté que l’animal (en termes quantitatif), il s’agit d’une même et unique liberté qui réside uniquement dans la liberté d’action, consistant « à faire ce que je veux », c’est à dire qui est associée à mon pouvoir d’agir sur ce qui m’entoure, sans être empêché par des contraintes extérieures : en ce sens en effet, il n’y a pas de différence fondamentale, fait dire Voltaire à son personnage, entre un chien qui courre après un lièvre, et celle d’un homme qui se marie : l’un comme l’autre sont libres de leurs mouvements, quelle que soit par ailleurs l’origine de ceux-ci : une impulsion dans un cas, une décision volontaire dans l’autre. C’est la liberté comme absence de contrainte.

Cependant, nous pouvons constater sans plus tarder une différence importante entre ces deux actions : la première semble pouvoir relever d’une causalité naturelle (dans la nature, l’apparition du lièvre risque de provoquer mécaniquement la course du chien), la seconde relever d’une action intentionnelle, c’est à dire être déterminée par des « raisons ». Nous pourrions alors faire une distinction entre des actions non intentionnelles déterminées par des causes, et donc non libres, et des actions intentionnelles, c’est à dire associées à des « raisons », autrement dit à des « motifs » (derrière l’action), des « fins » assignées, qui relèveraient de « choix », de « projets », de « décisions »…tout un réseau de notions interdépendantes qui introduisent de la rationalité, de la délibération volontaire, et qui, donc distingueraient l’action humaine du simple mouvement que l’on peut constater dans la nature, c’est à dire les évènements de l’univers : un événement arrive ; alors que je fais arriver quelque chose en tant qu’agent de l’action ; l’action libre fait donc intervenir un agent de l’action ou « sujet » qui est l’auteur de ce qui arrive, et à qui je peux imputer l’action (d’où la notion de responsabilité morale, inséparable de celle de liberté). La question qui se pose aussitôt est alors celle des degrés différents de liberté : mon action peut apparaître comme la simple résultante mécanique d’une cause (par exemple je tue pour ne pas être tué moi-même, ou je ne peux m’empêcher de manger du chocolat le soir après le dîner), ou au contraire comme le fruit d’un choix qui s’appuie sur des raisons : Le Cid fait le choix de l’honneur et sacrifie son amour pour Chimène (nous reviendrons sur cet exemple, qui n’est pas si évident qu’il n’y paraît...). Où placer la limite entre le libre et le contraint ? Il est en effet possible de repérer des actions qui sont en grande partie le résultat de contraintes extérieures (l’emprisonnement par exemple, ou encore l’obligation de fuir devant un danger imminent, ou bien de tuer pour ne pas être tué), mais beaucoup plus difficile de faire la part des contraintes intérieures (psychiques inconscientes notamment, mais aussi tout ce qui nous « traverse » d’ordre génétique, culturel, historique, ethnique …etc.) dans une action déterminée (c’est peut-être relativement  simple – quoique ! - concernant la compulsion au chocolat, mais beaucoup plus complexe si j’essaie par exemple de retrouver ce qui a déterminé l’acte criminel sexuel de tel ou tel… ). Notre propre naissance nous « embarque » à jamais d’une façon déterminée dans ce monde… Nos « raisons » ne sont pas toutes raisonnables (c’est l’ambiguïté de cette expression), et leurs sédimentations, même si j’essaie de les porter au langage, de les mettre en mots, empêchent la transparence. Comme le dit Ricoeur, « Entre la raison et la cause, nous trouvons tous les degrés intermédiaires entre le libre et le contraint ». Notre définition initiale de la liberté nous conduit par conséquent à la question du statut de la liberté humaine d’un point de vue ontologique, et donc nous conduit indirectement à la question de savoir si nous ne serions pas, fondamentalement, déterminé comme un simple objet de la nature, y compris lorsque nous faisons subjectivement l’expérience de la liberté ?

 

2- Concernant, l’hypothèse du déterminisme causal, il faut souligner tout de suite que, malgré certaines critiques sur lesquelles nous allons revenir, elle semble constitutive de l’existence des sciences elles-mêmes. Citons ici ce que le physiologiste Claude Bernard appelle un « axiome expérimental » : « Il faut admettre comme un axiome expérimental que chez les êtres vivants aussi bien que dans les corps bruts les conditions d’existence de tout phénomène sont déterminés de façon absolue…Tous les phénomènes de quelque ordre qu’ils soient existent virtuellement dans les lois immuables de la nature, et ils ne se manifestent que lorsque leurs conditions d’existence sont réalisées. ». Ce qui veut dire que la condition d’un phénomène une fois connue et remplie, le phénomène doit se produire toujours et nécessairement à la volonté de l’expérimentateur. C’est le déterminisme mécanique, tel qu’il a été explicité par quelqu'un comme le physicien Laplace (Essai philosophique sur les probabilités, 1814), qui constitue à ce titre à la fois l’origine et l’horizon de toutes les sciences particulières ; il dit en substance : si on connaît l’état mécanique d’un système à un instant t1 et les forces qui agissent sur les points matériels qui le constituent, ces seules données permettent de déterminer l’état du système à tout autre instant t2, que t1 soit > ou < t1 . En ce sens, une intelligence omnisciente, c’est-à-dire une intelligence capable d’embrasser tous les mouvements dans l’univers, du plus grand jusqu’au plus petit, pourrait contempler devant ses yeux le passé comme le futur. Cette affirmation repose sur deux postulats : le premier postule la réversibilité ou l’équivalence du cours du temps ; il n’ya pas véritablement de « flèche » du temps, qui implique une irréversibilité des phénomènes, dans cette perspective. Le deuxième considère qu’une connaissance totale de la nature dépend exclusivement de la puissance des techniques d’analyse et de mesure (possibilité en droit d’une connaissance de cette nature, même si nous savons que c’est empiriquement très difficile d’atteindre la perfection de ces techniques). Ces deus présupposés seront mis en question dans le développement des sciences qui succèdent aux déclarations de Laplace : il s’agira d’introduire des limitations à cet optimisme excessif, mais en aucun cas de remettre fondamentalement en cause le principe du déterminisme, car l’on sait bien que ce serait nier la science même que de nier le déterminisme. Sur le premier postulat, le débat n’est pas encore tranché : il n’y a pas de point de vue partagé entre la microphysique (pour laquelle l’hypothèse de la réversibilité du temps est privilégiée) et la macrophysique (où c’est l’hypothèse de l’irréversibilité qui est retenue). Mais le second postulat a été fortement interpellé par la mécanique quantique à partir de deux observations : la dulaité de comportement des phénomènes microphysiques (particules) ; et les « relations d’incertitudes » découvertes par Heisenberg. Evoquons les rapidement. C’est la mécanique quantique qui va pointer deux sources de difficultés principales : d’une part nous allons observer une dualité de comportements dans les phénomènes microphysiques : corpusculaires et ondulatoires (comment est ce possible qu’une réalité soit à la fois deux choses aussi différentes ? Cela semble remettre en cause le principe de causalité…). Et d’autre part, Heisenberg interprète les « relations d’incertitude » (1927), selon lesquelles l’incertitude portant sur la position  d’une particule n’est pas indépendante de celle concernant son mouvement : plus la première est précise, plus la seconde est incertaine, et vice-versa. A la précision absolue de l’une correspond l’indétermination absolue de l’autre. IL est par ailleurs impossible de dissocier les propriétés « cinématiques (localisation dans l’espace et dans le temps) des propriétés « dynamiques » du mouvement d’une particule. Si bien qu’au lieu de pouvoir représenter un état (en mécanique quantique) par un point et ses coordonnées, qui a donc une valeur et une seule, il est nécessaire de le représenter à l’aide d’un volume. Jusque là les limitations rencontrées dans la physique classique étaient dues à l’imperfection des instruments de mesure, corrélatives d’un progrès indéfini. Ici,  les limitations quantiques portent sur toute expérience possible : elles sont constitutives à notre connaissance même, et affectent l’idée même de « prise de connaissance sur le réel », en montrant qu’il est impossible de séparer la nature matérielle elle-même du sujet connaissant(1). Les débats sur ces questions furent très nombreux, et il n’est pas question ici d’en rendre compte… Disons simplement que pour la majorité des fondateurs de la mécanique quantique, la science, tout en étant une langue bien adaptée pour la description des phénomènes tels qu’ils sont donnés dans l’expérience de mesure, ne peut prétendre toujours se prononcer sur ce que sont « en réalité » les propriétés de la matière ; cette position, appelée « néo-positiviste », consiste à considérer le connu scientifique, non pas comme la nature matérielle elle-même, mais comme le fruit de la rencontre entre la nature et le sujet connaissant[1]. En réalité, bien loin de remettre en question le déterminisme tel qu’il était postulé dans l’affirmation de Laplace, l’incertitude est comprise comme le résultat de cette rencontre et de ce mélange. L’introduction à ce titre du calcul probabiliste rend davantage compte d’une ignorance partielle, que d’un indéterminisme qui serait inscrit au cœur des phénomènes. La science (Louis de Broglie) a dépassé à sa façon les difficultés précédentes de la mécanique quantique : d’une part en concevant une synthèse théorique de l’onde et du corpuscule appelée « quanton », qui n’est ni une onde ni un corpuscule, et dont le comportement déterminé rend compte aujourd’hui de la structure de la matière, et d’autre part les relations d’incertitude, bien loin d’être une « moindre connaissance », donnent lieu à une connaissance positive et mathématique qui permettent de définir les objets en termes d’amplitude et de probabilité. Selon E. Balibar, la science dans ses nouveaux développements et sa prise en compte rigoureuse de la probabilité dans ses calculs, inscrit cette incertitude et cette probabilité dans une réalité objective ; la probabilité devient en quelque sorte « objective », au sens kantien de ce concept. Mais cela ne signifie aucunement que le hasard ou la liberté soient au cœur de la réalité. Pour conclure sur ce point, et suivant en cela Popper (philosophe des sciences) : « Il n’existe aucun argument spécifique qu’on puisse tirer de la mécanique quantique contre le déterminisme ». Les sciences ne peuvent en aucun cas faire l’économie de cet « axiome »… Il reste cependant, sur un plan pratique, à opérer un partage critique entre ce qui relève de l’objectivité scientifique et ce que l’on peut qualifier de « scientisme », et qui témoigne d’une forme de réductionnisme : théories de l’origine génétique et/ou héréditaire de pathologies sociales ou criminelles, théorie du déterminisme géographique, théorie du « darwinisme social » prétendant appliquer à la société les découvertes de Darwin sur l’évolution des espèces, théorie de l’Histoire qui pose qu’en dernier instance, celle-ci est déterminée « par la production des conditions matérielles d’existence » (formule de Engels)…etc. Le postulat du déterminisme ne garantit bien sûr aucunement la validité de telle ou telle théorie…

 

Posons maintenant la problématique de notre question de ce soir : devons-nous « sanctifier » philosophiquement la séparation de ces deux ordres, celui de la nature (au sens des sciences de la nature), et celui de l’humain et du monde de l’homme ? Défendre l’hypothèse de l’exception humaine, reposant avant tout sur l’existence de la liberté face aux déterminismes naturels ? Si oui, comment comprendre alors que des « sciences de l’homme » cherchent à s’appliquer aux individus concrets, empiriques, et à leurs mondes historiques et culturels ? Ne reposent-elles pas, elles aussi, sur une certaine forme de déterminisme causal ? Doit-on alors considérer l’homme comme fragment du Tout que constitue la Nature (dont l’Histoire et la Culture seraient en quelque sorte ses prolongements), quelque soit par ailleurs sa singularité, et considérer qu’il est déterminé autant que n’importe quelle autre partie de cette même nature, même si les formes que prend cette détermination sont spécifiques ?

 

3- L’exception humaine ?

Un roman intitulé « Les Animaux dénaturés » de Vercors, nous propose une réponse. Une expédition à la recherche du « maillon manquant » entre l’animal et l’homme trouve en Nouvelle-Guinée une tribu qui correspondrait à ce qu’ils recherchent… Un débat enflammé naît autour de la nature de ces êtres. C’est la femme du juge qui trouvera le critère décisif, qui est l’enterrement des morts. Cette cérémonie témoigne d’une interrogation métaphysique, d’une distance par rapport à la nature. Elle s’en explique : « Pour s’interroger, il faut être deux : celui qui interroge, celui qu’on interroge. Confondu avec la nature, l’animal ne peut l’interroger. Voilà, il me semble, le point que nous cherchons. L’animal fait un avec la nature. L’homme fait deux. ». Autrement dit, ce dont il est question ici, et c’est le véritable objet de notre discussion ce soir, c’est la rupture que l’ordre humain inaugurerait par rapport à la nature (et donc le monde animal), au sens où il serait dans l’essence de l’être humain de prendre cette distance vis-à-vis d’elle, de pouvoir en quelque sorte « en sortir », s’arracher à ses déterminations naturelles, et faire ainsi « deux » avec elle. Cet acte est un acte de liberté. Le fait que l’homme possède cette particularité d’interroger le monde dont il fait partie est-il un critère suffisant pour considérer qu’il relève d’un ordre irréductiblement « autre » ? La question est désormais posée… Rousseau est peut-être le premier à faire de la liberté le critère décisif comme arrachement au code de la nature et de la tradition, inaugurant ainsi l’historicité propre à l’humain (c'est-à-dire sa capacité d’auto-création) : il y a ainsi l’historicité de l’individu, qui est l’éducation (contrairement au « programme de la nature qui s’impose à l’animal »), et l’historicité de l’espèce, qui est la culture. C’est notre liberté qui nous permet d’entrer dans l’histoire, qu’il s’agisse de l’histoire individuelle ou de l’histoire collective…

Mais c’est Kant qui fera de cette distinction des ordres un véritable paradigme (« La religion dans les limites de la simple raison ») : il s’agit de savoir si la volonté est libre, c’est-à-dire si l’acte, au moment de l’action, est au pouvoir du sujet, ou s’il a ses raisons nécessaires dans le temps précédent, selon le schème de la causalité. Affirmer le déterminisme, ce serait affirmer que le cours de l’action humaine est fixé d’avance, et constitue un enchaînement causal naturel. La question que se pose alors Kant est de savoir en quel sens l’autonomie morale du sujet peut-elle être conciliable avec l’universalité de la relation de cause à effet dans le domaine des phénomènes. La thèse de Kant est qu’on doit distinguer un sujet empirique, comme tel strictement soumis à la loi d’une causalité naturelle, et un sujet suprasensible, à la fois législateur et sujet, donc libre, se déterminant lui-même dans la raison pratique (morale). Le concept de « déterminisme » serait ici à écarter, car contribuant à faire recouvrir confusément la liberté pratique sous la domination de la nécessité naturelle. La morale elle-même, de ce point de vue, ne peut que s’instituer contre la nature, comme antinaturelle. Etre libre, c’est ne pas céder à ses penchants ou intérêts qui nous habitent en tant qu’êtres empiriques (soumis à l’expérience), mais au contraire obéir à la loi morale, c’est à dire à soumettre sa « maxime subjective » (c’est à dire son principe d’action, ses intentions) à la règle d’universalisation, ce que Kant appelle « l’impératif catégorique », et qu’il formule ainsi : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle ». Nous avons ainsi deux ordres de réalité incompatibles, deux mondes, explorés par Kant dans ce qu’il appelle « la troisième antinomie de la raison » et qui est l’antinomie entre la nature et la liberté : celle-ci est en effet une rupture incompatible avec l’ordre de la causalité présente dans la nature. Elle suppose une transcendance (celle de la loi morale notamment) qui rompt avec l’immanence de l’enchaînement des causes qui caractérise l’ordre naturel, et qui pose la possibilité d’une volonté libre, au delà de toute dépendance causale à des facteurs extérieurs à la raison. La liberté est ainsi la condition de possibilité d’une morale, en tant qu’elle est puissance d’arrachement aux déterminismes de la nature (et de notre propre nature en tant qu’être empirique soumis aux désirs et intérêts). C’est parce que je suis libre de mes choix que je peux être considéré comme moralement responsable de mes actes.

Pour les partisans de cette thèse (Luc Ferry aujourd’hui), l’expérience du bien et du mal est déterminante : il n’y a ni méchant ou démoniaque dans la nature ; pas plus de vices que de vertus. C’est parce que l’homme est libre, liberté qui est par définition excès par rapport aux déterminations naturelles, qu’il peut choisir pour le meilleur ou pour le pire, « le mal pour le mal », ou au contraire des conduites moralement bonnes. A ce titre, l’existence même du mal radical (comme par exemple la torture) est la preuve de cette capacité d’arrachement aux lois de la nature, contrairement à ce qui se passe dans le monde animal (un animal peut être cruel mais jamais méchant…). Au delà de la liberté d’action (nous pouvons d’ailleurs déjà dire que personne ne songe à contester ce type de liberté…), ce dont il est question ici, c’est de l’existence ou non d’une liberté inconditionnelle, irréductible à toute détermination autre qu’elle-même, comme propre de l’homme. Ce que nous appelions auparavant le libre-arbitre…

Toute explication qui prétend réduire cette transcendance ou cette liberté (cela signifie ici la même chose) propre à l’humain sera donc rejetée : non, « la nature n’est pas notre code » (Luc Ferry, qui accuse cette thèse de « biologisme »). Pas plus l’histoire ( il s’agirait ici d’ « historicisme » : au sens où nous en serions le jouet ou le produit passif ; c’est le matérialisme historique des marxistes qui est ici visé), ou « l’environnement social » (« sociologisme ») : dans tous ces cas de figure, d’autres déterminismes (historiques, sociaux) viennent en effet relayer et prolonger les déterminismes naturels (biologiques), et « l’essence précèdera alors toujours l’existence », ce qui est contraire au primat de la liberté que revendique cette philosophie transcendantale.

Sartre en particulier s’inscrira dans cette perspective, tout en la radicalisant : si Dieu n’existe pas, nous sommes condamnés à être libres. C’est à dire ? Il y a au moins un être qui surgit dans le monde avant de pouvoir être défini par aucun concept, c’est l’homme. Il surgit d’un monde frappé par la contingence et l’indéterminisme, qui pourrait donc aussi bien ne pas être et qui n’a aucun sens à priori. C’est ce sentiment de la contingence que Heidegger appelle l’angoisse et Sartre « la nausée » : « Tout est gratuit, le jardin, cette ville et moi-même. Quand il arrive qu’on s’en rende compte, çà nous tourne le cœur et tout se met à flotter. Voilà la nausée. ». L’homme ne trouve ni en lui (sa prétendue nature), ni derrière lui (le déterminisme des causes), ni devant ou au dessus de lui (transcendance des valeurs, finalité ou destination dernière) de quoi orienter sa conduite et son action. Il se définit alors par son existence même, et non par sa nature ou son « essence » : il ne sera que ce qu’il se sera fait. Il n’est pas qu’un « en soi » (défini à jamais par des caractéristiques fixes, comme un objet), mais aussi un « pour soi », c’est à dire avant tout un projet qui se vit subjectivement (il sera ce qu’il a projeté d’être) . Cette capacité de « néantisation » par rapport à tout ce qui aurait tendance à le figer et l’objectiver dans un être donné, c’est précisément cela la liberté. Cela ne signifie pas que Sartre ne tient aucun compte des déterminations auxquelles nous sommes confrontées : d’une certaine façon en effet, nous ne choisissons pas qui nous sommes, et nous sommes dès le départ  embarqués de manière singulière dans ce monde par notre naissance, notre position sociale, notre culture, notre ethnie…etc. Mais il distingue la détermination de la « situation » : nous sommes « en situation », mais non « déterminés »… Nous avons une nature, une histoire, un corps, mais nous ne sommes pas cette nature, cette histoire, ce corps… précisément parce que c’est la liberté qui nous définit, si je puis dire « essentiellement » : «  L’important n’est pas ce que l’on m’a fait mais ce que je fais de ce que l’on m’a fait ».

 

4- L’autre terme de l’alternative, dont Spinoza serait le représentant le plus illustre, privilégie l’hypothèse du déterminisme, étendu au Tout de l’univers. Dans cette perspective, l’homme, bien loin d’être « un empire dans un empire », est considéré comme un petit fragment de cette nature, et par conséquent soumis aux lois de causalité qui régissent cette nature. Pour Spinoza, la véritable liberté est celle de la libre nécessité, qui consiste à se déterminer soi-même en fonction de sa propre nature : en ce sens seul Dieu, qui est pour Spinoza la Nature en tant qu’elle est infinie, peut-être « cause d’elle-même » ; auto-déterminée selon sa nature. En ce sens, le monde ne peut pas être autre qu’il n’est, régi qu’il est par la nécessité, et nous sommes très loin d’un Dieu personnel qui manifesterait son libre arbitre absolu à travers sa création. (cf. à ce sujet Lettre à Schuller)

·         L’individu, en tant qu’un des  modes finis de la substance infinie qu’est la nature (donc aucune transcendance ici, contrairement à Kant), est une partie indivisible de cette substance et  dépend nécessairement de causes extérieures à lui-même. L’enchaînement des affections du corps, comme celui des idées (qui lui est corrélatif) se fait en nous sous le régime de la nécessité sans que nous ayons conscience de leurs causes. La connaissance que peut en avoir l’âme passant nécessairement à travers les affects de ce corps-là (c’est-à-dire les idées des affections qui affectent le corps), est limitée et partielle (« inadéquate »), et ne peut « comtempler les choses sous un certain aspect (ou regard) d’éternité », c’est-à-dire l’ensemble infiniment plus vaste de tous les corps dans l’univers. Elle est prise dans sa temporalité propre et soumise aux rencontres fortuites entre des corps, d’où la perception confuse d’une intersection entre des effets. C’est ce que Spinoza appelle « la connaissance du premier genre », nécessairement confuse et partielle (bien que non radicalement fausse)

·         Si l’homme a conscience d’être libre, dit Spinoza, c’est par l’ignorance de l’ensemble des causes qui le déterminent. Il a certes conscience de ses désirs et de ces actions mais se trouve dans l’ignorance de leurs véritables causes (nous pourrions ajouter que la plupart du temps, la conscience ignore aussi ce qu’elle ignore). Selon Deleuze, la conscience chez Spinoza n’est que le témoin du passage d’un état à un autre, témoin du changement, mais en aucun cas, elle a spontanément accès à la connaissance des causes de ces transformations. Autrement dit, l’homme agit toujours par nécessité, même lorsqu’il se croit libre : imaginer, explique Spinoza, que cette pierre, qui roule sur la pente sous le coup d’une impulsion donnée par une cause extérieure à elle, ait une conscience qui, au moment-même de son mouvement, exprime le sentiment d’un effort accompli par sa libre volonté, et vous aurez une image très approchante de ce qui se passe pour l’homme et son sentiment de libre-arbitre…

·         En réalité, l’âme est déterminée à vouloir ceci ou cela : il y a des volitions déterminées, des désirs déterminés, des amours déterminés, mais il n’y a pas des facultés de vouloir (la Volonté), d’aimer, de désirer. Pinoza s’inscrit résolument ici dans une pensée de l’immanence. Il dénonce vigoureusement ces idées abstraites dites « universaux » ou « transcendantaux », qui n’expliquent rien. L’entendement et la volonté sont une seule et même chose : par exemple, le doute est un fait de la pensée en train de se faire, non un acte de liberté ; la préférence pour une idée n’est pas un choix volontaire, mais traduit simplement le fait que cette idée s’impose davantage à l’âme par rapport aux autres idées. Il n’y a pas de volonté inconditionnée ; une telle volonté qui gère dans le vide n’a aucune prise sur la réalité mentale. On ne peut concevoir un vouloir « à blanc », vouloir pour vouloir sans autre raison. La liberté n’a donc rien d’un libre-arbitre ; c’est la nécessité intérieure par laquelle l’âme expérimente sa puissance d’agir.

·         Il faut tout de suite faire remarquer que cette vision déterministe du monde et de l’homme dans ce monde n’est pas contradictoire avec la liberté d’action précédemment décrite : il est empiriquement indiscutable que nous faisons des choix, délibérons, prenons des décisions. Que nous pouvons parfois être contraints par d’autres hommes, et que d’autre fois nous pouvons agir librement, c'est-à-dire sans ce genre de contraintes (autrement dit, l’objet de la philosophie politique n’est pas en cause). Bref que nous agissons selon notre gré, c’est à dire volontairement : je peux vouloir ce que je fais, mais en revanche rien ne me garantit que ce vouloir est lui-même libre (je suis là avec vous ce soir parce que j’en ai décidé ainsi librement, mais la question est : ce vouloir est-il lui-même libre, ou est-il à son tour déterminé par des causes que j’ignore, ou dont je n’ai conscience que très partiellement ?). Autrement dit, je ne suis nullement contraint contre ma volonté à faire ou penser ceci ou cela, mais je suis contraint à avoir nécessairement le désir ou la volonté de penser ou d’agir ainsi. L’expérience quotidienne du libre arbitre où je me représente comme agent libre à l’origine d’une chaîne causale d’évènements est bien réelle, même si cette liberté n’est qu’une illusion.

·         Nous pouvons prendre un exemple pour illustrer cette illusion de la liberté. Revenons au Cid déjà évoqué, et suivons les commentaires de Clément Rosset dans « La philosophie tragique » (p 40) : « …. ». Lorsque Rodrigue, entre le devoir filial et son amour pour Chimène, choisit le devoir, n’est-il pas libre ? Ne s’agit-il pas de l’exemple même de l’exercice d’une authentique liberté morale ? Rodrigue est libre de choisir entre son désir et la morale, et choisit le devoir. Il est ainsi méritant dans son choix, et responsable de son héroïsme. Pour Clément Rosset, ce type d’analyse est complètement illusoire : Rodrigue préfère et ne choisit pas : il n’y a pas réellement conflit entre la grandeur héroïque par renoncement moral et la joie personnelle, dût-il en coûter l’honneur ; il n’y a que la générosité de Rodrigue, et il suffit juste de savoir laquelle de ces deux voies est la plus généreuse. Ce n’est pas sa liberté qui choisira, mais « le plateau  le plus lourd qui imposera son choix » à la volonté de Rodrigue déjà soumise au verdict de l’honneur. Une fois sa décision prise, le héros cornélien constate en effet avec enthousiasme la nécessité de son attitude, à quel point il lui était impossible de choisir autrement ; « avec quelle joie il constate l’inexistence de sa liberté ». Point de regret, car il n’a fait que subir l’évidence de la supériorité d’un bien sur un autre. Nous pouvons opportunément rappeler à ce sujet ce que dit Spinoza à propos des valeurs : je ne désire pas une chose parce qu’elle est bonne (en soi), mais cette chose est bonne parce que je la désire. C’est mon propre mouvement vers ce qui est selon moi bon ou mauvais (mon attirance ou mon aversion) qui détermine ce qui l’est réellement (déterminations immanentes et non transcendantes).

 

Nous pourrions nous arrêter là concernant cette thèse de la nécessité absolue, qualifiant le libre-arbitre d’illusion elle-même nécessaire. Certains interprètes contemporains de Spinoza, notamment dans le domaine des sciences sociales (comme par exemple l’économiste Frédéric Lordon), ne retiennent de l’œuvre de Spinoza que cette dimension de la servitude passionnelle. Mais pourtant, c’est à partir de là que tout commence : La finalité de « l’Ethique » est bien de conquérir la liberté (car effectivement elle n’est pas acquise). « Conduire les hommes, comme par la main, de la connaissance des affects passifs (ce que nous venons d’évoquer) aux affects « actifs », c’est-à-dire dont nous pouvons être la cause. » (Pascal Séverac). Comment donc obtenir la liberté si l’on est déterminé ? En se référant à une autre conception de la liberté, liberté véritable, selon Spinoza. D’après Deleuze, Spinoza est le premier philosophe à avoir fonder une éthique (livre V de l’Ethique) sur une ontologie (les quatre premiers livres de l’Ethique), selon une approche strictement immanente : aucune rupture de principe entre l’être et le devoir être, et rejet de toute transcendance.

 

5- Quelle liberté si nous sommes déterminés ?

 

La question est maintenant la suivante : si le libre arbitre et l’expérience « intuitive » du libre choix est ultimement  une illusion et que nous sommes déterminés en particulier par nos affects comme n’importe quel autre partie de la nature, comment alors pouvons-nous agir sur ces déterminismes et le pouvons-nous ? Comme le dit Henri Atlan dans son livre « La science est-elle inhumaine ? », il faut bien reconnaître en effet « que notre conscience subjective de libre choix est de plus en plus démentie par notre connaissance objective de causes et de lois impersonnelles qui déterminent ces choix et montrent à l’évidence qu’ils ne sont pas libres comme nous le croyons….. Autrement dit, cessons de nous débattre dans les trous du déterminisme (en effet, il y aura toujours des « trous » dans ce déterminisme puisque la connaissance infinie des causes n’existera jamais… il est donc toujours possible de « profiter de ce manque » pour continuer à « faire comme si » nous étions libres de nos choix…) et posons d’autorité qu’il n’y en a plus. ». Nous ne pouvons que constater en effet l’actualité de la conception spinoziste à partir de certain nombre de progrès scientifiques, en particulier dans le secteur des neurosciences : les célèbres travaux du neurophysiologiste Antonio Damasio en témoignent, ne serait-ce que pas les titres de ces deux principaux ouvrages : « L’erreur de Descartes » (sur la question du dualisme corps/esprit), et « Spinoza avait raison ».

 Comment donc pouvons-nous revisiter la notion de  liberté ? Quel pouvoir disposons-nous pour agir sur nos passions ? Spinoza peut une fois de plus nous servir de guide avec son concept de « libre nécessité ». Celui-ci s’applique en premier lieu à Dieu : « On dit qu’une chose est libre quand elle existe par la seule nécessité de sa nature et quand c’est par soi seule qu’elle est déterminée à agir, mais on dit nécessaire ou plutôt contrainte la chose qui est déterminée par une autre à exister et à agir selon une loi particulière et déterminée. » (Spinoza. Ethique. Partie I). Ainsi la liberté absolue de Dieu (ou La Nature) coïncide avec son autoproduction et la connaissance infinie qu’il a de lui-même. Spinoza à la fin de l’éthique va transposer ce concept de la liberté – à savoir l’idée que bien loin d’être une capacité de choix arbitraire, elle tient au fait de n’être déterminé que par sa propre loi – à la liberté humaine : elle va être ce long cheminement au cours duquel nous allons pouvoir nous dégager de la servitude passive où nous maintient notre soumission irréfléchie aux affects et aux causes extérieures, et nous déterminer nous-mêmes de plus en plus au fur et à mesure que nous accédons à la connaissance adéquate des choses et de nous-mêmes. Nous faisons parfois cette expérience privilégiée de la liberté lorsque nous agissons en comprenant et en connaissant les déterminismes de la nature qui agissent en moi et me font agir. C’est dans cette activité (du corps comme de l’esprit) que je me constitue comme sujet. Un dernier mot sur la place des affects dans cette activité ; ne nous méprenons pas : agir sous la conduite de la raison n’est pas agir sans passion, même si la passion devenant « active » n’est plus à proprement parler une passion. Nous pouvons parler à ce sujet « d’affects actifs ». Il y a des passions tristes comme des passions joyeuses. Joie et Tristesse sont en quelque sorte les « couleurs primaires » de toutes ces passions. Relativement au conatus ou force d’exister, les unes traduisent une diminution de la puissance en acte, les autres une augmentation de cette puissance. Les unes correspondent à de « bonnes rencontres » avec les êtres et les objets, c’est-à-dire des rencontres qui « ajoutent » à ma force d’exister, qui se traduisent par des rapports de composition avec moi (avec mon corps) qui augmentent ma puissance ; les autres à de « mauvaises rencontres », où j’entre dans des rapports de décomposition qui m’affaiblissent. C’est la perception et la compréhension adéquates de ces rapports de composition et de décomposition par rapport à ma nature (c’est-à-dire, avec ce que je suis comme essence singulière), qui vont aller de paire avec d’une part une orientation de mes rencontres vers des êtres et des choses qui me conviennent (ce qui signifie une augmentation de ma puissance d’agir), et d’autre part qui me permettront « d’entrer en possession formelle de cette puissance, et à éprouver des « joies actives » qui découlent de cette puissance d’agir comme puissance possédée » (cf. à ce sujet le livre difficile mais remarquable de G. Deleuze : « Spinoza Philosophie Pratique »). « C’est quand, sous l’effort de la Raison, les perceptions ou idées deviennent adéquates, et les affects actifs, c’est quand nous devenons nous-mêmes causes de nos propres affects et maîtres de nos perceptions adéquates, que notre corps accède à la puissance d’agir, et notre esprit à la puissance de comprendre qui est sa manière d’agir. »

 

 

Une nouvelle conception de la liberté peut naître alors, conciliable avec le postulat du déterminisme absolu. Henri Atlan, dans « La science est-elle inhumaine ? », affirme qu’il est toujours possible, par une connaissance adéquate toujours plus étendue des causes qui déterminent les évènements du monde et de moi-même dans ce monde, d’être de plus en plus en coïncidence avec ce que je suis et ce que je fais. A la limite (mais il est entendu que cette connaissance infinie de toutes les séries causales qui agissent sur un point précis à un moment donné est inaccessible), nous pouvons concevoir la possibilité d’une liberté absolue où notre être se confondrait avec le savoir. Dans une perspective spinoziste, ce nouvel ordre des raisons ainsi en développement est, nous l’avons déjà noté, corrélatif de nouveaux affects (affections de mon corps associées à leurs idées, en vertu de l’hypothèse du parallélisme du corps et de l’esprit) qui vont venir reconfigurer mes « choix » (car pour lui de simples idées ne peuvent avoir un impact sur ma puissance d’agir). Un déterminisme interne, celui des idées adéquates ou de la vertu selon Spinoza, va venir remplacer le déterminisme externe, celui des causes extérieures.

Bien entendu, il serait illusoire là encore de penser que ces nouveaux « choix » vont déterminer un nouveau futur ; cette expérience est bien réelle dans le présent où elle se passe, mais elle doit être pensée, comme n’importe qu’elle autre expérience, à l’intérieur d’un déterminisme où il n’y a jamais de « trous », et où « tout est prévu » (selon la phrase célèbre de l’Ecclésiaste repris par le Talmud : « rien de nouveau sous le soleil »). Sur le développement de cette conception de la liberté, lire l’Ethique de Spinoza, mais aussi les développements très intéressants de Henri Atlan dans « La science est-elle inhumaine » et surtout « Les Etincelles du Hasard » chapitre 2).

 

Daniel Mercier, 10 avril 2013



[1] Plus d’un siècle plus tôt, Kant avait déjà élaboré philosophiquement cette idée, grâce à sa théorie de la connaissance qui distingue radicalement le phénomène (qui correspond à la connaissance objective que la science peut en concevoir) du « noumène ».