" Est-ce que dire c'est faire ? "

 

Vendredi 26 avril 2024 à 17h45 à la Médiathèque de Cazouls-lès-Béziers.

Le sujet :

"Est-ce que dire c'est faire ? "

Présentation du sujet. 

 

 

«  EST-CE QUE DIRE C’EST (VRAIMENT) FAIRE ?
Est-ce que dire c’est faire ? Mais une autre expression nous vient spontanément à l’esprit et semble immédiatement contrarier celle-ci : « Assez de paroles, des actes ! ». Une formule qui résonne fort aujourd’hui, en ces temps de crises multiples et de défiance vis-à-vis de la politique… Pourtant la prise de parole est bien « à proprement parler » un acte physique et mental qui n’a rien de passif ! Malgré un usage parfois « incantatoire », le « dire » s’avère recéler un potentiel d’action considérable de bien des manières… Comment alors faire la part entre d’un côté ce pouvoir agissant de la parole et de l’autre côté son impuissance à se prolonger dans l’action dans certaines circonstances ? Voilà un sujet aux nombreux tiroirs qu’il s’agit d’explorer !
 

 

Ecrit Philo

"Est-ce que dire c'est faire ? "

 

INTRO :

  1.  « Parler pour parler, parler pour faire, parler pour penser ».

Voilà quelques distinctions qui ne sont pas absolues mais qui peuvent nous aider à penser. Souvent nous parlons pour parler, la théorie de l’Analyse transactionnelle[1] appelle cela « le passe-temps », une façon pour les humains d’occuper le temps. L’image des vieux sur le banc du village ou celle des propos échangés au travail à la pause-café, peuvent illustrer cette fonction du langage : nous communiquons pour communiquer, sans autre but que celui-là, sinon le plaisir même de la relation interlocutive. Nous pouvons peut-être rattacher à cette fonction le sentiment d’exister aux yeux d’autrui et d’être reconnu… le psychologue Watzlawick[2]évoquait un sentiment de « validation de soi » comme enjeu fréquent de la communication interpersonnelle et de l’échange. Mais nous parlons aussi pour faire (par exemple, nous « faisons de la politique », nous « faisons cours » …etc.) : nous verrons qu’il s’agit du registre « performatif » de la parole, celui qui va nous occuper prioritairement. Enfin, nous parlons (ou bien nous écrivons) pour penser, c’est-à-dire pour mieux connaître et comprendre le monde dans lequel nous vivons ; la référence à la vérité est ici convoquée. Mais ces différents niveaux de paroles sont loin d’être indépendants les uns des autres, et les frontières entre eux sont très perméables. Il est utile de les distinguer, mais il faut aussitôt les relier en un tout, celui de la fonction langagière…

  1. La notion d’ « énoncé performatif »

Est introduite dans la philosophie du XXème siècle par Austin[3] le mot de « performatif » vient de l’anglais « to perform » qui veut dire qu’il y a une action qu’on accomplit. Un énoncé performatif est un énoncé qui créé lui-même l’état des choses dont il parle. « Je te baptise » : Le baptême advient à partir du moment où il est prononcé, dans un certain contexte, et émis par la « bonne personne » (en l’occurrence par une personne ayant un certain statut, celui de prêtre). Il s’agit d’énoncés particuliers, comme « je déclare la séance ouverte », « je te promets », « je t’ordonne de sortir », « je déclare la guerre », « oui, je le veux » (dans un mariage)…etc.  Ainsi, ces énoncés créent une réalité en même temps qu’ils la nomment. Austin a tendance à nous présenter cette notion comme une nouveauté absolue, mais ce n’est pas le cas : dès la philosophie grecque, cette dimension performative du langage est déjà bien présente, nous dit Barbara Cassin[4]

  1. En effet,  une acception plus large de « performatif »

Une acception plus large doit également être retenue, qui n’est pas relié spécifiquement à la notion décrite par Austin : le langage est un acte social (et physique également). « Parler » est un verbe actif et non passif. On « fait quelque chose quand on parle » (à savoir que l’on parle), l’on s’adresse à quelqu’un et l’on créé quelque chose, à tout le moins la réalité du discours qui est prononcé.La parole « se prend », exige parfois du courage, et n’est pas toujours sans risque. Parler est un acte de langage

  1. Nous « faisons société » en parlant

Plus profondément, parler c’est anthropologiquement « faire quelque chose »d’irremplaçable : en parlant, nous « faisons société », nous « faisons humanité ». Selon Hannah Arendt, la parole et l’action sont les deux manifestations essentielles de l’apparition dans le monde humain. C’est en agissant et en parlant que les hommes font voir qui ils sont. La fonction langagière, avec ses dimensions interlocutive (un « je » qui s’adresse à un « tu ») et prédicative (je dis quelque chose à propos d’autre chose que nous partageons en commun) crée littéralement une communauté d’êtres humains qui peuvent potentiellement communiquer entre eux dans des conditions d’égalité et de réciprocité.

  1. Le monde est inséparable des mots qui le disent

Peut-on vraiment séparer radicalement le monde, du langage qui en rend compte ou qui le décrit ? Sur un plan ontologique au contraire, le monde est inséparable des mots qui le disent. En ce sens, on peut parler de « langage-monde » (avec Francis Wolff) et penser que le langage créé ou construit le monde, entendu selon la définition même de ce philosophe comme  « l’ordre total et commun qui forme une unité pour les hommes ». Chaque langue particulière venant apporter un prisme culturel spécifique à cette universalité. C’est grâce au langage que nous partageons en effet un monde commun constitué de choses, d’évènements et de personnes (en lien avec le langage, respectivement ses noms, ses verbes et ses pronoms). D’une façon plus générale, il faut soutenir l’idée d’un monde humain qui n’est pas la réalité matérielle extérieure, même modifiée par la technique, mais qui est constitué par l’ensemble des relations entre nous et entre nous et la nature, le langage étant le principal outil de médiation. A propos de cette fonction symbolique du langage, JP Sartre parlait d’une « action par dévoilement », c’est-à-dire un acte qui fait surgir le réel et qui lui donne du sens. C’est bien la parole qui configure véritablement le monde. Comme le dit l’Evangile selon saint Jean dans son prologue, « Au commencement était le verbe ».

  1. Dans un énoncé, on peut s’intéresser au sens, mais dans deux sens différents

Le sens de la phrase à partir de son contenu linguistique, mais aussi le sens de la parole comme acte, en tant que manifestant une intention (plus ou moins implicite ou explicite) du locuteur, dans le cadre d’une relation interlocutive. Si par exemple nous envisageons la relation de commandement, il est clair qu’elle induit une obligation d’exécuter la parole énoncée. Dans cet exemple, nous voyons également clairement que le langage renvoie à des rapports de force et de pouvoir qui sont extérieurs au langage lui-même, de nature politique et sociale. Dans un acte de parole, il y a bien sûr le sens de la phrase prononcée, mais nous pouvons aussi en inférer ou en conclure des choses qui ne sont pas dites, c’est-à-dire des implications pragmatiques. L’usage que l’on fait de telle énonciation, le contexte dans lequel on le fait, l’intention du locuteur, la destination du message, le code commun utilisé, sont partie intégrante de l’acte de parole, et renvoient à la question du pouvoir. Il est par exemple impossible de comprendre la signification féministe du mouvement « MeToo », généralement interprété comme un processus de libération de la parole des femmes, sans la référer à des déterminations sociales inégalitaires entre les hommes et les femmes relativement à la parole et à son écoute. Nous sommes ainsi en présence de différentes facettes de la fonction langagière, qui s’articulent entre elles de façon très complexe.

Pour résumer, nous voyons qu’il est possible d’utiliser la notion de « performatif » dans un sens beaucoup plus large que sa définition austiniennestricte )

 

 

PREMIERE PARTIE :QUAND DIRE C’EST FAIRE

La fonction performative du langage : fonction rhétorique et politique

C’est précisément ce pouvoir de la parole qui interroge à la fois éthiquement et politiquement : la force que les mots exercent sur la réalité ne peut se penser qu’à partir de l’importance de la fonction rhétorique et politique du langage ;mais aussi de la fiction. Dans ces cas, nous faisons quelque chose en parlant, quoique plus indirectement que dans le cas d’une parole strictement performative : nos paroles agissent directement sur nos représentations du monde, et donc indirectement sur ce monde. La force du langage est ce pouvoir d’agir sur les choses et de faire advenir une réalité par les mots, ce que l’on peut appeler avec Barbara Cassin la fonction performative du langage. Non seulement nous pouvons parler « d’acte de langage », mais aussi du « langage comme acte ». Depuis les sophistes grecs, avec l’enseignement de la réthorique du discours, se révèle la force du langage, qui permet à la parole d’agir  sur les choses et de faire advenir une réalité par les mots. Mais quand on fait des choses avec des mots, que fait-on de la vérité ?La parole de la persuasion, premier instrument du pouvoir, risque toujours, comme l’avait bien vu Platon, de privilégier « l’art de bien dire » au souci de « dire vrai »… Le langage peut apaiser les passions comme attiser la violence. Avec la parole politique, il peut s’agir d’une pure réthorique indifférente à la vérité, simple technique de conservation du pouvoir, mais aussi d’une parole au service de la pensée du réel et du changement, ou encore au service de la délibération démocratique ; mais dans toutes ces options, elle est manifestement active et productrice d’effets. Comme le dit le titre d’une émission de France Inter : « Si tu ne t’intéresse pas à la politique, c’est la politique qui s’intéressera à toi », qu’il s’agisse d’un pouvoir asservissant ou d’un pouvoir libérateur….  

Nous devons ici distinguer des expériences de nature différente. Nous voilà ainsi amenés à interroger aussi bien les expériences positives dans lesquelles l’organisation des discours pour toujours plus de vérité a littéralement permis de changer de monde : c’est par exemple la création du « peuple arc-en-ciel » décrite par Barbara Cassin. Mais aussi les entreprises négatives d’effacement ou « contre-factuelles » de la post-vérité et des fake-news.Enfin également le pouvoir de la fiction…

  1. D’abord l’exemple positif de cette commission « Vérité et conciliation »

Cette commission, pour sortir de l’Apartheid en Afrique du Sud, tente avec succès rien qu’avec des mots (les mots des victimes mais aussi des agresseurs sont convoqués publiquement pour être entendus sur la vérité des crimes commis) de changer le regard sur le monde et de faire naître ce que l’on a appelé « le peuple arc-en-ciel ». Pas de procès ou de sanctions, mais la mise en paroles et en témoignages des évènements vécus… Le langage construit littéralement la réalité ici. Citons un extrait du texte de présentation du rapport de la Commission remis en 1998 à Nelson Mandela par Desmond Tutu qui était son Président : « Le langage, discours et réthorique, fait des choses : il construit des catégories sociales, il donne des ordres, il  nous persuade, il justifie, donne des raisons, excuse. Il construit la réalité. Il meut certains contre d’autres. ». Le dispositif de paroles mis en place avait une fonction précise : comment retrouver l'unité nationale, une vie paisible côte à côte, le bien-être et la paix de tous les citoyens d’Afrique du Sud, après les divisions et les crimes contre l’humanité de l’Apartheid ? Comment dépasser « cet héritage de haine, de peur, de culpabilité et de vengeance »[5] ? Il faudrait analyser ici plus précisément[6] pourquoi la Commission ne choisit pas à cet instant[7] une justice punitive[8], mais une justice réparatrice. Non pas l’amnistie – amnésie qui « interdit de traiter correctement le passé dans l’intérêt de l’avenir »[9]-, qui se propose d’oublier pour vivre comme avant avec ses concitoyens, mais au contraire qui propose la liberté individuelle du criminel en échange de la vérité communiquée, mise en commun, appropriable par la nouvelle communauté. La publicité doit être faite au maximum – publicité des séances, retransmissions à la télévision et dans les journaux, accessibilité à tous des travaux de la Commission – car elle est essentielle au partage. Il faut pouvoir « réunir assez de vérité » pour vivre ensemble. C’est grâce à cette « politique de la parole » que victimes comme bourreaux se réhumanisent ; réhumanisation également de ceux qui ne voulaient pas savoir, et qui sont restés silencieux : opportunité de « redevenir humain à nouveau » avec la parole[10].Un autre aspect de cette politique de la parole, que l’on peut rapprocher de Freud et de la psychanalyse[11], s’exprime également au travers de cette sorte de devise écritesur la couverture des dossiers que l’on instruit : « Révéler, c’est soigner ». La dimension thérapeutique d’une telle prise de parole à l’échelle d’une communauté peut s’apparenter à la cure psychanalytique au niveau individuel.

  1. Mais la fonction de la parole peut également être délétère, notamment dans le cas de paroles contre-factuelles.

Le langage est sûrement une arme, d’où la possibilité aussi de l’utiliser pour la mauvaise cause. Nous pourrions dire sans doute que le pouvoir de la parole est comme le « pharmakon » des grecs : à la fois remède et poison.   Le monde cauchemardesque de la dystopie« 1984 » de Welles repose en partie sur la « nov-langue » ou plutôt « néo-langue » : tous les mots deviennent « performatifs » : ce qui est dit advient ! Si je dis que 2+2 font 5, alors il doit en être ainsi ; au lieu de m’efforcer de dire la vérité, ce que je dis doit devenir automatiquement vérité. Ainsi la réalité est complètement prise en charge par le pouvoir politique et la vérité disparaît[12]. La « langue officielle », celle qui reflète la pensée du parti,  joue donc un rôle très particulier : en réduisant au minimum son répertoire, elle restreint d’autant le domaine de la pensée. Des mots comme honneur, justice, morale, internationalisme, démocratie, disparaissent purement et simplement du vocabulaire. Les références au passé seront interdites et même intraduisibles, l’expression d’opinions et de pensées non conformes seront impossibles. La langue ainsi rétrécie réduira également le champ de la conscience de chacun.  Ainsi plus de dilemmes moraux, plus de doute, plus de perception de la complexité du monde, et une réelle indifférence au monde réel. Cet univers totalitaire, en privant les individus de sens commun, de rationalité et d’objectivité, rejoint le désert et la désolation dont parlait Hannah Arendt à propos du totalitarisme, dus à l’impossibilité d’un monde commun, à la perte de sa position de sujet, à la perte de confiance dans le monde et dans les autres, à la perte de la faculté de penser et d’éprouver[13]. Mais ce phénomène n’est pas spécifique au régime totalitaire, et l’émergence de la post-vérité dans les sociétés démocratiques traduit le même mépris de la vérité. Myriam Revault d’Allonnes mentionne le mécanisme de la double pensée, souvent présent dans les « alternatives facts »[14], et emblématique du monde de « 1984 » : Les individus sont mis en position d’admettre en même temps deux énoncés contradictoires : par exemple, « il pleut et il ne pleut pas », « c’est la cérémonie d’investiture où il y a le plus de monde dans l’histoire (Trump), et l’inverse (beaucoup moins de monde qu’avec Obama)… Inutile de rappeler le nombre de fake-news émises par le président Trump chaque jour de sa mandature… D’une manière générale, le populisme cherche à accaparer le pouvoir des mots et à créer des storytellingqui rassurent et offre une alternative à la complexité du monde. C’est alors le règne triomphant de la communication sur la parole, la réthorique devenant totalement autonome de la question de la vérité. Nous pouvons également citer, pour illustrer ce processus, la façon dont le président Bush a diffusé l’information prétendue de l’existence d’armes de destruction massive en Irak pour faire la guerre. Nous voyons là dans toute sa pureté la puissance d’action considérable du dire, même si celui-ci dans le cas présent est un mensonge grossier.

  1. Mais qu’en est-il enfin de la puissance de la fiction ?

La force des mots sur le réel ne peut pas s’envisager sans la prise en compte de la fiction ou de la poésie. Car elle aussi s’écarte des vérités factuelles au profit d’un récit imaginé. Quel est son rapport à la vérité ? La fiction (cinéma, théâtre, littérature, poésie) ne nie pas la réalité au profit d’une réalité fictive ; elle se détourne pour un temps de cette réalité, mais elle assume totalement le caractère imaginaire de son récit, et ne cherche pas à ce qu’on le confonde avec les faits réels. Son pouvoir émancipateur repose essentiellement sur deux idées : la première, celle selon laquelle la narration est porteuse d’une vérité plus grande que celle qui émanerait d’une simple reproduction du réel. La seconde, l’idée selon laquelle, en refigurant le réel, elle peut permettre d’y projeter d’autres possibles (en donnant à voir ce qui pourrait être autre qu’il n’est). La fiction dérange le réel, mais c’est pour le rejoindre autrement. Par la fiction, nous accédons à un niveau second par rapport au niveau du langage ordinaire, et nous découvrons « une autre proposition de monde » qui nous permet de déployer autrement le monde réel, et non d’y échapper[15]. C’est bien le monde vécu, celui de la vie que nous rejoignons à travers la fiction, l’arrière-plan ou le fond commun qui constitue pour nous « une réserve de sens », et qui rend possible toute explication de nos expériences[16].

DEUXIEME PARTIE : DE LA DISTORSION ENTRE LE DIRE ET LE FAIRE

  1. Toutes les paroles ne produisent pas d’effets significatifs (de « faire » particuliers), et surtout beaucoup de « faire » n’ont pas besoin de paroles pour s’accomplir…

Il est indéniable, comme nous l’avons montré précédemment, qu’une personne qui parle n’est pas inactive, et que la prise de parole peut même « coûter » beaucoup dans certaines circonstances et chez certaines personnes. Parler est un verbe d’action. Il est non moins évident qu’au-delà de ce « faire-là » (le dire est un faire en lui-même), la parole a des effets ou des incidences directes ou indirectes, volontaires ou non. Cependant, la distinction et même parfois la tension ou l’opposition entre le dire et le faire n’en sont pas moins fréquentes : beaucoup de paroles n’impliquent pas automatiquement d’effet (soit parce que tel n’est pas le but, soit parce qu’elles ne suffisent pas pour atteindre l’effet escompté), et inversement beaucoup d’actes ne dépendent pas non plus obligatoirement des paroles pour s’accomplir. Un exemple inspiré de Platon dans le premier cas, pour montrer que la parole ne suffit pas pour agir : le philosophe interpelle un vieillard qui assiste une énième fois à ses cours (au Portique) sur la vertu, pour lui demander ce cesser de venir à ses cours, mais d’être en revanche un peu plus vertueux… Deuxième exemple emprunté à la politique française ; un bruit court maintenant avec insistance sur Emmanuel Macron : la pertinence souvent reconnue de ses discours serait proportionnelle à l’absence totale de prolongements concrets de ces mêmes discours… Nous n’en jugerons rien, mais il y aurait là un bel exemple de distorsion entre le dire et le faire.  Il s’agit là d’un problème éthique de cohérence ou de congruence sur lequel nous allons revenir avec Michel Foucault. En ce qui concerne le second cas, la parole peut s’avérer en effet notoirement insuffisante pour provoquer l’action (nous pouvons par exemple décréter une réforme qui ne parviendra jamais à être mise en acte (pensons au nombreuses réformes qui ont émaillées les vingt dernières années de l’Education nationale, et qui, pour  la plupart, n’ont jamais réellement vu le jour) ; Pourtant dans ce cas, la loi ou les décrets sont censés avoir une valeur performative au sens premier; et enfin, certaines actions n’ont nullement besoin de paroles pour s’accomplir et être efficaces (par exemple, une opération chirurgicale !).

  1. De la distorsion entre le dire et le faire

« Assez de mots, des actes ! », « Plus facile à dire qu’à faire ! », « Paroles, paroles ! »… Autant d’expressions qui insistent sur la faiblesse des paroles à changer la réalité dans le sens souhaité, dans certaines circonstances. Un peu comme si les paroles comptaient sur un effet magique[17]ou superstitieux. Cet usage incantatoire de la parole est très répandu. Si nous reprenons l’exemple politique de l’écart souvent vertigineux entre le discours et l’efficacité de l’acte, de quoi s’agit-il en réalité ? Dans tous les cas, c’est la confrontation brutale avec le réel qui s’interpose entre le dire et le faire : soit pour révéler une forme d’impuissance de l’action envisagée face au réel ; soit pour révéler une négligence ou mieux une absence de méthodologie dans la mise en œuvre ; ou encore l’absence d’énergie et de motivation appliquée à l’action ; et enfin cet échec peut signifier aussi que le choix de l’action considérée est erroné… Souvent il s’agit d’une combinaison variable de tous ces facteurs… Mais plus globalement, ces échecs interrogent le rapport que nous entretenons avec le réel : pour que nos paroles puissent l’impacter, il est en effet nécessaire qu’elles le prennent suffisamment en compte, dans son épaisseur, ses résistances, ses obstacles, ses impuretés, ses aspérités. Les questions sont alors : avons-nous vraiment le souci de « faire avec » (le réel) ? Ou bien sommes-nous tenter de l’oublier au profit d’un « double idéal » qui n’offre plus de résistance, mais qui est illusoire ?Les paroles sont alors des « paroles en l’air » qui ne parviennent pas à se traduire en actes efficients. Ainsi, que ce soit sur un plan collectif ou individuel, le cimetière des projets est immense, et l’adéquation des paroles aux actes un combat très difficile à remporter[18]. Les paroles ont tendance à se substituer aux actes et à fonctionner comme des paroles magiques, maniant l’incantation, les bonnes intentions, et les fausses promesses. Annonces bien-pensantes et de pure communication du côté des politiques, mais aussi ritournelles, litanies édifiantes du côté de nombreux citoyens. Les paroles servent à masquer alors l’impuissance à agir et l’inefficacité pragmatique.C’est ainsi que la force du langage politique et réthorique(parler pour persuader et convaincre) peut se transformer en « Tout en paroles »[19]. IL est vrai qu’en paroles tout est facile, on peut dire n’importe quoi. La Bible met en garde contre l’inanité de la parole lorsque celle-ci n’est pas traduite en actes : « Aimez-vous pas en paroles mais en actes et en vérité ». JJ Rousseau aussi n’était pas le dernier pour nous expliquer non sans malice que les époques où l’on parle beaucoup de vertus ne sont pas celles où l’on est vertueux (en outre pour lui, les progrès même de l’éloquence sont un symptôme de la dégénérescence des mœurs).

  1. La question éthique de la cohérence entre le dire et le faire

Sont-ils associés ou dissociés ? Est-ce que les pensées, croyances, intentions, ont leur pendant ou leur prolongement rationnel du côté des actes ? Ou bien ont-ils tendance à ne pas être suivis d’effets ? Lorsque je dis quelque chose, suis-je capable de le mettre en œuvre dans ma vie ?

On peut observer un équivalent en philosophie quand certains philosophes (nous pouvons ici penser à Michel Onfray) insistent sur l’opposition entre une pensée abstraite et désincarnée, et l’action concrète : selon lui en effet, il y aurait une philosophie spéculative qui serait stérile et coupée de l’action, et à l’inverse une philosophie profondément enracinée dans les existences subjectives et l’action. Mais Pierre Hadot nous enseigne qu’il n’en est rien, et que la philosophie n’est pas qu’un discours –ou un discours sur un discours – mais qu’elle engage son auteur sur un style ou un choix de vie. Nulle opposition entre  discours et choix de vie, mais au contraire un régime de causalité circulaire – et cela même dans le cas de systèmes spéculatifs apparemment déconnectés de la « vie concrète » ; Voilà ce qu’en dit Pierre Hadot : « La réflexion théorique va dans un certain sens grâce à une orientation fondamentale de la vie intérieure, et cette tendance de la vie intérieure se précise et prend forme grâce à la réflexion théorique ». André Comte Sponville rejoint cette orientation lorsqu’il rapproche la philosophie d’une ellipse dont les deux pôles seraient d’un côté « penser sa vie », et de l’autre « vivre sa pensée ». Concernant la critique d’une certaine attitude philosophique trop « passive », dans laquelle le « faire » n’aurait pas sa place, pensons également à Montaigne qui, dans les Essais, répond à celui qui se désole de ne rien avoir « fait » de la journée : « Comment vous n’avez rien fait, mais n’avez-vous pas vécu ! N’est-ce pas la plus illustre de nos occupations ? ».

Cependant, cela ne doit pas nous rendre aveugle devant les risques réels de dissociation entre le dire et le faire qui peuvent miner la philosophie : Deleuze nous met en garde par exemple contre celui « qui fait joujou avec les concepts », « qui fait le beau », qui se fait valoir »… Paroles désincarnées, non « habitées », où le discours philosophique devient une fin en lui-même, sorte d’activité « distinctive », pour utiliser un concept bourdieusien[20].

En réalité, ce risque ne concerne pas spécifiquement la philosophie, mais engage de façon beaucoup plus globale la question éthique de la congruence entre le dire et le faire, qui concerne au premier chef la conduite de nos vies. Cela signifie, entre autres choses, que certains sont souvent tentés de s’en tenir à la parole ; c’est bien pour cela que Platon demande au vieillard « Quand vas-tu enfin commencer de vivre vertueusement ? ». C’est un peu aussi le sens du « Vivre à propos » de Montaigne, formule en même temps très modeste et très en lien avec cette question d’une vie congruente. Foucault insiste sur la vigilance qu’il faut mettre en œuvre vis-à-vis de soi-même  pour que d’une part ce que je fasse m’engage entièrement (ne pas être trop « machinal »), et que d’autre part ce soit conforme à mes principes (à ce que je dis)[21]. Cette intensification du rapport à soi préconisé doit se comprendre comme une façon de mettre en accord ses pensées et ses paroles avec ses actes et sa conduite.

Dans « Etre soi-même », Claude Romano définit l’ipséité comme une manière d’être « en personne » ou « en vérité ». Nos réactions et comportements doivent être comptables de ce que nous sommes réellement, c’est ainsi que se profile une sorte de fiabilité qui nous est propre. Cette manière d’être « en personne », aussi bien vis-à-vis de soi que vis-à-vis d’autrui, se retrouve de façon particulièrement forte chez Montaigne[22] : la promesse –n’est-ce pas la parole tenue ? - est comme le paradigme d’une telle attitude.Mais au-delà de la circonstance particulière d’une promesse faite, cette attitude touche à notre être même, à une sorte de fiabilité qui se traduit à la fois en paroles et en actes, les unes étant en accord avec les autres. Une forme de fidélité devant soi-même qui s’atteste devant autrui. C’est ainsi la vie elle-même qui doit être une promesse tenue…

En conclusion

Quelles que soient les dimensions abordées, une chose est sûre : nous avons une grande responsabilité dans l’usage que nous faisons de la parole : quel monde contribuons-nous à produire en parlant comme nous parlons ? Nous constatons à quel point, par exemple dans des situations de guerre, on cherche à changer le sens usuel des mots pour justifier nos actes ; comment les batailles de la communication et le choix des mots sont importants dans l’issue de ces guerres ou de ces conflits, ou servent plus ou moins bien les actions politiques. Un philologue allemand a montré[23] la montée du nazisme dans la langue allemande : « les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet,  et voilà qu’après quelque temps, l’effet toxique se fait sentir»[24].Nous ne pouvons pas ne pas penser aujourd’hui aux déversements d’insanités sur les réseaux sociaux, à la prédominance de ces paroles dont la fonction première est de détruire, et à leurs effets délétères sur la façon dont nous débattons dans notre société, et donc aussi sur nos représentations. Camus a dit[25] : « … nos paroles nous engagent et (que) nous devons leur être fidèles. Mal nommer les choses, c’est ajouter aux malheurs du monde ». Mais peut-être qu’aujourd’hui le problème est au-delà  des effets de ce mauvais usage des mots, voire du mensonge  (qui semblent ici visés) et concerne la démonétisation des mots : leur prolifération débridée n’affaiblit-elle pas, paradoxalement, leur portée ? Des mots qui deviendraient alors de simples ornements (souvent sinistres) sur le théâtre du monde, et dont les effets ne seraient que simulacres…



[1] Une des  écoles du courant de la psychologie humaniste américaine

[2] Un des principaux porte-parole de l’analyse systémique (Ecole de Palo Alto)

[3]John Langshaw Austin. Philosophe anglais du XXème siècle, appartenant au courant de la philosophie analytique. Représentant majeur de la philosophie du langage ordinaire

[4] « Quand dire, c’est vraiment faire »

[5] Barbara Cassin, « Quand dire, c’est vraiment faire », Troisième partie, Le peuple arc-en-ciel…

[6]Ibid

[7]On ne peut comprendre la pertinence de la décision qu’à la lumière du contexte de l’instant présent, comme toujours lorsqu’il s’agit de « kairos »…

[8] Comme par exemple pour le procès de Nuremberg, qui est typiquement une « justice des vainqueurs ».

[9] Texte de présentation du Rapport de la commission VER. Il serait intéressant ici de faire le rapprochement avec la loi d’amnistie voté par le Parlement espagnol après la mort de Franco. La réponse ici aux crimes contre l’humanité commis par le régime a été plutôt du type « amnésie-amnistie », avec toutes les conséquences négatives sur l’avenir, très bien analysées dans le film « Le silence des autres, 2018

[10] Texte de présentation du Rapport de la commission VER

[11] Barbara Cassin, « Quand dire, c’est vraiment faire », Troisième partie, Le peuple arc-en-ciel…

[12] Lire « La faiblesse du vrai », Myriam Revault d’Allonnes, Chap 4

[13] Les origines du totalitarisme

[14]Ibid

[15] Myriam Revault d’Allonnes, « La faiblesse du vrai » Chap IV « Fiction et pouvoir-faire »

[16] Paul Ricoeur, Du texte à l’action

[17] La magie consiste précisément à réaliser ce qui est dit ou souhaité. De la même façon mais à l’inverse, le superstitieux ne prononce pas certains mots par peur qu’ils ne se réalisent en acte.

[18] Je voudrais ici évoquer mon expérience de formateur de l’Education Nationale : dans un pays comme la France, sans doute parce qu’il souffre d’un excès de centralisme hérité de l’Ancien Régime, les politiques publiques pêchent terriblement dans le domaine de la réalisation concrète (ce que l’on appelle métaphoriquement « la mise en musique ») des grandes conceptions d’ensemble (intéressantes en elles-mêmes)

[19] C’est Voltaire, dans Candide, qui fait taire Pangloss, étymologiquement « Tout en paroles ».

[20] La « distinction » exprime la façon dont certaines activités peuvent marquer symboliquement l’appartenance à une élite de ceux qui s’y exercent

[21] Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France, 1982-1983,

[22] Les Essais

[23] Victor Kemplerer, « La langue du IIIème Reich. Carnets d’un philologue »

[24] Cité par Barbara Cassin, « Quand dire c’est vraiment faire ? »

[25] Dans une étude intitulée « Sur une philosophe de l’expression »