Comment penser le mal après Auschwitz : l'hypothèse de la banalité du mal ?
CAFE PHILO : « LA BANALITE DU MAL » : PENSER LE MAL APRES AUSCHWITZ AVEC HANNAH ARENDT
Le mal est une énigme et un scandale, disait Michaël Foessel. En tant qu’énigme, il doit être expliqué par ses causes –pourquoi fait-on le mal ? - mais cela n’empêche pas de souffrir du mal : le scandale qu’il représente résiste à toute explication, l’injustice subie est toujours là. Ce qui est devrait ne pas être. La réflexion elle-même s’abîme en particulier devant et depuis Auschwitz. C’est dans ce contexte que « l’hypothèse Arendt » sur la banalité du mal, exposée dans le livre de cette philosophe sur le procès Eichmann – « Eichmann à Jérusalem. Essai sur la banalité du mal » - a suscité une véritable déflagration dans les esprits de l’époque : comment Arendt pouvait-elle qualifier un tel Mal absolu de « banal » ? Essayons de dissiper tous les malentendus et confusions à ce sujet, pour mieux comprendre cette pensée de « l’impensable banalité du mal »…
CAFE PHILO MAM MERCREDI 12 JUIN 18H
COMMENT PENSER LE MAL APRES AUSCHWITZ : L’HYPOTHESE DE LA BANALITE DU MAL
En exergue de cette réflexion, je voudrai porter votre attention sur deux films. « Hannah Arendt », 2012, de Margarethevon Trotta, qui retrace la vie de Hannah Arendt, et plus particulièrement le moment autour du procès de Eichmann. Et surtout un film récent, « La zone d’intérêt » (2023) de Jonathan Glazer, qui a remporté la palme du Grand Prix à Cannes l’an dernier : À Auschwitz, le commandant Rudolf Höss vit avec sa famille dans une maison dotée d'un grand jardin, située en bordure du camp d'extermination. Il emmène ses enfants nager et faire de la barque tandis que sa femme s'occupe du jardin et dirige les domestiques, dont certains sont des prisonniers du camp. Hurlements des prisonniers, tirs des soldats, aboiements des chiens, sifflements des trains ou encore machines faisant tourner les fours du camp rythment constamment leurs journées. Dans un article de Télérama de février 2024, Myriam Revault d’Allonnes explique en quoi ce film est une parfaite illustration de cette idée de la « banalité » du mal avancée par Hannah Arendt.
Le mal est une énigme et un scandale, disait Michaël Foessel. On a beau tenter de l’expliquer, cela n’empêche ni la souffrance, ni l’injustice. Cette réflexion sur le mal a fini de s’abîmer devant et depuis Auschwitz et « la solution finale »… Hannah Arendt est sans doute la philosophe qui a le mieux rendu compte, en particulier dans son livre « Eichmann à Jérusalem », de ce caractère énigmatique et scandaleux du mal.
- LE CONTEXTE[1]
Eichmann, celui qui a organisé méthodiquement la « Solution Finale » menant à la mort des millions de juifs, est arrêté en Argentine le 11 mai 1960 par les services de sécurité israéliens. Hannah Arendt, déjà philosophe reconnue aux Etats-Unis (1961), est sollicitée par le journal « New Yorker », pour couvrir le procès Eichmann, qui s’ouvre à Jérusalem le 11 avril 1961. Elle n’assistera qu’à une partie du procès mais aura accès aux six gros volumes des interrogatoires de Eichmann. Il n’a pas été convenu dans le contrat qu’elle écrive à chaud mais qu’elle fasse un essai. Sa position est très ambivalente car d’un côté elle ne veut pas rater cette occasion, de l’autre elle a une idée négative de ce procès (son organisation, ses témoins, ses acteurs - notamment le procureur Haussner-, et surtout sa finalité, son principe même), pensant que tous les dés étaient pipés d’avance… Elle considère que ce procès ne devrait pas être celui du nazisme et de l’extermination du peuple juif, mais un procès qui devrait se concentrer sur le jugement d’un homme qui a commis ces actes terrifiants… L’enjeu véritable de ce procès, contrairement à ce qui s’est réellement passé, aurait dû être selon elle : comment juge-t-on un individu normal, une personne moyenne, qui accomplit tous ces forfaits, sans avoir eu conscience pour autant de la nature criminelle de ses actes ? Il ne s’agit pas de « banaliser » le comportement d’Eichmann, comme on le lui a bêtement reproché, mais de refuser de le voir comme une exception. L’histoire semble donner tort à Arendt sur ce point : ce procès ne pouvait pas être autre chose que le procès de la Shoah, à partir des très nombreux témoignages de survivants. Il captera l’attention dans le monde entier et résonnera comme une leçon de mémoire et de dignité reconquise. En même temps, ce regard critique d’Arendt explique la spécificité de son analyse, centrée sur la personne de Eichmann.
Elle écrit « Eichmann à Jérusalem. Essai sur la banalité du mal » à partir d’avril 1962, alors qu’Eichmann fut pendu dans sa prison le 31 mars 62. Elle va écrire 5 séries d’articles pour le New Yorker, et un livre. Ce livre a provoqué un océan de lettres d’injures à sa parution, en provenance de survivants et d’enfants de survivants, et enflammé une polémique qui n’est pas terminée[2]. Plusieurs raisons expliquent cela : le ton du livre jugé « professoral », mais aussi ironique et trop « désinvolte » eu égard à la gravité du sujet, « son manque d’amour du peuple juif » selon le reproche de Gershom Scholem, éminent historien et philosophe juif et ami de longue date de Hannah[3], les accusations portées sur les conseils juifs qui auraient négocier pendant la guerre avec les autorités nazis à propos de l’organisation des expulsions et des déportations (ce reproche est sans doute celui qui a pesé le plus lourd dans le sentiment d’outrage ressenti), et enfin la fameuse hypothèse de la banalité du mal à propos du comportement de Eichmann. C’est sur ce dernier point que nous proposons de nous arrêter.
Adolf Eichmann est donc celui qui a mené avec une application quasiment sans faille, pendant toute la période du nazisme, les différentes phases de l’extermination de millions de Juifs, enfants, femmes, hommes, sans distinction, sans trouble et sans pitié, allant même, en 1944, jusqu’à désobéir à Himmler pour accomplir jusqu’à la dernière heure son œuvre de mort avec l’assassinat de centaines de milliers de Juifs Hongrois.
- L’HYPOTHESE DE LA BANALITE DU MAL
Quand un policier l’interroge sur ses responsabilités, Eichmann répond : « Ma culpabilité est grande, je le sais. Mais je n’ai rien à faire avec l’assassinat des juifs. Je n’ai jamais tué personne. Je n’ai jamais donné l’ordre d’assassiner un juif (ce qui est sans doute vrai…), je n’ai jamais donné l’ordre d’un assassinat. Peut-être est-ce cela qui me donne une paix intérieure. Je suis coupable, je le sais, car j’ai coopéré aux déportations. Je le sais et je suis prêt à expier. ». HA va être obsédée par ces phrases …Elle ne conteste bien sûr pas la responsabilité de Eichmann, mais nous demande d’accepter l’idée que, malgré ses défauts –la vantardise, une forme de médiocrité que certains d’ailleurs ont contesté, la servilité -, il ne ment pas, nous demande donc de prendre au pied de la lettre sa déposition. Il faut savoir écouter les bourreaux, malgré la souffrance.
Le manque de conscience de sa culpabilité réelle doit être mis en lien avec le mécanisme du nazisme qui avait mis le commandement du Fürher au centre de l’ordre juridique.Nous devons à ce sujet resituer la réflexion de HA à partir de l’arrière-plan théorique que constitue Les Origines du Totalitarisme et son analyse de la Terreur et de l’Idéologie, les deux instruments privilégiés dans la mise en place de cette énorme machine de destruction. Elle analyse notamment comment les mécanismes de la Terreur pouvait s’immiscer dans les plus petits interstices de vie privée, jusqu’à la domination totale sur les individus. Nous y reviendrons plus loin. La question est : où est la conscience d’Eichmann quand il donna l’ordre d’envoyer 50000 juifs du Reich dans les centres de Riga et de Minsk ? Elle s’est perdue, dit HA, mais il n’est pas une exception : elle s’est perdue dans toute l’Allemagne. Ce qui n’exonère pas Eichmann de ses responsabilités. Mais comment expliquer le fait que la majorité du peuple allemand croyait en Hitler, même après l’attaque de la Russie ? Ceci dit, il ne fait jamais oublier que certains individus ont gardés leur capacité à distinguer le bien et le mal, et se sont opposés au régime, ou gardaient un silence total et n’ont rien faits (ni saint, ni héros, mais non complices).
Eichmann est dans « l’incapacité de penser », notamment « du point de vue de quelqu’un d’autre ». Cette thèse sera reprise dans son dernier livre « La vie de l’esprit », où elle sera au cœur de sa théorie du Jugement. La référence à Kant est ici évidente : ce dernier distingue deux maximes importantes de la pensée[4]. Penser par soi-même, où il s’agit de lutter contre l’hétéronomie de la pensée, c’est-à-dire contre tout ce qui est extérieure à elle et qui vient la pervertir. Et ensuite « Penser en se mettant à la place de tout autre ». Luc Ferry appelle cela « la pensée élargie » : il s’agit de pouvoir échapper aux conditions particulières qui font de mon jugement un jugement subjectif et particulier, autrement-dit nous placer d’un point de vue universel, celui du « tout autre ». Pour rendre moins abstrait et finalement moins problématique aussi cet impératif kantien, Habermas le « traduit » en proposant plutôt la formule suivante : idéalement chacune des parties doit se mettre à la place de toutes les autres… Il s’agit en fait d’être capable de se décentrer de sa perspective initiale et de faire un effort de compréhension du point de vue d’autrui. Eichmann fait preuve, comme il le dit lui-même « d’une obéissance de cadavre ».
En réalité, c’est un des enseignements essentiels de la conception de la banalité du mal, le nazi banal[5] est tout à fait capable d’actes terrifiants, sans être sadique ou pervers. Il n’a pas de monstruosité particulière en lui. Cet homme (Eichmann) est avant tout un être médiocre, qui se caractérise par le fait de ne pas penser, en particulier en se mettant à la place d’autrui. « Rien n’est plus éloigné de son esprit qu’une prise de décision en connaissance de cause », dit Hannah Arendt. Il est un fonctionnaire zélé qui « gère » la situation. Hannah Arendt, jusque-là attachée à la notion de mal radical empruntée à Kant, finit par l’abandonner en préférant la notion de mal extrême, qui ne suppose aucune idée de profondeur (qui serait suggérée par le « radical » renvoyant à l’idée de racine)[6].
Ce n’est pas le « terrible », l’ « indicible », du mal commis qui serait mis en cause dans l’expression de « banalité du mal », au contraire… Le caractère exceptionnel, inouï du mal commis au XXème siècle n’est pas en débat. « Rien n’est plus éloigné de mon propos que de minimiser le plus grand malheur du siècle ». Mais il est plus facile, dit-elle en substance, d’être victime d’un diable ou d’un principe métaphysique (le principe du Mal, comme par exemple dans les théories manichéennes), que d’un quelconque « clown »(c’est l’expression utilisée par HA) qui n’est ni un fou ni un homme particulièrement mauvais. Le mal ici identifié ne recèle aucune dimension démoniaque ou diabolique, aucune méchanceté essentielle ou malfaisance innée, et plus généralement aucun « mobile ancré dans la dépravation, la convoitise et autres passions obscures : tout ce que donne à voir par exemple le théâtre de Shakespeare »[7].
Un petit retour sur l’abandon de la notion kantienne de « mal radical » : elle n’est pas nécessairement fondée, et s’explique sans doute par une certaine méconnaissance du concept kantien. Mais voilà ce qu’elle en dit dans une lettre adressée à Scholem (63) : « À l’heure actuelle, mon avis est que le mal n’est jamais “radical”, qu’il est seulement extrême, et qu’il ne possède ni profondeur, ni dimension démoniaque. Il peut tout envahir et ravager le monde entier précisément parce qu’il se propage comme un champignon. Il “défie la pensée”, comme je l’ai dit, parce que la pensée essaie d’atteindre à la profondeur, de toucher aux racines, et du moment qu’elle s’occupe du mal, elle est frustrée parce qu’elle ne trouve rien. C’est là sa “banalité”. ». En réalité, le mal radical kantien est tout à fait compatible avec cette idée de « banalité » : il correspond au pouvoir originaire de la liberté susceptible de s’orienter vers le bien ou vers le mal. Il est en quelque sorte la racine –d’où l’appellation « radical » -, la matrice, de toute action sensible. Kant tisse un lien très fort entre liberté, sujet responsable et mal moral. La liberté est bien ce qui rend le choix du mal possible. L’homme étant faillible, il est le lieu d’une « disposition au mal » ; le mal est en cela « banal » ; « il est le mal de tous même si tous ne le font pas »[8].Il faut donc renvoyer les auteurs du mal à l’humanité commune, ce qui ne les exonère ni ne les libère, mais radicalise le scandale du mal. La « banalité » ainsi entendue n’est pas une banalisation : elle est une radicalisation qui oblige à penser à nouveaux frais le problème de la responsabilité[9].7Reste qu’Arendt – bien qu’elle ait méconnu la véritable portée de l’analyse kantienne – a touché l’un des problèmes fondamentaux liés à ce que nous appelons aujourd’hui le crime de masse.
- L’ « IMPENSABLE » BANALITE DU MAL[10]
Revenons à l’absence de pensée, qui n’est pas assimilable, loin s’en faut, à la stupidité. HA décrit un homme médiocre, dont le langage est stéréotypé, incapable de penser du point de vue d’autrui, et avec lequel pour ces raisons il était très difficile de communiquer. Comme s’ « il s’entourait du plus efficace mécanisme de défense contre les mots et la présence des autres et, partant, contre la réalité en tant que telle. »[11]. Les actes étaient monstrueux, mais l’homme était médiocre, sans convictions idéologiques fortes, ni motivations spécialement malignes.On l’a bien compris, ce qui intéresse HA n’est pas la description psychosociologique de l’individu Eichmann, mais la mise en évidence d’un prototype, celui qui est issu de ce système totalitaire[12].Nous reviendrons sur ce point, mais le développement de ce système n’a pas été mis en branle par quelques dizaines de milliers de criminels monstrueux, mais par des agents qui à priori ne différaient en rien du reste de la population. Pas d’altérité radicale échappant à l’humanité commune, des individus normaux en quelque sorte… Dire cela ne banalise nullement le mal mais au contraire signale la présence de l’inhumain au cœur de l’humain. Cela ne signifie pas pour autant que chacun porte en lui-même « un petit Eichmann potentiel »[13], ce qui dissoudrait toute responsabilité dans une sorte de culpabilité universelle. Je ne peux ni ne dois évidemment pas m’identifier à ce semblable-là »…Tous n’ont pas exécuté ou obéi, certains ont résisté au mal totalitaire. Myriam Revault D’Allonnes remarque fort justement que cette tentation d’exonérer les criminels de leurs actes est celle du roman de Jonathan Littell, « Les bienveillantes » qui a exercé une sorte de fascination sur son public pour cette raison. Le bourreau SS dit dans l’adresse au lecteur qui ouvre le 1er chapitre : «Je suis un homme comme les autres, je suis un homme comme vous. Allons, puisque je vous dis que je suis comme vous ! »
Comme le dit Myriam Revault d’Allonnes, nous nous trouvons dans une situation paradoxale : nous ne pouvons pas à priori nous excepter de cette humanité commune à laquelle, comme ces hommes ordinaires qui commettent le pire, nous appartenons. Mais nous ne pouvons pas non plus nous identifier à eux. S’identifier, c’est-à-dire, comme le disait Primo Levi, les « comprendre » au sens où comprendre, c’est « se mettre à la place de », reconnaissance du semblable par le semblable. Tel est le sens de « l’impensable banalité du mal ». Je peux m’identifier à un criminel par compréhension devant des manquements, des fautes dont les motivations seraient identifiables par nous : passions, intérêts, vengeance… Nous jugeons alors en compagnons d’humanité également faillibles. La punition permet alors de délier le coupable de l’irréversibilité de la situation dans laquelle il s’est mis[14], lui permettant en quelque sorte de défaire ce qu’il a fait. Mais avec les crimes d’Eichmann, nous sommes confrontés à des crimes qu’aucune motivation ne peut expliquer, et aucun processus de reconnaissance ne permet de comprendre. Cette nouvelle espèce de criminels, qualifiés par Arendt d’ « ennemis du genre humain », va au-delà de toute identification possible.
En ce sens, le crime génocidaire (pensons également au génocide des Tutsi au Rwanda) pousse jusqu’à la quintessence le caractère énigmatique et scandaleux du mal. Dans un livre qui recueille un certain nombre de récits de tueurs lors du génocide des Tutsi au Rwanda[15], l’auteur montre que les tueurs « coupaient » à la machette leurs voisins sans changer aucunement leurs habitudes journalières. « La règle n° 1 était de tuer ». L’accomplissement de cette besogne saisonnière (elle venait en lieu et place des travaux des champs qui étaient suspendus en cette période) nous reconduit à cette criminalité monstrueuse de ces hommes ordinaires que rien ne prédisposaient à accomplir une telle besogne. La placidité et la tranquillité avec lesquelles les auteurs de ces crimes en font la relation lors de témoignages est également à la hauteur de cette dimension mystérieuse. « Leur capacité à parler du génocide « comme d’une barbarie déjà lointaine, simplement commanditée par les autorités » s’accompagne d’une étonnante insensibilité… La narration des tueurs se clôt dans un ressassement répétitif, purgé de toute émotion : ils n’ont souci que d’eux-mêmes, comme étrangers au monde. »[16]. A écouter ces témoignages, on a l’impression qu’il ne se passe pas grand-chose dans la tête de ces gens ordinaires… Le terrible, l’indicible banalité du mal se situe bien là : c’est bien de leur côté qu’elle se situe. Le récit monocorde et insensible du tueur nous remplit d’effroi « et l’installe à tout jamais dans la crainte et le tremblement. »[17].
- L’HYPOTHESE DE LA BANALITE DU MAL EST INSEPARABLE DU SOCLE THEORIQUE QUE CONSTITUENT «LES ORIGINES DU TOTALITARISME »
Il faut rappeler qu’Hannah Arendt a déjà publié son célèbre « Les origines du totalitarisme » et que sa pensée concernant Eichmann prend nécessairement place dans l’analyse plus globale de la pathologie des systèmes totalitaires, de la « superfluité » des individus, c’est-à-dire l’idée que l’individu ne compte pas, au profit « des masses qui font l’histoire ». C’est en effet le mixte terreur/idéologie qui caractérise le totalitarisme selon elle
La terreur est au service de cette grande histoire de la nature (nazis) ou de l’histoire (staliniens), et doit balayer tout ce qui peut faire obstacle (législations aussi bien que populations) à sa pleine réalisation. « La terreur totale, l’essence du régime totalitaire, n’existe ni pour les hommes, ni contre eux. Elle est censée fournir aux forces de la nature ou de l’histoire un incomparable moyen d’accélérer leur mouvement »[18].
Le totalitarisme se différencie de la tyrannie par la suspension de toute loi. Les lois peuvent être iniques dans le cadre de la tyrannie, mais elles existent et protègent relativement la vie privée des individus, leur servent de repères, d’espace commun où ils peuvent se protéger. Avec le totalitarisme (nazi comme stalinien), c’est le politique lui-même qui disparait, au sens où celui-ci est cet espace commun entre les hommes où ceux-ci peuvent parler et agir collectivement. Au contraire la terreur produit un cercle de fer qui écrase les hommes les uns contre les autres pour n’en faire qu’un. C’est le statut de « désolation » de l’individu qui caractérise le mieux cet état. La terreur ne peut régner que sur des hommes isolés les uns des autres et « déracinés ». A la fois sentiment de « superfluité », et sentiment d’abandon ou d’isolement radical par rapport à un monde commun qui n’existe plus, et par rapport aux autres hommes. Le camp de concentration représente de ce point de vue un condensé monstrueux de la société totalitaire elle-même. Pour illustrer le comble de cette désolation, nous pouvons citer le témoignage de cette femme dans un camp qui a dormi pendant des mois dans le même espace réduit avec les mêmes personnes, et avoue être incapable de nous dire avec qui elle partageait cet espace ; elle nous dit également qu’il en était à peu près ainsi pendant les séquences de travail...
En ce qui concerne l’idéologie : Celle-ci comporte, selon Arendt, trois dimensions : 1/ La prétention à tout expliquer. 2/ La prétention à accéder à une vérité tellement absolue qu’elle ne peut être démentie par aucun raisonnement, ni aucune expérience. L’endoctrinement et la propagande servent ici à émanciper la pensée de l’expérience et de l’épreuve de la réalité. 3/ Mettre en œuvre une logique dont la cohérence est telle qu’elle ne se trouve jamais dans la réalité, laquelle comporte une dimension irréductible d’imprévisible ou d’aléatoire. L’objectif de l’idéologie est de porter atteinte directement à la faculté de penser en rendant les individus incapables de penser par eux-mêmes : « La préparation est couronnée de succès lorsque les gens ont perdu tout contact avec leurs semblables aussi bien qu’avec la réalité qui les entoure ; car, en même temps que ces contacts, les hommes perdent à la fois la faculté d’expérimenter et celle de penser[19] »
On comprend mieux à partir de là que « l’absence de pensée » consiste moins en un trait du caractère ou de la personnalité de l’individu Eichmann qu’en un caractère du régime.L’individu Eichmann serait ainsi le résultat parfaitement accompli de l’homme totalitaire : celui qui a perdu le sens de la réalité et le rapport aux autres. Rappelons-nous que l’idéologie totalitaire affecte tant le bourreau que la victime. Le régime totalitaire engendre ainsi la « désolation » de l’homme telle que nous l’avons décrit précédemment. En remontant ainsi dans l’œuvre de Arendt, se dévoile toute la cohérence de cette banalité du mal, malgré peut-être ce qu’en dit Arendt quand elle avoue une forme de spontanéité voire d’empressement dans la production de cette notion[20]…
LES OBJECTIONS
Les objections à cette analyse de « la banalité du mal » sont généralement de trois ordres :
1) le premier oui de Eichmann d’obéir au commandement est un acte de liberté l’inscrivant dans des actes qui vont commander la mort, quelles que soient les déterminations qui viseraient à « banaliser » ces actes. Cet argument ne nous semble pas être une véritable objection à l’hypothèse arendtienne : l’acte de liberté qui consiste à dire « oui » et à obéir au commandement n’est pas le moins du monde oublié par HA, même si le système totalitaire est un système qui s’emploie à annihiler cette liberté. Cet acte de liberté doit ici être mis en perspective avec l’acte de soumission volontaire à l’autorité[21], ce qui n’annule en rien l’existence d’une liberté liée à notre condition. A ce propos, Hanna Arendt n’a jamais souscrit à une quelconque hypothèse déterministe. Elle a toujours critiqué dans le marxisme un soi-disant « cours objectif des choses » défini comme un processus naturel-historique soumis à des lois comme le monde physique, privant par là-même la possibilité de projets de « volontés libres ». Les évènements comme produits de l’action humaine échappent par définition à la prévision, même si certaines conditions peuvent favoriser grandement l’engluement dans un « cours des choses ». Les évènements relèvent de la catégorie du possible et non de la nécessité ; ils auraient pu aussi bien ne pas advenir.
2) La deuxième objection est plus consistante : elle est notamment développée par Catherine Chalier, professeur de philosophie à Paris X Nanterre. Ce n’est pas l’absence de pensée, mais bel et bien l’absence totale de rapport émotionnel avec les autres êtres qui caractérisent Eichmann. Arendt resterait ici très « grecque » en croyant que seule la pensée peut nous orienter vers le bien (ou l’absence de mal).La référence à la filiation socratique - « Nul n’est méchant volontairement »,est évidente ici. Ce que l’on a qualifié parfois d’intellectualisme moral consiste en effet à penser que tout le monde désire le bien et que le « choix » du mal repose in fine sur une ignorance et une erreur, et qu’il n’y a aucun vice réel à l’intérieur de nous-mêmes… Mais la pensée chrétienne en particulier indique une voie différente : la source biblique avec saint Augustin nous montre le vertige de celui qui est libre (qui voit le bien) et qui choisit le mal pour lui-même. Le mal a de « vraies racines », et nous pouvons ici revenir à Kant : comme nous l’avons dit, il est celui qui affirme la liberté, mais aussi celui qui réinterprète le mythe adamique[22] : avec le péché originel, l’homme est l’objet d’une « captivité » originelle ou antérieure dont il ne peut se défaire, « une disposition au mal » inscrite dans sa condition[23].
Revenons maintenant à l’objection de Catherine Chalier qui se décompose en deux parties : premièrement, certes Arendt a raison de ne pas rejeter les comportements terrifiants hors de l’humanité car ils en font bien partie, mais, en revanche, on ne peut accepter une sorte de déresponsabilisation au nom des circonstances, et penser que tout le monde ferait pareil dans des circonstances données. Cet argument, il nous semble l’avoir suffisamment montré, ne s’applique pas vraiment à HA, elle qui s’est toujours défendue de banaliser ainsi ces actes terrifiants. Deuxièmement,Arendt privilégiait de façon excessive le rôle de la pensée. Nous pouvons y répondre de deux façons différentes : 1) Tous les actes terrifiants ne sont pas dus à une absence de pensée. HA serait sans doute d’accord pour reconnaître qu’il ne s’agit que d’une modalité du mal, mais qui l’intéresse en priorité, celle du mal politique et des crimes de masse. 2) De tels actes terrifiants (ceux d’un Eichmann) ne seraient pas dus à une absence de pensée, mais bien plutôt une absence d’empathie ou d’identification minimum à autrui. L’objection est pertinente mais peut sans doute être dépassée. Comment ? La pensée en tant que capacité à se mettre à la place d’autrui (HA se réfère ici à la troisième Critique de la faculté de Juger de Kant), que Luc Ferry reprend en la nommant « pensée élargie », englobeune dimension proprement émotionnelle, effectivement totalement absente chez Eichmann. Cette insensibilité à pouvoir souffrir des maux d’autrui est sans doute une raison profonde du mal qu’il commet. Et cette insensibilité est « inhumaine », trahit la présence de l’inhumain au sein de l’humain. Autrement dit, il y aurait une solidarité de principe (sur le plan conceptuel) entre l’incapacité à penser en se mettant à la place d’autrui, et l’incapacité à ressentir des émotions vis-à-vis de la situation d’autrui. Arendt le dit elle-même dans « Du mensonge à la violence » : ce n’est pas l’absence d’émotion qui est à l’origine de la rationalité et qui peut la renforcer. Au contraire, pour réagir de manière raisonnable, il faut en premier lieu avoir été touché par l’émotion. C’est précisément ce manque qui explique pourquoi Eichmann a si bien obéi aux ordres monstrueux du IIIème Reich, incapable de penser en se mettant à la place de ceux à qui ces actions sont destinées. Ce qui s’oppose à l’émotionnel n’est pas le rationnel mais l’insensibilité. L’affect et l’intellect sont intiment reliés, les travaux de tous les neuroscientifiques contemporains le montrent – Changeux, Naccache, Damasio -, et nous pouvons intuitivement comprendre que « se mettre à la place de », ou faire « comme si » on était l’autre (définition de l’empathie) mobilise nécessairement la pensée et les affects en même temps.
3) La troisième objection est d’abord d’ordre factuel : on s’est aperçu, grâce notamment aux travaux de l’historien anglais David Césarini, que Eichmann était non pas un homme sans beaucoup de convictions mais au contraire un nazi convaincu. Il avait en effet basé toute sa défense sur cette idée d’un type assez banal, simple rouage de la machine, moyen, ordinaire… Mais comme le dit Myriam Revault d’Allonnes[24], même s’il est vrai que Hannah Arendt s’est fait berner par l’attitude d’Eichmann, cela ne change rien à la justesse de son analyse : qu’il ait été un idéologue convaincu ou qu’il ne l’est pas été, il restait un homme ordinaire qui avait accompli des crimes qui n’ont rien d’ordinaire. Dans tous les cas, le prototype de l’individu moyen qui en vient à commettre les crimes les plus monstrueux, animé ou non de motivations idéologiques, reste le même. Il faut bien comprendre que la banalité est du côté des auteurs de tels actes (idéologues convaincus ou non), et aucunement du côté du mal. De ce point de vue, l’expression « banalité du mal » (Arendt a toujours dit que ce n’était pas un concept mais une expression qui lui permettait de dire spontanément ce qu’elle pensait) est quasiment un oxymore : en lisant Arendt, on ne peut pas penser une seconde qu’elle est voulu banaliser le mal lui-même. Mais il faut reconnaître que cette expression peut prêter à confusion…
[1] Lire l’imposante biographie de Laure Adler sur Hannah Arendt
[2]Regarder à ce sujet le très beau film de Margarethevon Trotta, « Hannah Arendt », 2012
[3]Elle répondra à ce reproche sur son manque d’amour du peuple juif par ces phrases devenues célèbres : « Vous avez tout à fait raison : je ne suis animée d’aucun « amour » de ce genre et cela pour deux raisons : je n’ai jamais de ma vie ni « aimé » aucun peuple, aucune collectivité –ni le peuple allemand, ni le peuple français, ni le peuple américain, ni la classe ouvrière, ni rien de tout cela. J’aime uniquement mes amis et la seule espèce d’amour que je connaisse et en laquelle je croie est l’amour des personnes. En second lieu cette « amour des Juifs » me paraîtrait, comme je suis juive moi-même, plutôt suspect : je ne peux pas m’aimer moi-même, aimer ce que je sais être une partie, un fragment de ma propre personne. »
[4] « Qu’est-ce que Les Lumières ? »
[5] Il faut bien comprendre que, contrairement aux reproches qu’on a souvent faits à Hannah Arendt, le mal est tout sauf banal. Ce qui est banal, c’est celui qui le commet.
[6] Nous verrons qu’il y a là peut-être un malentendu ou une méconnaissance quant au véritable sens de cette expression (mal radical) chez Kant.
[7] Article de Myriam Revault D’Allones paru dans Cités 2008/4 n° 36 « L’impensable banalité du mal ». Cette référence à Shakespeare est bienvenue car l’hypothèse de HA ne prétend pas couvrir tous les registres du mal, mais seulement celui qui correspond aux faits concernés. Nous pouvons en effet considérer qu’il y a deux grands registres du mal : celui dit de « la banalité du mal », celui qui correspondrait davantage à cette dimension de la dépravation ou du démoniaque… Le premier nous semble particulièrement adapté pour l’analyse du mal politique.
[8]Ce que l’homme fait à l’homme. Essai sur le mal politique, Myriam Revault D’Allonnes. Paris, Le Seuil, 1995 ; rééd. Flammarion, « Champs », 1999.
8 Article cité au-dessus
[10]Article de Myriam Revault D’Allones paru dans Cités 2008/4 n° 36 « L’impensable banalité du mal ».
[11] « Eichmann à Jérusalem »
[12] Cf. point suivant
[13] Article précédent
[14]Ibid
[15] « Une saison de machettes », Jean Hartzfeld (2003). Le génocide a lieu à partir d’avril 1994 jusqu’en juillet de la même année
[16]Ibid
[17]Ibid
[18] « Les origines du totalitarisme »
[19]Ibid
[20] Scholem, dans sa critique après la parution de « Eichmann… », lui demandait de réélaborer cette notion certes spectaculaire mais qui était proche du slogan…
[21] On peut rappeler ici les expérimentations en psychologie sociale sur la soumission à l’autorité, en particulier celle de Stanley Milgram
[22] Il le « déthéologise », dit Mickaël Foessel
[23] « Je ne peux pas ne pas faire le mal. »
[24] Dans un article de Télérama, février 2024