Le sens profond de la philo : Socrate, « poisson-torpille »...

 

Le sens profond de la philo : Socrate, « poisson-torpille »...

Pour faire comprendre le sens profond de la philosophie, nous pouvons partir de celui qui en est le fondateur reconnu, du moins pour la philo occidentale, je veux parler de Socrate et de ces fameuses discussions sur l’Agora, que Platon a repris pour écrire les « dialogues ».Que fait Socrate ? A partir de questions (« Qu’est-ce que la vertu ? »), il demande à son interlocuteur d’exprimer son opinion.

Intéressons-nous au dialogue du Ménon 

M : ce dernier demande à Socrate si on peut enseigner la vertu, ou s’il ne s’agit que d’une question de pratique, ou encore si on la possède par nature...

: Socrate répond que l’on ne peut pas répondre à la question avant de s’entendre sur la définition de la vertu

M : Il existe une multitude de vertus particulières ; il en cite quelques unes et affirme qu’il n’est pas embarrassé pour définir la vertu

S : C’est LA vertu qui nous intéresse, au-delà de tous les exemples. Autrement dit ce qui est commun et essentiel à la vertu. Distinction entre une définition en extension et une définition en intension (ou compréhension)

M : La vertu est la capacité de commander aux hommes

S : Cela signifierait que la vertu de l’esclave serait de commander, ce qui est contradictoire... En plus, il faudrait ajouter au moins « avec justice ». Mais à nouveau la Justice est-elle une vertu ou la vertu ?

: Il en existe en effet beaucoup d’autres en plus de la Justice...

S : On ne peut donc définir la vertu en se servant d’une vertu particulière ; il faut trouver « la nature identique » présente dans tous les cas particuliers...

M : Autre tentative de définition. « La vertu est le désir des belles choses » (à entendre ici, dans le contexte platonicien, comme les « bonnes choses »)

: Cela supposerait qu’on puisse désirer le mal, ce qui est impossible si l’on sait que c’est un mal (qui ne peut que nous rendre malheureux). Par ailleurs les biens dont on parle sont des biens extérieurs, Correspondent-ils vraiment à une visée vertueuse ? Ne faut-il pas de toute façon ajouter qu’il faut se les procurer avec justice ? Mais cela débouche à nouveau sur une définition bancale : la vertu serait une action quand elle s’accomplit avec une partie d’une autre vertu (la justice). Et l’on ne peut savoir ce qui est une partie de la vertu sans savoir ce qu’est la vertu.... Nous voilà revenu au point de départ !

M : Ménon se dit embarrassé et il compare Socrate à une raie torpille, qui est un poisson qui se défend en provoquant des électrochocs. Il a l’impression d’avoir été mis par Socrate dans « un état de torpeur ». Il prend conscience de son ignorance au sujet de la vertu.

S : Socrate lui-même déclare être dans l’embarras. Une recherche authentique va pouvoir commencer...

Nous arrêterons là le dialogue, qui va rapidement déboucher sur la notion de réminiscence chère à la pensée platonicienne. Car comment reconnaître que nous disons vrai (pour définir quelque chose) si nous sommes dans une totale ignorance de l’objet de cette vérité ? A l’inverse si nous connaissons totalement, la question de la recherche de la vérité ne se pose plus... Mais contentons-nous du petit résumé de cette première partie car il suffit à l’essentiel de ce que nous souhaiterions montrer : que nous enseigne-t-il au juste ?

Il y a une tendance naturelle à la « suffisance » dans l’expression de nos opinions : les apprentis philosophes que nous sommes tous à un moment donné sont dans la situation « d’ignorer ce qu’ils ignorent » (Socrate), ce qui est la véritable ignorance. Autrement dit, nous avons naïvement le sentiment d’avoir dit « vrai » de façon définitive... Le rôle de Socrate est alors déterminant : c’est le fameux « effet torpille » de ses interventions. Effet double : il nous oblige à interrompre notre premier mouvement spontané de pensée ; et nous amène à ne plus être sûr de ce qui nous semblait indubitable. Effet paralysant qui interrompt notre « bien-disance » et qui suspend notre autosatisfaction intellectuelle.

Ce moment est le moment philosophique essentiel. Nous sommes la plupart du temps  porteurs de pensées qui sont en nous mais qui ne sont pas forcément les nôtres, au sens où nous nous les serions appropriées en les interrogeant, où nous aurions exercé notre raison pour savoir si elles sont bien légitimes. Nous sommes ainsi influencés par des idées toutes faites, des partis-pris, des présupposés qui ne sont pas questionnés. Ceux-ci ne sont pas nécessairement faux, mais ils agissent comme des croyances  spontanées, des représentations automatiques qui nous pénètrent et guident notre action sans que nous soyons en mesure d’être véritablement libres d’y adhérer ou non. La philosophie, c’est précisément « penser par soi-même », c’est-à-dire en « esprit libre », et cela implique ce que l’on peut appeler « la réflexivité » : le retour de la pensée sur elle-même, le savoir de soi (individuellement et collectivement) : moi qui pense ainsi, qui agit ainsi, qui me représente ainsi l’existence collective, comment puis-je interroger ce que je pense de moi, ce que je pense en général, ce que je fais ? Puis-je, par une pensée de second degré, interroger mes représentations ou mes pensées sur moi, sur ma vie, sur le monde qui m’entoure ? Ou sur moi en tant qu’individu faisant partie de cet ensemble collectif ? Cette pensée réflexive, si elle est une pensée par soi-même, ne signifie surtout pas qu’elle est une pensée solitaire qui ne doit rien emprunter à l’extérieur. L’indépendance du jugement par rapport aux préjugés, aux conventions, aux autorités constituées, ne signifie pas pour autant « la table rase » par rapport à tout jugement antérieur. Au contraire, pour être consistant, ce jugement a besoin de se nourrir, de s’alimenter à la pensée d’autrui et notamment à celles de ceux  qui l’ont précédé et qui ont consacré une partie de leur vie à développer leurs pensées... L’éducation symbolise d’ailleurs ce rapport, cette transmission des aînés aux nouveaux venus.

Nous sommes tous philosophes à partir du moment où nous pensons notre vie... mais cela ne signifie pas que nous sommes tous des Descartes. La réflexivité est notre lot commun à un moment ou à un autre de notre existence, mais cela ne veut pas dire que nous pensons tous de la même façon ni surtout avec la même qualité ou profondeur.

A la base de tout cela, peut-être y a-t-il une « disposition » fondamentale inhérente à la philo : la capacité d’étonnement devant le visage du monde, y compris dans ses aspects les plus prosaïques, comme si j’étais un étranger qui redécouvrait à chaque fois comme quelque chose de nouveau les choses que j’ai pourtant l’habitude de voir... Apercevoir une chose nouvelle que personne n’a encore vue à cause des habitudes mentales et sociales dans lesquelles nous risquons de rester prisonniers. C’est donc aussi une qualité de présence au monde particulière, impliquée par cette « disposition préréflexive ». Je suis dans le monde, embarqué avec lui, mais j’ai cette capacité de prendre de la distance pour le regarder de l’extérieur (car vous savez que pour bien voir, il ne faut pas être trop proche, trop familier). C’est le sens de ce que disait Merleau-Ponty dans son « Eloge de la philosophie » : « Ni hors monde, ni tout à fait de ce monde. ». En ce sens, l’ennemi de la philo, c’est la conformité ou le conformisme...

 

 

                                                                                                 Daniel Mercier, le 22/03/2017