"Peut-on échapper au ressentiment ?"

 

le samedi 19 novembre 2022 à 17h45 à la Médiathèque de Maureilhan

Le sujet :

« Peut-on échapper au ressentiment ? »

 

Présentation du sujet 

«Peut-on échapper au ressentiment ? »

 qui sera présenté par notre amie Marcelle Frechou, psychologue clinicienne.

 

Peut-on échapper au ressentiment ?

Si l’on considère que le ressentiment peut être qualifié de « passion triste », il paraît normal de souhaiter en sortir. Mais le qualifiant ainsi, à la suite de Spinoza, on pointe aussi le piège amoureux qui nous lie à ce sentiment délétère. Alors comment rompre avec lui ? Comment vouloir sortir de cet amour pour la haine (que l’on considère comme justifié) ?

Avant de réfléchir ensemble à ces questions très pratiques, il faudra envisager quels sont les processus et les ressortsdu ressentiment, son omniprésence tant dans le domaine de la petite histoire inter-individuelle que de celui de la grande histoire.

                                                                                                               Marcelle Fréchou

 

 

Le ressentiment aujourd'hui infecte comme un virus les pensées et les sentiments de beaucoup de nos contemporains. Le dénigrement universel qui est sa marque de fabrique alimente des populismes de plus en plus virulents sur la planète. La toile et les réseaux sociaux sont ses canaux de propagation favoris... 
Voilà pourquoi nous devons urgemment nous interroger sur ce phénomène, nouveau sans doute par son ampleur dans nos sociétés. Dans sa présentation, Marcelle Fréchou, psychologue clinicienne, nous proposera quelques pistes d'analyse et de réponse.            Daniel Mercier
 
 

Ecrit Philo

 

INTERVENTION DE MARCELLE FRECHOU, PSYCHOLOGIE CLINICIENNE

 

Remarques : l’omniprésence du ressentiment, interpersonnel, intrapersonnel (je m’en veux), social et historique (séquelles du colonialisme, 2ème guerre mondiale, film la voix d’Aïda : serbes et Bosniaques)

Définition : Le fait de se souvenir avec animosité de maux, de torts que l’on a subis comme si on les ressentait encore.

Corrélats : rancune,indignation, juste colère, frustration, rumination, obsession, haine, jalousie, vengeance, couple victime/agresseur, aliénation, jouissance…

Les opposés : pardonné, oublié, classé sans suite, forclos (encrypté), refoulé

Les processus du ressentiment.
  • On se sent lésé de l’intérieur, frustré de ce qu’on est en droit d’attendre et en conséquence on se sent et on se présente comme victime.
  • La blessure passée est toujours vivace, comme si on la ressentait encore et toujours.
  • Le processus peut se généraliser, déboucher sur la tendance au dénigrement universel, à la misanthropie, l’aigrissement du caractère.
  • L’idée que l’on doit trouver un dédommagement : il faut faire payer d’une manière ou d’une autre la faute imputée à l’autre. On imagine toutes sortes de vengeances sous forme de violences psychologiques ou même physique, on intente des procès parfois avec la certitude que la justice ne peut qu’entériner le jugement disant la faute lourde de l’autre.
  • On se répand beaucoup auprès de tout le monde pour trouver des oreilles compatissantes avec de plus l’espoir de ternir l’image du « bourreau » et de manière plus générale de lui nuire.
  • Ainsi de victime on devient bourreau !
  • Toutes ces stratégies s’avèrent inefficaces voire contre productives. Elles ne soulagent pas du tout et de plus elles lassent tout le monde, ce qui explique en partie la misanthropie qui peut en découler.
  • Il se peut que la personne incriminée fasse preuve de bonne volonté. Elle peut chercher à s’excuser, réparer, trouver des compensations, des arrangements (« je te quitte mais restons bons amis »). Le « ressentimiste », le vrai, n’y trouve jamais son compte (ce serait trop facile !).
Les ressorts du ressentiment

L’incapacité à savoir encaisser des déconvenues et à rebondir. Le ressentimiste, malgré ses apparences de combativité, est passif et obstiné à s’enferrer dans ses impasses. Son raisonnement est : puisque la faute vient de l’autre, ce n’est pas à moi de faire quoique ce soit. De toute façon, il s’ingénie à prouver que toutes les issues lui sont bouchées.

  • Cela témoigne du fait que le sujet ressentimiste est resté dans une illusion de toute puissance imaginaire : si quelque chose lui manque, c’est qu’on l’a injustement spolié, frusté. Il n’est pas en mesure de concevoir que nous sommes tous manquants et que c’est la condition même du désir humain. Désir toujours foncièrement insatisfait, mais toujours en quête de satisfactions (qui ne pourront être que partielles- des plaisirs -mais qui se relanceront).
  • La jouissance du ressentimiste se repaît de la douleur (comme lorsqu’on titille la croûte d’une plaie). Ce que les psychanalystes nomment jouissance n’est pas un plaisir vif et durable, elle peut même, et c’est ici le cas,comporter de la souffrance. Mais elle a l’avantage non négligeable de laisser penser au sujet que s’il avait l’objet dont « on » l’a frustré, il serait dans la complétude totale.Plus besoin d’en passer par cette castration symbolique qui nous prive en tant qu’être de langage d’une complétude réservée aux Dieux !
Le ressentiment est aussi un mal sociétal, voire trans-national
  • Mal sociétal. La démocratie de par son principe d’égalité des droits de tous les citoyens porte en son sein les ferments de ressentiment car l’égalité de fait n’est pas au rendez-vous. Cela produit des individus frustrés. Cynthia Fleury dans son livre Ci-gît l’amer peut même donner là une explication aux mouvements fascistes. Ce serait le processus par lequel les frustrations individuelles auraient tendance à se « coaguler » dans un grand vécu commun de ressentiment. Là, n’importe quel cheffaillon, même très minable, pourrait faire l’affaire pour porter la haine accumulée. Et cela marcherait encore mieux avec le choix d’un bouc émissaire. Hitler répond bien à cette description ! Cette théorie renverse la perspective habituelle où on ne voit quele « Führer » galvanisant les foules !
  • Les conflits internationaux : le ressentiment est le moteur de l’histoire : guerre de de 39-45 (traité humiliant de Versailles), guerre de Bosnie (film La voix d’Aïda)
Guérir du ressentiment : une affaire ardue
  • Les conditions préalables :

. Considérer que c’est un état pathologique qui nuit à soi et aux autres (et non s’en glorifier) : c’est une passion triste. Certaines formes extrêmes peuvent voisiner avec la paranoïa.

. Il faudrait alors vouloir s’en libérer.

  • Mais les obstacles sont majeurs

. du fait qu’il y a comme vu plus haut des jouissances diverses : celle d’être en position de victime, celle de pouvoir se considérer comme celui qui est parfait, complet et injustement meurtri, celle d’avoir le plaisir de la répétition : le ressassement.

. du fait que la quérulence voile à ses propres yeux sa passivité foncière (ne rien faire pour surmonter la situation).

. du fait de l’atteinte au langage lié au ressentiment. Le langage devient répétitif, il ne sait plus se déployer de manière créative, parfois il est passage à l’acte : injures, grossièretés.

  •  Les doléances peuvent être fondées sur des faits très graves et mêmeimprescriptibles(viols, atteintes irrémédiables, crimes contre l’humanité).

Frank Fanon qui était psychiatre, philosophe, écrivain très engagé, homme de couleur descendant d’esclavemontre une voie pour sortir de la pétrification de la position de victime.

Lui-même, homme blessé, il a choisi de soigner les blessures psychiques et plus spécialement celles des colonisés en Algérie. Il a montré que rester dans la position de victimec’était dans ce cas, épouserles stigmates portés sur l’homme colonisé par le colonisateur. Pour lui, réparer les autres c’était se réparer soi-même. Il a par ailleurs été un militant très actif anticolonialiste.

  • La voie de la sublimation.Le trajet de F. Fanon a été celui de la sublimation, qui consiste à sortir de la passivité ressentimiste pour se projeter dans une action à portée sociétale émancipatrice. Il a par ailleurs théorisé sur sa conception politiques de la psychiatrique.

On voit à travers l’exemple de F. Fanon comment le langage peut reprendre vie et sortir de la répétition stérile de la plainte. Beaucoup de victimes trouvent un vrai soulagement à écrire et à publier sur leur expérience malheureuse, ou encore à créer des associations de victimes qui collectivement font avancer leur cause.

  • Une autre voie : celle de la justice

La fonction de la justice est d’être le tiers séparateur qui va trancher le nœud qui pathologiquementlie victime et bourreau. Cette justice ne va pas forcément statuer comme l’attend le ressentimiste en sa faveur. Alors celui-ci la ressentira comme non équitable et il fera appel sur appel.

En conclusion

Si les jouissances de la position ressentimiste sont effectives, alors il est bien difficile de savoir en sortir ou mieux d’en éviter la tentation.

Alors mieux vaut prévenir en réfléchissant sur l’éducation à donner aux enfants. Celle-ci peut faire en sorte qu’ils soient moins sensibles aux frustrations, qu’ils puissent y faire face sans se dissoudre dans l’amertume et la colère. C’est plus fondamentalement, permettre à l’enfant de mettre un frein à son rêve de toute puissance en intégrant l’idée qu’en tant qu’homme nous sommes structurellement manquants, castrés et cela en dehors de toute mauvaise volonté des autres humains…

Ecrit Philo de Daniel Mercier

 
Peut-on échapper au ressentiment ?
  1. Introduction

Cynthia Fleury dans « Ci-gît l’amer » explore toutes les approches du ressentiment à partir d’un tour d’horizon des différents auteurs qui en ont parlé (Max Scheler, Nietzsche, Winnicott, Montaigne, Freud, Deleuze, Reich, Fanon…etc.), avec le risque concomitant, malgré la grande richesse du texte, de collages un peu hétéroclites. Nous proposons ci-après pour notre part une approche plus personnelle tentant d’extraire de cette abondance de références, mais aussi à partir d’autre sources,ce qui nous paraît le plus significatif et spécifique de ce processus du ressentiment.

  1. Eléments de définition
  • Le ressentiment est de l’ordre d’une plaie ou d’une blessure. Il ronge et creuse celui qui en est l’objet. C’est une énergie mauvaise en lieu et place d’une vitalité joyeuse.
  • Il renvoie à des choses que l’on a subies sans vraiment pouvoir réagir, c’est-à-dire agir en retour. Au lieu d’organiser la riposte (individuellement ou collectivement), celui qui est envahi par le ressentiment ne fait que ressentir, comme s’il était pétrifié. Les traces mnésiques du passé finissent par envahir la conscience, l’empêchant d’agir.
  • La blessure est toujours présente et finit par envahir le champ de la conscience,  s’étend à toute chose. Pour devenir une façon d’être, d’où les expressions parfois utilisées de « personne ressentimiste » ou d’ « homme du ressentiment ». Ce qui était originellement local finit par se répandre, selon un processus de contagion ou d’intoxication, à toute chose vécue, se mêlant indistinctement à ce que nous vivons au présent. Pour utiliser une image deleuzienne, La « cire de la conscience » en se durcissant perd de sa fluidité. Cette propension à l’englobement (aucun objet n’est épargné) explique pourquoi le ressentimiste adhère volontiers aux visions conspirationnistesqui ont cette particularité de proposer une explication mono-causale de l’ensemble des problèmes du monde.
  • La personne ressentimiste a tendance à combattre le mal par le mal : elle n’en finit plus de rien et ne cesse de ressasser et de ruminer, mais aussi de développer un esprit de vengeance. Le ressentimental est « dyspeptique » (Deleuze, « Nietzsche et la philosophie »), celui qui ne sait pas digérer, qui a des aigreurs d’estomac, pour qui cela ne passe pas. Le ressentiment, c’est donc aussi la rancœur ; le fait d’ « en vouloir à » se substitue à la « volonté pour ». Un tel processus entraîne une mise en accusation et une haine systématique à destination du monde. C’est en quelque sorte une mémoire haineuse en elle-même qui, faute de pouvoir métaboliser le passé dans l’action (ce qui, pour Nietzsche, relève d’une « faculté active d’oubli ») se manifeste essentiellement dans la négation de l’autre (à l’inverse d’une affirmation de soi).Le ressentimiste commence toujours par nier ce qui n’est pas lui. Il en vient à moraliser la haine qu’il éprouve envers le dominant et celui qui réussit. Le succès est le mal ; l’échec la vertu.
  • Le ressentimiste est figé dans son mal-être. Sa rumination et son hostilité vis-à-vis de tous ceux qui sont censés être la cause de tous les maux constituent la principale béquille qui l’empêche de s’effondrer. Ainsi le ressentiment est à la fois une maladie et un remède,ce qui est d’ailleurs le propre  de tout symptôme pathologique. Sans être nécessairement voué au conspirationnisme, il en est néanmoins une proie privilégiée. Sa conformation psychique le rend très vulnérable aux théories délirantes et paranoïaques qui parviennent à focaliser toute la rancœur accumulée sur une cible privilégiée.  
  • Il faut comprendre que le ressentiment peut certes naître et se développer à partir d’un préjudice ou d’une injustice réels et objectifs, mais elle se prolonge par un dénigrement universel et un aigrissement du caractère. La dénonciation et  l’expiation du bourreau (mais celui-ci peut revêtir des figures diverses)  deviennent des « leit-motiv » lancinants.
  • Le ressentiment, quand il est installé, s’accompagne immanquablement d’une impuissance à admirer, à respecter et à aimer (Deleuze). Et donc aussi à s’étonner et à interroger le monde sans à priori de dénigrement. Comme le dit Deleuze, le plus frappant chez l’homme du ressentiment c’est « sa capacité dépréciative », « sa dégoûtante malveillance ». Cependant lui qui n’aime pas, qui ne respecte pas, revendique le droit à être aimé et respecté ; c’est sa vison viciée du bonheur. Et si l’on se soucie de lui donner ce qu’il réclame, nous comprenons vite qu’il n’en aura jamais assez, tel le tonneau des Danaïdes qui, percé, ne peut jamais être rempli.
  • Enfin, Il y a dans tout ressentiment qui s’approfondit et s’installe un déni de responsabilité, une délégation entière à autrui de la responsabilité du monde.
  1. Ressorts individuels et collectifs de l’homme du ressentiment

Il y a deux façons complémentaires d’aborder la question des causes et ressorts du ressentiment : premièrement, en s’appuyant sur une approche généalogique débouchant sur une forme de typologie individuelle (comme chez Nietzsche), ou encore à partir d’une analyse du psychisme individuel (comme dans la psychanalyse). Deuxièmement, en se demandant comment un certain état de la société peut alimenter le développement du ressentiment, à partir de causes cette fois-ci sociales, historiques et anthropologiques. Il importe dans tous les cas de prendre en compte la grande complémentarité de ces approches : certaines des caractéristiques de la société d’aujourd’hui peuvent alimenter le ressentiment, ce qui n’annule pas au contraire le rôle des typologies personnelles dans ce phénomène… Réciproquement, le développement des affectsressentimentaux, de la frustration et de l’impuissance, vont faire volontiers le lit du populisme, et donc avoir un impact en retour sur le politique. Nous devons nous efforcer de croiser ces différentes approches, et montrer comment aujourd’hui la progression du ressentiment dans la société est en lien étroit d’interdépendance avec la crise de la démocratie, l’émergence de la post-vérité, et la montée du populisme. Mais tout d’abord, évoquons rapidement ces deux types d’approche :

3.1- L’approche individuelle (psychologique)

La psychanalyse : le « manque à être » propre à l’être humain (notion lacanienne qui désigne le manque constitutif de l’être humain et qui est la condition même de l’existence du désir) est ici perçu par l’homme du ressentiment comme le résultat d’une injustice (qui peut d’ailleurs être souvent réelle, mais parfois imaginaire) et d’une spoliation de la part de l’Autre. Il y aurait chez lui un refus de la « castration symbolique » (Lacan), c’est-à-dire l’acceptation de son incomplétude et de sa vulnérabilité, condition nécessaire pourtant de son individuation.L’accent peut être mis également sur l’importance des soins et du « holding » (le fait de « tenir », de « contenir ») prodigués par la mère (Winnicott, pages 66, 67 « Ci gît l’amer »)dans la capacité personnelle à surmonter le ressentiment. C’est grâce à cela que l’enfant développe un rapport de confiance avec le monde : « la mère donne des raisons de croire que le monde est un lieu dans lequel existe l’espoir de trouver l’équivalent de ce qui est attendu, imaginé, nécessaire » (« De la pédiatrie à la psychanalyse », Winnicott).

L’approche nietzschéenne de l’interprétation généalogique fait référence à une forme de « typologie », celle des  « forts » et des « faibles », ou de morale des faibles et de  morale des esclaves. Autrement dit, ce qui fait la différence dans ce rapport au ressentiment chez les individus, c’est la nature de ce que Nietzsche appelle les différents « coup d’œil appréciateurs » qui séparent les uns et les autres. Le « fort » ou le « maître » ne désigne pas une position politiquement ou socialement dominante, mais « une qualité de volonté de puissance » : il est celui qui –face à ce qui lui arrive (il peut s’agir d’agressions extérieures) – organise la riposte, « agit la réaction » (Deleuze). Il est mû par des « forces actives » dominantes. Sa conscience reste souple et fluide, tendue vers le monde et l’avenir. A l’inverse, le « faible » (ou l’esclave dans la terminologie nietzschéenne) va « re-sentir » au lieu d’agir la réaction. Les forces réactives se dérobent à l’action et l’emportent ainsi sur les forces actives. Le ressentiment est là quand « la réaction cesse d’être agie  pour devenir quelque chose de senti ». C’est cet envahissement d’un passé non digéré qui est responsable de cette rumination et de cette mémoire haineuse par nature. Mais ne pensons pas que cette typologie des individus est aussi binaire : chaque type renvoie à une complexion de forces actives et de forces réactives et le conflit entre elles est autant interne qu’externe : les forces actives sont dominantes chez les forts alors que les forces réactives sont dominantes chez les faibles. Le premier acte créateur du « fort » est l’affirmation de soi, le oui originaire à la vie, et ce n’est que secondairement qu’une évaluation négative en direction des forces réactives pourra s’effectuer : les termes utilisés seront « vil », « mauvais », « bas », « malheureux »… A l’inverse, le faible commence toujours par la comparaison : l’affirmation de soi devient la négation de l’autre (qui est « méchant »). Pour prendre naissance, la morale des « faibles » a besoin de « s’opposer à ». La négationà ce qui est différent de soi est première. C’est la dépréciation de la vie qui va primer à travers le jugement du « bon », qui est celui qui n’agit pas ; la vraie réaction, celle de l’action, est interdite pour eux et ils ne trouvent de compensation que dans une vengeance imaginaire. C’est ce jugement qui sera à l’origine d’une morale du ressentiment.  « L’axiologie du ressentiment vient moraliser la haine du dominant. Le succès est le mal, l’échec la vertu » (Marc Angenot cité par Cynthia Fleury).

  1. - Ressorts historique, anthropologique, politique,  et social

Une sensibilité très vive à l’égalité et à la reconnaissance…

  • L’histoire est bien sûr un terrain de jeu des passions de toute sorte, notamment des « passions tristes » (Spinoza), et tout particulièrement de l’affect de ressentiment. Les histoires mémorielles (esclavagisme, colonialisme, conflits ethniques, totalitarismes…etc.) représentent le fond sur lequel peuvent se dessiner différentes formes de ressentiment. Il est évident que la grande histoire prend une part active dans leur émergence, et qu’il y a par conséquent aussi une dimension collective des ressentiments individuels. D’une façon plus globale, toute situation vécue générant de la frustration et de la souffrance sans possibilité de riposte – cette impuissance pouvant être analysée diversement : soit sur un terrain collectif et sociopolitique, soit à partir d’une approche plus individuelle et psychologique ou psychanalytique– peut être le terreau du ressentiment.
  • On pourrait penser que la démocratie serait capable d’atténuer les injustices, le mépris, les discriminations qui fleurissent dans les situations historiques évoquées plus haut (esclavagisme, colonialisme, conflit ethnique, totalitarisme). Cependant, la subjectivité d’un ressenti n’obéit pas toujours à la mesure objective du préjudice commis… Il se trouve que l’époque démocratique doit aussi être analysée anthropologiquement comme « une société de semblables » (Rosanvallon, « Les épreuves de la vie »), et que celle-ci entraîne certaines conséquences, qui peuvent expliquer une sensibilité très vive des individus à la frustration d’égalité et de reconnaissance : en effet, la société démocratique étant une société qui revendique l’égalité des conditions, elle peut mieux qu’une autre être le terreau sur lequel naît le ressentiment. Les inégalités sont en effet légitimement vécues comme des injustices insupportables. « Le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande » (Tocqueville, « De la démocratie en Amérique ». Il faut bien comprendre que cela ne dépend pas seulement de l’importance objective des écarts entre conditions, mais aussi et surtout de l’écart entre la force des aspirations à la reconnaissance et à l’égalité (propre à la société démocratique), et la réalité jugée toujours déficiente de cette reconnaissance et de cette égalité (même si la société démocratique a particulièrement vocation à se préoccuper des droits sociaux pour réduire cet écart entre égalité de droit et égalité de fait). Cynthia Fleury explique ainsi la place du ressentiment dans l’avènement des régimes fascistes (qui, ne l’oublions jamais, sont nés au cœur de nos démocraties) : processus au cours duquel les frustrations individuelles auraient tendance à se coaguler dans un grand vécu commun de ressentiment, sous la houlette d’un chef qui porterait cette haine accumulée. 
  • De la même façon, le besoin de reconnaissance ainsi plus sensible et même exacerbé dans une démocratie, peut être à l’origine du poison ressentimental lorsque cette reconnaissance apparaît à tort ou à raison comme interdite ou inaccessible. Dans une société de semblables érigeant en valeur centrale l’égalisation des droits individuels, la reconnaissance de l’autre devient essentielle dans le processus de l’estime de soi, et cette demande devient vite colère lorsque les acteurs ressentent à tort ou à raison du mépris et de l’injustice ou de la discrimination. L’aspiration grandissante à être important aux yeux d’autrui – sentiment très prégnant dans cet « individualisme de singularité » (Rosanvallon, « Les épreuves de la vie ») qui caractérise nos sociétés contemporaines – peut être proportionnée à la force du ressentiment de celui qui s’en trouve frustré. Pour conclure d’un mot, nous dirons que l’homme du ressentiment est bien « un homme de notre temps »…

Crise de la démocratie, populisme, post-vérité, et ressentiment

  • Les analyses sont nombreuses pour expliquer la crise démocratique : – rupture du lien de confiance, condition du fonctionnement démocratique ; atomisation des individus malgré leur nécessaire interdépendance, d’où l’incapacité à convertir nos libertés individuelles en pouvoir de tous ;  creusement des inégalités sociales ; sociétés structurellement dépendantes de l’accélération et de la croissance à tout prix…etc. – et les symptômes sont communs et bien connus :  le divorce entre les gens d’en bas et les élites, et une grande défiance vis-à-vis des institutions démocratiques (en premier lieu le Parlement) et tout particulièrement du  jeu des Partis considéré comme stérile ; méfiance viscérale contre toute forme de délégation ; de façon plus globale, un cynisme (soupçon généralisé) générateur de violences internes au sein du peuple ; un sentiment d’impuissance concernant la capacité de la démocratie à surmonter les problèmes, doublé de l’impression insidieuse que nous sommes condamnés à une adaptation servile aux contraintes du marché ; un sentiment d’insécurité, de mise à l’écart et d’un « chez soi » menacé dans une grande partie de la population ;  le repli de chacun sur son petit carré privé, ou/et  le soutien plus ou moins silencieux aux propos les plus radicaux et simplificateurs, sont les conséquences existentielles d’un tel paysage politique…
  • Il faudrait ajouter à ces tendances « lourdes » de l’état de nos démocraties, une analyse plus conjoncturelle qui s’appuie sur un certain nombre de facteurs socio-économique, politique et culturel (« les origines du populisme » ouvrage collectif), : la détérioration des conditions d’existence des classes moyennes et populaires, l’Etat et tous les Partis traditionnels s’étant avérés incapables de les protéger de l’insécurité économique, du creusement des inégalités, et plus globalement des dérèglements du capitalisme contemporain. La mondialisation et le jeu dominant de la Chine jouent un rôle considérable dans cette crise contemporaine. L’enjeu déterminant de la crise écologique et la grande difficulté où se trouvent les gouvernements dans les réponses à mettre en œuvre, s’additionnent au tableau… Toutes ensembles, ces nouvelles donnes expliquent l’explosion d’une crise politique qui se traduit en particulier par la montée en puissance des populismes, dont la marque de fabrique est la revendication du peuple contre les institutions démocratiques.  Cela se traduit aussi sur le plan culturel par la montée des valeurs dites « illibérales », c’est-à-dire autoritaristes, très conservatrices, à forte teneur nationaliste. Ce qui d’ailleurs est solidaire simultanément d’une culture symétriquement opposée qualifiée de « woke ». Deux phénomènes simultanés qui s’alimentent réciproquement…
  • Il n’est pas difficile de faire le lien entre ces données structurelles mais aussi plus conjoncturelles – la crise de la démocratie et la montée des populismes – et la présence massive du ressentiment. Toutes les enquêtes sur le vote populiste en témoignent : ceux qui se disent insatisfaits dans la vie (au-delà de leur position sociale) ont une probabilité beaucoup plus forte de voter populiste quel que soit le niveau de revenu. Mais ce qui explique encore le mieux le partage entre les électorats est un autre facteur subjectif : le degré de confiance interpersonnelle des électeurs. La question posée dans les enquêtes est de cet ordre : « D’une manière générale, diriez-vous que l’on peut faire confiance à la plupart des gens ou que l’on est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres ? », mais d’autres précisions sont apportées, par exemple le degré de confiance envers son entourage ou envers sa propre famille. Les résultats sont très convergents : une relation très dégradée ou blessée à autrui (on ne fait confiance à personne, pas même à sa famille) est très fortement corrélée au vote pour la droite populiste. Très concrètement par exemple, Les électeurs de Le Pen ont à la fois les niveaux de confiance et de bien-être les plus bas. C’est le dernier facteur autour de la confiance qui est le plus clivant selon la nature des votes. Or la confiance interpersonnelle est probablement intimement liée aux frustrations et réussites accumulées. Nous avons là le foyer social et politique de l’installation durable du ressentiment. 
  • Par ailleurs, nous ne pouvons pas non plus ne pas faire le lien avec l’émergence de la post-vérité : dans le cadre de cet édifice social fragile reposant sur la défiance généralisée, les frontières sont brouillées entre le vrai et le faux, l’honnêteté et la malhonnêteté. Le rejet des « sachants » et des « experts » ne peut qu’alimenter cette confusion entre les faits et les opinions. Une alliance secrète réunit ainsi populisme et post-vérité : le ressentiment contre différentes formes de pouvoir, suscité comme on l’a vu par un certain nombre de facteurs socio-politiques, est finalement le véritable carburant du complotisme, des fake-news, et plus globalement du véritable jeu de massacre auquel se livre nombre de nos contemporains. Véritables contre-discours inséparables de la lutte contre les élites (quelles qu’elles soient), leur fausseté doit être interprétée, selon Marcel Gauchet, comme révélant une certaine « vérité symbolique », celle d’une résistance et d’une alternative aux politiques dominantes.  
4- Guérir du ressentiment ?

L’éducation est un enjeu fondamental, et Freud (« Malaise dans la civilisation ») nous montre que la capacité à sublimer sa frustration est en effet l’enjeu principal de la civilisation : comprendre que la séparation n’est pas seulement un déficit subi, mais qu’elle est aussi la condition d’une libération et d’une autonomie. Apprendre à couper sans faire disparaître, maintenir la présence de ce qui est absent, apprivoiser la distance, apprendre à symboliser en l’absence matérielle de la chose…etc. La civilisation repose sur le principe du renoncement aux pulsions instinctives, ce qui s’accompagne de refoulement. Comme nous l’avons dit la fois précédente, l’exercice de la liberté ne prend sens que dans la confrontation avec les autres, et donc par rapport aux contraintes que posent la vie en société. L’apprentissage aussi de l’attention au monde et aux autres, qui est un des moyens d’éviter l’antagonisme systématique, les accès de colère, la mauvaise foi. L’attention ou la concentration exige en effet pour se faire une forme d’assentiment et d’accueil, condition de la compréhension, de la connaissance, de l’étonnement. 

Pour échapper au ressentiment, l’individu doit s’extraire de la prison de l’injustice sociale, dit Cynthia Fleury : non pas que cette quête ne soit pas légitime, mais elle ne doit pas susciter la haine de l’autre comme moteur. Ne pas être non plus dans la plainte et l’attente obsessionnelle de la réparation. Certes au niveau des institutions et des politiques publiques, la justice est un noyau central et doit initier des protocoles de réparation, mais au niveau individuel, « on ne peut réparer qu’ailleurs et autrement » (Cynthia Fleury). Comme dans une cure analytique, il n’y a pas à proprement parler de réparation (comme le serait un retour en arrière qui permettrait de retrouver l’ancienne vie, l’ancien bonheur, mais création, ou à défaut régression. (Re)trouver une forme de santé, c’est « recréer quelque chose qui n’a jamais existé »

L’oubli (« la faculté active d’oubli », comme le dit Nietzsche) est bien une arme contre le ressentiment mais attention : la notion même d’oubli volontaire est problématique… Le désir d’oublier suffit-il ? C’est la même chose quand Nietzsche dit qu’il faut tâcher de « ne pas prendre au sérieux ses ennemis, ses malheurs, et même jusqu’à ces méfaits », ou encore quand Jankélévitch préconise de ne pas faire une récupération sentimentale ou victimaire du sentiment tragique de l’existence : la capacité de « passer à autre chose » peut-elle être l’objet d’une telle décision volontariste ? En tout cas, « saisir le tragique tout en tenant à distance son possible venin » (Cynthia Fleury) est bien l’enjeu fondamental de cette résistance victorieuse au ressentiment.

Espérer dans le monde n’est pas refuser la frustration, mais simplement l’inscrire dans un ordre de signification possible et de symbolisation. Si l’individu est persuadé qu’il ne peut rien espérer du monde, la forclusion s’opère et cela vient altérer sa « faculté de réceptivité à la joie et à la souffrance » (Cynthia Fleury). Le voilà destinée à « l’insensibilité hébétée », à « l’abrutissement progressif ».

Nous venons d’évoquer différentes façons de « traverser » le ressentiment sans s’y arrêter, mais une fois le ressentiment pathologique installé, il apparaît très difficile de pouvoir le combattre efficacement. En particulier pour une raison simple que nous explique Cynthia Fleury : les individus sont piégés, alternant dénigrement et agressivité, sans pouvoir se dégager de cette position de victimisation, et donc particulièrement doués pour refuser tout issue. Leur estime d’eux-mêmes étant rivée à cette position. Prenant exemple sur la clinique qui montre à quel point certains patients excellent dans la production de la non-solution, et trouvent leur jouissance ultime dans la mise en échec de leur analyste, Cynthia Fleury situe tout l’enjeu du soin dans la capacité (hypothétique) de « sortir » le patient  de « ce narcissisme d’être inconsolable ou inguérissable ».Leur montrer qu’il y a aussi des sujets qui « oeuvrent » (et ne sont pas dans le désoeuvrement), utiliser l’humour pour interpeller leur habileté à produire de la « non-issue », tout cela est nécessaire mais d’une efficacité problématique… Ce qui importe en particulier, c’est le profond respect de la singularité du sujet, même s’il la fait taire sous la violence de l’affect ressentimiste, l’accompagnement hors du jugement, la sympathie permanente, tout cela alors qu’il est hostile…

A titre préventif et sur un plan plus sociétal, un certain nombre de points doivent être soulignés. Qu’il s’agisse d’institutions particulières (santé, éducation, justice…) ou de l’institution générale de l’Etat, l’impersonnalité et le refus de la singularité sont souvent propices au développement du ressentiment des usagers. L’Ecole de Francfort a analysé ce phénomène – Erving Goffman aussi dans son travail sur l’asile des années 60 – comme un processus de réification et de mutilation de l’individu, à l’inverse d’une prise en considération et de soin. Cependant, cette rationalisation technocratique qui crée des conditions d’asservissement doit être mise en regard également avec la vocation  citoyenne d’une « montée en généralité » (n’est-ce pas l’enjeu républicain de l’égalité citoyenne ?). Mais la véritable individuation, si elle est mutilée par des approches trop verticales, a besoin d’une articulation cohérente entre « l’endogène local » et « l’intérêt général national » (Cynthia Fleury). Dans ce cadre institutionnel, le combat pour la réduction des inégalités reste bien sûr au premier plan des réponses à mettre en œuvre. Il est donc urgent de penser la question du ressentiment non seulement sur un plan individuel mais aussi dans le cadre d’un projet de société, l’enjeu étant, inhérent à toute démocratie d’ailleurs, de créer les conditions maximales pour le développement des individuations le plus en phase possible avec l’état de droit, bien différent de celui d’un individualisme plus ou moins narcissique qui prévaut aujourd’hui. Car ne nous y trompons pas : le ressentiment représente un des maux les plus dangereux à la fois pour la santé psychique du sujet, et celle du bon fonctionnement de la démocratie.

 

Nous comprenons en conclusion toute l’importance de la notion de sublimation (empruntée au registre freudien), remède principal selon Cynthia Fleury pour sortir ou traverser le ressentiment – et non s’y installer. Il y a une lassitude et une amertume universelle devant la finitude, la séparation et le renoncement, qui peut confiner à la mélancolie… C’est en « prenant le large » océanique, comme dit Melville dans Moby Dick, en allant vers un ailleurs, que l‘on peut sublimer ce sentiment d’abandon dans une forme de reliance avec l’immensité océanique. L’Océan (on parlera aussi de « l’Ouvert ») tient lieu bien sûr de simple métaphore, mais il y a, en dehors de Moby Dick et de sa recherche de la baleine blanche, un beau film qui raconte littéralement un tel voyage : « Albatros ». Un gendarme très consciencieux (Jérémie Rénier) vit dans une petite bourgade de Normandie et se confronte chaque jour avec cœur et sens du devoir  aux difficultés et multiples drames du quotidien, jusqu’à ce qu’une terrible tragédie survienne ; en voulant sauver du suicide un agriculteur en déroute duquel il est proche, il le tue accidentellement. Et c’est l’effondrement. Cet homme, qui transporte avec lui un héritage familial de marin, va  partir sans crier gare sur son petit voilier pendant plusieurs mois sans donner de nouvelles, connaître des conditions de tempête dantesques, est revenir plus serein, comme lavé d’une souillure destructrice, apte désormais à reprendre tranquillement sa vie avec sa femme et sa petite fille… L’exemple de sublimation de la douleur est ici magnifique et prend la forme d’une véritable rédemption sur fond de communion et aussi de lutte avec l’univers de l’air et de l’eau… Le « travail de sublimation » dont parle Cynthia Fleury prend la plupart du temps des allures plus modestes et moins romanesques, mais non moins efficientes.

Daniel Mercier