" La liberté de parler menacée ?"

 

Le vendredi 17 mai  à 17h45, à la Médiathèque de Nissan-Lez-Ensérune.

 

Le sujet : "La liberté de parler menacée ?" 

 

Présentation du sujet. 

 

 

La liberté de parler menacée ?

La liberté d’expression est un bien précieux des sociétés modernes, au fondement même de notre vie sociale mais aussi personnelle. Mais la définition de ses limites semble de plus en plus problématique. Certes, tous les codes législatifs de nos pays libéraux européens imposent des limitations à la parole publique : injure, diffamation, pédopornographie, expression de haine raciale, antisémitisme, appel au meurtre, fausses nouvelles, publicité mensongère sont interdits. Mais cela n’empêche pas d’une part un usage agressif de la parole qui se déploie souvent au plus près de l’incrimination pénale, et d’autre part des groupes ou des individus qui multiplient les appels à la censure pour réduire au silence les opinions qui ne leurs plaisent pas. N’oublions jamais à ce propos, les tueries contre Charlie Hebdo, les massacres du Bataclan, les assassinats  des professeurs Samuel Pati et Dominique Bernard. Comment donc devons-nous (re)penser la liberté d’expression, sa raison d’être, ses limites, de façon à en promouvoir peut-être un meilleur usage ? 

Ecrit Philo

"La liberté de parler menacée ?" 

 

Intro

Une telle question peut surprendre… Bien sûr l’on pense toujours aux tragédies de Charlie Hebdo, et plus récemment de Samuel Pati et de Patrick Bernard, tous assassinés pour avoir parlé… Salman Rushdie aussi, victime d’une attaque violente au couteau, alors qu’il allait prendre la parole… mais il s’agit là d’une haine et d’une violence en provenance de ceux qui sont les ennemis jurés de la liberté d’expression… Rien de nouveau finalement… Pour sa part, et dans ces circonstances, la liberté d’expression se tient fièrement debout, près à lutter. Bien sûr elle est menacée par ses ennemis extérieurs, mais il y a plus aujourd’hui : elle semble minée de l’intérieur, comme si  son principal ennemi gisait dans l’usage qui en était fait. D’un côté une parole déchaînée et destructrice se déploie désormais, à la limite de l’incrimination pénale ; de l’autre côté, de plus en plus de censeurs veulent décider eux-mêmes de ce que l’on peut dire ou ne pas dire, indépendamment de la loi… Déstabilisés, les pouvoirs publics sont de plus en plus tentés par l’exercice de la censure… La liberté d’expression est bien en crise, penchons-nous sur la malade…

1- La grande valeur de la liberté d’expression et ses limites

→ Rappelons pour commencer les deux grands textes qui promeuvent la liberté d’expression : la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen, et la Convention européenne des droits de l’homme de 1950. La première déclare : « « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de la liberté dans les cas déterminés par la loi. ». La seconde affirme les mêmes droits à l’expression, et précise que celui qui parle est responsable de ses propos, eux-mêmes soumis « à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions »prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. ». La liberté d’expression est donc bien confrontée à certaines limites. C’est dans la grande loi sur la presse de 1881 que, pour le cas français, ses limites sont précisées, et notre législation est toujours largement inspirée de cette loi[1]. Notons que le cas américain constitue une exception avec le premier amendement de la Constitution des Etats-Unis d’Amérique : il stipule que le Congrès ne peut pas faire de lois qui restreignent la liberté d’expression, la liberté de la presse, la liberté de culte ; ainsi on peut être par exemple négationniste (nier l’existence de l’holocauste), faire l’apologie de l’esclavage ou du terrorisme, sans risquer de poursuites judiciaires…[2]

Nous verrons que la définition de ces limites est un enjeu essentiel, mais qu’il est aussi la source des difficultés que rencontre l’exercice de cette liberté de parole.

→ La liberté d’expression est le fondement de notre vie sociale comme de notre vie personnelle dans une société démocratique. Elle est la condition de notre capacité à nous parler, et nous met en situation d’acteur plus ou moins actif de cette démocratie, puisque nous pouvons toujours nous exprimer. Ne sommes-nous pas par ailleurs des êtres de langage pour lesquels la discussion et l’argumentation constituent le principal lien qui nous réunit et fonde le principe de l’existence d’une communauté humaine bien réelle. Dans ce cadre-là, nous pouvons dire idéalement que rien ne devrait pouvoir échapper à la discussion, y compris les opinions les plus affreuses…  Nous voyons bien là la difficulté à laquelle se confronte la liberté d’expression : Monique Canto Sperber[3] cite ce journaliste américain loué et recruté par un grand journal pour son esprit libre, qui est licencié quelque temps après par ce même journal pour avoir parlé librement de l’avortement qualifié d’homicide (rappelons que la majorité des américains sont « pro-life »).Les raisons pour lesquelles il avait été recruté sont les mêmes que celles qui motivent son licenciement… On ne peut valoriser une parole libre et la faire taire par ce qu’elle est « trop » libre ! On peut voir à travers cet exemple à quel point la limitation de la liberté d’expression est souvent problématique à partir du moment où l’on en fait non seulement un droit mais aussi une valeur.

Un outil pour défendre la vérité….Mais revenons à ce qui fait sa raison d’être : La liberté d’expression est la condition nécessaire pour défendre ce que l’on pense vrai ou juste, face à ceux qui le contestent. Par ailleurs, c’est en mettant à l’épreuve nos convictions ou nos pensées de ceux qui les contestent que nous les affermissons. C’est dans la confrontation et la contestation que nous pouvons les renforcer. C’est la grande idée de J. Stuart Mill : la liberté d’expression est la meilleure garantie pour que la quête de la vérité reste active. De ce point de vue, l’opinion fausse est utile, car c’est l’aiguillon qui pousse à défendre ce que l’on tient pour vrai. Une opinion doit toujours pouvoir être discutée ou réfutée, seule manière d’éviter le dogmatisme. A l’ère du risque de la post-vérité, une telle position peut sans doute être interrogée : sur le marché des idées et des opinions aujourd’hui, il semble que la question de la vérité ne soit plus centrale, chaque point de vue en valant un autre… Cependant, il est très important à ce sujet de considérer qu’il y a une grande différence entre la tolérance inhérente au pluralisme (tolérance de toutes les opinions (dans certaines limites fixées par la loi), et le jugement personnel porté au nom de ce que nous pensons être la vérité. Nous reviendrons sur ce point. De toute façon, nous devons  mettre en garde contre l’idée d’une sorte d’égalité des points de vue que la liberté d’expression légitimerait. C’est bien Stuart Mill qui doit avoir raison contre un certain relativisme dans l’air du temps, quand il fait de la liberté d’expression un outil pour défendre la vérité.

2- La liberté d’expression en crise ?

→ Rappelons une évidence : l’époque moderne à mis progressivement en place  - au-delà des restrictions juridiques explicites concernant la liberté d’expression - des principes et des freins qui sont en réalité les conditions de possibilité et de fonctionnement de toute démocratie pluraliste ; notamment la liberté d’expression elle-même, l’égalité en dignité de tous les humains, le respect de l’adversaire dans les débats, et le principe de tolérance. Ces principes sont pourtant violemment attaqués aujourd’hui à travers de nombreuses prises de paroles publiques ou privées, au risque de les réduire à des ornements d’une sorte de « décor constitutionnel »[4].

→ En quel sens notre liberté de parole est en crise ?

D’un côté un usage agressif de la parole qui se déploie, en particulier sur les réseaux sociaux, souvent au plus près de l’incrimination pénale ; la liberté d’expression, c’est aussi la haine verbale au service du racisme, la mise à mort d’un individu par les mots, l’intimidation destinée à faire taire les propos qui dérangentElle peut souvent, dans ce cas, contribuer à ruinerl’écoute mutuelle et l’échange argumenté… 

Et de l’autre côté des groupes, des associations, des individus qui multiplient les appels à la censure pour réduire au silence les opinions qui ne leur plaisent pas. On pense évidemment à tous ceux qui ne supportent pas les « offenses » faites à la religion, et qui veulent la protéger en exerçant l’interdiction du blasphème (cf. toutes les « affaires » autour des affiches publiées par Charlie Hebdo –les nombreux procès -, et bien sûr les meurtres commis au nom de la défense de la religion, en particulier celui du professeur d’histoire-géo de Samuel Pati, et le dernier en date, celui du professeur de français d’Arras, Dominique Bernard. Mais plus généralement, on pense aussi à cette tendance qui se développe à vouloir imposer des limites à la liberté d’expression bien au-delà de celles que prescrit déjà la loi française, considérées pourtant souvent comme très restrictives par d’autres pays. Certains prétendent en effet vouloir dominer la parole publique en redéfinissant dans un sens encore plus restrictif (et surtout dans le sens qui correspond à leurs idées) que la loi ce qui est jugé tolérable ou non, et censurer ce qui ne correspond pas à ce point de vue… Comme par exemple lorsqu’on interdit la visite de Sylviane Agacinski à l’Université de Bordeaux parce que ces positions sur la PMA pour tous sont jugées non recevables (de très nombreux exemples de ce type existe, dans les campus américains en particulier, depuis quelques années). En tant que directrice de Normale Sup, Monique Canto Sperber témoigne également du « boycott » organisé contre son gré par une partie des étudiants de cette institution à l’encontre de tous les intellectuels israéliens invités (de tout bord). Cela n’est pas sans rappeler les incidents de Science Po Paris dernièrement (une étudiante juive aurait notamment était interdite d’entrer dans la salle de réunion…), qui font d’ailleurs écho à ce qui se passe à plus grande échelle dans les campus américains…  Pour ces raisons, on peut légitimement parler de crise de la liberté d’expression aujourd’hui. « La parole déchaînée qui prospère sur le web d’une part, la multiplication des velléités de censure d’autre part, sont les symptômes manifestes du fait que quelque chose ne va plus avec notre concept de liberté d’expression » affirme Monique Canto Sperber[5]. Qu’est-ce qui a changé ? En quoi la réalité de la parole publique a été transformée ?

→ Quelles en sont les causes (de cette crise) ?

Qu’est-ce qui a changé ? En quoi la réalité de la parole publique a été transformée ?Probablement que de profonds changements de nature anthropologique et sociohistoriquerelatifs à la radicalisation de la Modernité occidentalepeuvent l’éclairer. Mais nous nous contenterons ici d’identifier les deux changements les plus immédiatement visibles.

Tout d’abord bien sûr, le rôle des outils numériques qui ont démultiplié de façon exponentielle les défoulements et les protestations ;  n’importe quel individu, quand il est connecté, peut être à la fois émetteur, récepteur, et relayeur de messages. Cette horizontalité dans la communication ne peut qu’accentuer l’envahissement de ce genre de messages sur le web. Par ailleurs les messages sont souvent « aplatis », c’est-à-dire que la mention de leur source disparait, et par conséquent il est très difficile de repérer des marqueurs de leur plus ou moins grande véracité ; des modes d’expression très différentes, opinion, fausse nouvelle, mais aussi propos argumenté, délire, sont rabattus les uns sur les autres. Il devient de plus en plus difficile de distinguer l’opinion de la fausse nouvelle, du factuel ou de l’investigation sur les réseaux sociaux (en revanche, les médias traditionnels font généralement l’effort de bien distinguer ces différents modes d’expression). Nous touchons là à un des aspects importants de cette crise de la parole publique que nous avons déjà évoquée[6].

 

Ensuite, la société est devenue multiculturelle : cela signifie que le pluralisme aujourd’hui – qui est en quelque sorte l’alter ego de la liberté d’expression – ne concerne plus seulement les idées (au sein d’une même « communauté culturelle », confrontation de points de vue différents au sein d’une espace commun de débat), mais aussi les identités et les cultures. Cela conduit notamment à ce que chaque « tribu » veuille imposer sa propre langue, et surtout ses exigences quant à la manière dont on parle d’elle, et donc aussi en conséquence sur ceux qui ont le droit (ou non) d’en parler. Autrement dit, on assiste à une privatisation (ce ne sont plus les règles publiques de la parole publique qui prévalent) du droit de décider ce qui peut être dit ou non à leur sujet. Il est important de ne pas négliger cet élément d’altérité culturelle pour comprendre la crise contemporaine de la liberté de parole. La société se retrouve coincée entre la tentation du laisser-faire qui génère une sorte de guerre de tous contre tous, et celle d’une société de censure. Elle est en quelque sorte tétanisée entre ces deux écueils.

→ Un usage pervers de la parole : la parole qui détruit

Il faut bien reconnaître qu’il y a un usage pervers de la parole, qui rend bien sûr nécessaire les limitations. Aujourd’hui  la parole qui détruit est entrain de remettre en cause les principes mêmes sur lesquels repose une société démocratique et pluraliste que nous avons déjà cités : liberté d’expression, égale dignité de tous les êtres humains, respect de l’adversaire, principe de tolérance (nous y reviendrons). La  parole censée être capable d’empêcher les coups et les règlements de compte, devient au contraire de plus en plus toxique et destructrice[7]« La quantité de messages explose alors que leur qualité implose », dit Monique Atlan. Plus que jamais, la parole est devenue une arme de destruction massive. Il y a la parole qui construit, qui élabore, qui argumente, qui répare, mais il y a aussi la parole qui menace, qui insulte, qui détruit… La culture du clash et du « bashing ».  L’incitation à la haine est de plus en plus fréquente. On assiste à une surenchère de la vindicte, et à l’expression d’une « jouissance noire »[8] de vouloir s’exprimer à tout prix, sur tout, et de vouloir condamner hors de tout procès. La viralisation de cette parole (qui a toujours existée) avec les réseaux sociaux a fait exploser la quantité de paroles toxiques, aux dépens de leur « qualité ». Certaines de ces paroles vont tomber sous le coup de la loi et seront sanctionnées, mais la plupart restent à la lisière de l’infraction et prolifèrent sans problème. Il faut savoir que le cyber-harcèlement, ou attaques répétées contre un individu afin de lui faire du tort, peut avoir des effets aussi délétères  que l’appel au meurtre.

3- Comment peut-on définir un critère objectif qui permette d’encadrer et de limiter la liberté d’expression ? Quel exercice légitime de la liberté de parole ?

→ La question du « tort fait à autrui » et le contre-exemple de l’offense

Nous avons dit que « le tort fait à autrui » était généralement retenu dans l’ensemble des pays libéraux, mais aussi qu’il était difficile de s’entendre sur ce que l’on entendait plus précisément concernant ce tort ou ce « dommage ». L’exemple de « l’offense » est exemplaire à ce sujet. Après les attentats ignobles de Charlie, les arguments de ceux qui refusaient de défendre Charlie invoquaient invariablement l’offense faite à Mahomet et aux personnes musulmanes… Nous n’aborderons pas ici la question de la proportionnalité de la réaction aux caricatures : il est évident qu’on ne peut justifier une violence donnant volontairement la mort à de simples dessins, fussent-ils considérés comme odieux et infamant ! Mais plus profondément, l’offense ne peut être raisonnablement le critère recherché pour déclarer illicite tel ou tel comportement (ici les caricatures). D’abord d’une façon générale, et ensuite plus particulièrement dans le domaine de la religion. D’une façon générale, L’offense est subjective et ne peut s’appliquer à tous : le cliché d’un crucifix plongé dans un bain de sang et d’urine (« Immersions », œuvre de l’Américain Andres Serrano) est vécu comme un affront par beaucoup de catholiques, alors qu’une personne athée pourra y voir une certaine beauté ou sera totalement indifférente. L’offense sera sans doute bien réelle pour une personne musulmane devant la vision des caricatures de Mahomet, alors qu’elle est absente pour d’autres si elles ne sont pas musulmanes… La susceptibilité va être variable d’une personne à l’autre, d’un groupe à l’autre, et ne peut donc servir de critère objectif pour définir le caractère illicite d’une expression, cela d’autant plus lorsqu’on se trouve sur le terrain de l’humour. Cela ne signifie pas que l’offense n’existe pas ! De quel droit pourrions contester en effet l’affect de tel ou tel ? Les ressentis ne se discutent pas, nous ne pouvons qu’en prendre acte… Mais que se passerait-il si le ressenti d’offense était reconnu comme un motif d’interdiction ?  N’importe quelle censure pourrait alors se justifier, et les moins tolérants, les plus extrémistes, les plus dogmatiques aussi dans leurs opinions - ceux qui supportent le moins les opinions contraires aux leurs - exerceraient alors une censure toujours plus sévère et liberticide vis-à-vis de tout propos jugé « offensant ».

Cela s’applique dans tous les domaines et en particulier celui de la religion.  Le délit de  blasphème, qui est l’envers du sacré religieux, ne peut pas, pour les même raisons, être retenu comme critère pour la censure, puisqu’il ne peut s’appliquer à tous : il dépend des systèmes de représentations et de croyances de chacun. La République, par définition laïque, ne peut reprendre à son compte le caractère sacré de tel ou tel « bien », car elle dérogerait alors à sa neutralité, condition indispensable du pluralisme démocratique. Il ne peut en effet y avoir blasphème à partir d’un point de vue qui s’efforce de mettre toutes les croyances sur le même plan, et qui ne peut pas, par conséquent, reconnaître le caractère sacré de l’une d’entre elles dans l’espace public, même si celui-ci sera très légitime aux yeux du croyant concerné. En résumé, les concepts de « blasphème » ou de « sacré » n’ont pas de sens dans le cadre d’un mode de pensée républicain.

C’est la raison pour laquelle les injures envers la religion ne sont pas juridiquement illicites. Rappelons que Charlie Hebdo avait été mis plusieurs fois en accusation avant les attentats à propos des caricatures et de certains propos dirigés contre l’islamisme. L’accusation portait « sur les injures publiques à l’égard d’un groupe de personnes en raison de leur religion ». La distinction ici entre « personnes » et « religion » est essentielle : la justice ne retiendra pas cette accusation, expliquant que les caricatures portaient sur la tendance radicale de l’islamisme, et non sur le groupe des musulmans en général. La distinction qui est faite entre la croyance et les personnes qui sont croyantes est encore une fois essentielle : chaque croyant est inconditionnellement respectable en tant que personne. Toute injure à son endroit est condamnable et mérite réparation. Mais la croyance n’est pas, elle, respectable en tant que telle, pas plus que n’importe qu’elle autre idéologie ou opinion. Cela signifie qu’elle peut être l’objet de critiques mêmes virulentes, voire ne pas être « respectée » (au sens où l’on peut se moquer d’elle, la tourner en dérision etc.). Cela s’appelle le droit à la satyre, à la caricature, à la dénonciation...etc. Vous avez le droit de vouer aux gémonies une croyance ou une idéologie, et  certains anticléricaux ou autres ne s’en sont pas privés au cours des derniers siècles. Les diatribes contre les « infidèles » ou autres « mécréants » ne sont pas en reste non plus... Nous avons ainsi le droit par exemple d’écrire un « brulot » contre une opinion, une idéologie, une croyance, une création (pensons par exemple comment certaines œuvres d’art ont été littéralement vilipendées lors de leur création). Une croyance est une idée, une entité abstraite, et ne peut et ne doit être confondue avec ceux qui la portent. Cela au nom du respect que l’on doit aux personnes quelles que soient leurs croyances (principe de laïcité).

→ Distinguer plusieurs niveaux sur cette question des limites de la liberté de parole : le niveau psychologique du ressenti ; le niveau juridique et politique ; le niveau éthique

Le niveau politique et juridique de la liberté d’expression est sans doute celui qui doit être privilégié… A condition de bien distinguer les différents niveaux de réalité ; se poser la question de la liberté d’expression et de ses limites doit nous conduire d’abord et logiquement sur le terrain politique et institutionnel : comment la République laïque et ses valeurs doit se positionner à ce sujet est bien sûr la question centrale Mais n’oublions pas deux autres niveaux : celui du ressenti psychologique qu’il faut bien considérer, même s’il ne peut servir à édifier un principe. La société ne peut pas ne pas prendre en compte le ressenti vécu par une partie de sa population…. Il nous faut également prendre la mesure d’un troisième niveau qui est le niveau éthique : chacun en son âme et conscience doit choisir son comportement – on peut schématiquement distinguer sur cette question de la liberté de parole une éthique de la conviction opposée à une éthique de la responsabilité[9], où la prise en charge des conséquences concrètes de ses actes est davantage valorisée -, mais en aucun cas cela doit influer sur le terrain des principes politiques. Le fait par exemple que je ne partage pas complètement l’humour de Charlie Hebdo est une chose ; mon soutien inconditionnel à Charlie Hebdo quand son expression est menacée est autre chose. Et la seconde prime sur la première. Ensuite la question de savoir comment chacun se comporte et s’exprime publiquement, fait usage de sa liberté de parole, n’appartient qu’à son auteur (dans le cadre de ce qui est autorisé…).

→ Le « tort fait à autrui » et les limitations de la liberté de parler

Avec la liberté d’expression nous nous trouvons devant la grande difficulté pour définir précisément ses limites, tant sur le plan factuel (comment par exemple limiter tous les abus sur les réseaux sociaux ?), que du point de vue des concepts et du point de vue moral : comment parvenir à définir objectivement ce qu’on entend par « dommage causé à autrui » ? Car c’est bien en effet le critère retenu depuis Stuart Mill, malgré les difficultés de son application (on le voit avec la question de l’offense, cf. plus haut). Cette tâche, qui consiste à définir sur le plan juridique le mal que certains propos peuvent causer, et ce que signifient réellement les atteintes à l’ordre public, est donc loin d’être achevée… Il est difficile pour chaque cas concret d’apprécier où commence la nécessité de protéger les personnes et où s’arrête le droit à l’expression. C’est sans doute le rôle du juge et de la jurisprudence, une fois fixés les principes généraux. En conclusion, il faut bien reconnaître que l’exercice de la liberté d’expression en régime libéral produit des rejetons que John Stuart Mill a bien analysé[10], et qui sont paradoxaux : cette liberté de s’exprimer et de s’associer créé des courants d’opinions qui ont tendance à vouloir imposer à tous une pensée dominante (cette propension est constante dans la vie de nos sociétés). Par ailleurs, elle favorise une fragmentation de la vie commune en ayant tendance à affaiblir croyances communes et normes partagées.

La guerre des valeurs et l’importance de la tolérance

La tolérance revêt dans ce contexte libéral une importance centrale. Au départ, la tolérance concerne seulement la croyance religieuse, mais elle va progressivement s’étendre à la liberté de parler. C’est à la fois la reconnaissance de la liberté de conscience et de son expression légitime, et le refus de la tendance naturelle de cette croyance à vouloir l’imposer à ceux qui ne la partagent pas. La laïcité, c’est précisément cette institution de la tolérance qui protège les libertés de chacun. L’expression publique d’une croyance est légitime à plusieurs conditions, notamment elle ne doit pas être facteur de troubles pour la paix civile. Cela introduit d’ailleurs une question difficile : on peut être tenté d’interdire des manifestations de religions ou de mouvements minoritaires (par exemple, pensons aux évènements récents à Sciences Po ou dans certaines universités) sous prétexte qu’elles causent des troubles pour la société… Il est nécessaire de préciser les critères qui permettent de désigner les formes d’expression religieuse (ou non) qui sont susceptibles de porter atteinte à la paix civile.  Mais revenons au principe de laïcité : d’un point de vue éthique, les principes de laïcité et de liberté d’expression font partie ensemble de ces valeurs de second degré, qui sont par conséquent « au-dessus » des valeurs de premier rang, et qui permettent justement la coexistence de toutes ces idées et ces valeurs différentes selon les personnes et les groupes dans les sociétés pluralistes. Car en effet chaque valeur prétendant représenter le bien, la guerre des valeurs peut vite devenir inévitable en l’absence de tels principes.  Un Etat libéral a des  obligations de justice vis-à-vis du citoyen, qui consiste à ne pas porter atteinte à l’expression de tel mode de vie ou de telle culture, mais qui ne peut pas l’obliger non plus à en reconnaître la valeur (pourvu que son comportement ne soit pas discriminatoire). On ne peut exiger que les membres de la minorité louent les modes vie de la majorité et inversement que les membres de la majorité louent les modes de vie des minorités (pourvu qu’ils ne leur dénient pas le droit d’exister). Ce point est d’une extrême importance : je dois par exemple défendre les droits de la communauté homosexuelle, ce qui ne veut pas dire que je dois promouvoir la vie entre personnes du même sexe (devenir un adepte de l’homosexualité). Défendre le droit d’expression d’une communauté ou de valeurs particulières ne signifie pas adhérer au mode de vie de celle-ci ou aux valeurs concernées. Chacun doit rester libre de penser ce qu’il veut à condition de le faire de façon respectueuse des normes communes. Comprenons bien ce point essentiel : chaque communauté veut naturellement convaincre les autres de la valeur de ce qu’elle est. Nous pouvons discuter des idées, mais il est plus difficile d’en faire autant avec les valeurs. Seules ces valeurs de second degré (la liberté d’expression, la tolérance, la laïcité) peuvent empêcher la guerre des valeurs tout en garantissant leur libre expression, dans le cadre des normes communes admises par tous. Autrement dit, quelles que soient les valeurs auxquelles j’adhère et au nom desquelles je me situe aussi par rapport à des valeurs opposées ou différentes, je dois reconnaître et accepter l’existence d’autres idées ou valeurs. Ma propre liberté de penser et de juger a comme pendant la liberté d’expression de toutes les autres (dans certaines limites)  Ces valeurs de second degré sont universelles (au-delà de la « tragédie des valeurs »), et sont paradoxalement les seules à pouvoir autoriser et faire coexister des valeurs plus particulières et culturellement enracinées.

→Vouloir décréter au-delà de la loi ce qui est jugé tolérable ou intolérable….

Avec le mouvement « woke » qui prend de plus en plus d’ampleur dans notre pays, après s’être largement répandu aux USA, on se trouve en présence d’une tendance à vouloir délimiter au-delà de la loi elle-même (pourtant assez restrictive en France)  ce qui doit être jugée tolérable ou non. Cette tendance repose sur une confusion : confusion entre la réprobation ou le jugement négatif par rapport à tel ou tel comportement (qui peuvent être publics ou privés), et la sanction par la loi de ces comportements, ou encore vouloir par la violence empêcher leurs manifestations (cf. paragraphe précédent). Ce qui est une tendance liberticide de plus en plus affirmée, contre laquelle des régulations de la parole sont aussi nécessaires.   Il s’agirait donc de dominer la parole publique pour faire imposer son point de vue. Vouloir imposer un rapport de force dont le contrôle de la parole est devenu l’objet. Nous pouvons citer comme exemples (nombreux) les pratiques de « désinvitation » à l’université ou à Normale Sup, à l’encontre de personnalités connues dont les positions sont jugées irrecevables. Nous avons déjà cité l’exemple du boycott des artistes, chercheurs, intellectuels israéliens à Normal Sup. Le but est clair : dénier le droit de parler à un ensemble d’individus à cause de leur appartenance.  Bien sûr ces exemples font échos aux très nombreux évènements de cette nature qui ont eu lieu ces dernières années dans les campus américains : on finit par rendre suspect tout propos en provenance des « Blancs »  concernant les minorités raciales, et pas seulement concernant les propos racistes (de toute façon le soupçon de racisme va souvent très loin dans l’interprétation). Derrière ces tendances ouvertement liberticides, se cachent une forme de séparatisme qui compromet toute possibilité de dialogue. La majorité blanche est ontologiquement entachée de faute, quelle que soit finalement la manière dont elle se conduit sur ces sujets sensibles. Elle continue quoiqu’il arrive à être tenue pour responsable (éternellement ?) de la racialisation, de la colonisation, ou de l’hétérosexualité patriarcale. Doit-on penser que les Blancs ne peuvent en aucune circonstance être fiers de ce qu’ils sont et que, même asservis, leur fierté resterait toujours tâchée du sang de ceux qu’ils ont exploités ? Les revendications d’identité ne seraient-elles légitimes que pour les minorités et ceux qui étaient autrefois dominés ? Telles sont les questions que posent Monique Canto Sperber[11].

Derrière ces pratiques de dénonciation, il y a une logique victimaire sous-jacente, selon laquelle ceux qui les conduisent se considèrent comme opprimés à priori par tous ceux qui ne partagent pas leur condition. De telles pratiques sont contraires à ce que la liberté d’expression tente d’établir : un espace d’échange fluide où la parole circule. Sur certains sujets comme le féminisme ou le racisme, aucun espace de confrontation des points de vue n’est désormais toléré, fût-ce parmi les défenseurs d’une même cause. C’est une remise en cause des fondements même de la liberté d’expression. En dehors des limites posées par la loi commune, qui peut décider de ce que l’on peut dire ? Personne en principe…

Nous parvenons (imparfaitement) à lutter contre les discours haineux et les fausses nouvelles par des dispositions juridiques adaptées, mais nous nous sentons un peu impuissants pour défendre la liberté de ceux qui parlent de façon transgressive contre « le politiquement correct ». Ils sont souvent réduits au silence ou contraints de s’autocensurer, confrontés à des intimidations plus ou moins insidieuses. Les exigences de la justice sont parfois vues comme de vaines délicatesses face à des adversaires qui vantent les actions maximalistes et préventives (comme par exemple déboulonner une statue, boycotter telle pièce de théâtre pour appropriation culturelle, ou encore disqualifier rétroactivement des oeuvres anciennes pour racisme). Personne n’a le droit de fixer lui-même les critères pour contrôler la parole, et doit s’en tenir aux dispositions juridiques prévues à cet effet. En conclusion, nous pouvons dire que le wokisme manifeste certes une grande vigilance à toutes les formes d’injustice sociale ou raciale, mais cela le conduit souvent par ses propos à légitimer une tyrannie du bien qui est contraire au travail de l’intelligence et de la pensée.

4- Sauver la liberté d’expression : comment protéger la liberté de parler tout en contrôlant efficacement certains propos jugés illicites ? Le problème de la liberté d’expression sur les plateformes

Pour trouver un meilleur équilibre entre le droit de parler et le contrôle des propos, comme le préconise le Conseil d’Etat, de façon à rétablir les conditions d’un débat libre et non faussé (comme la concurrence…), il ne suffit pas de détecter les propos délictueux, mais aussi de désamorcer les mécanismes qui leur donnent, ainsi qu’aux insinuations, délires et fausses nouvelles, une visibilité maximale. Parmi ces mécanismes, il y a la captation de l’attention, la hiérarchisation des messages à raison de l’intérêt initial qu’ils suscitent, l’incitation  à la surenchère qui, à l’occasion de chaque transmission, favorise l’emballement des émotions. C’est le principe même du fonctionnement des plateformes qu’il s’agit de discuter. Comment mettre fin au « réchauffement médiatique », « refroidir les contenus », contrer la constitution des meutes ? Six éléments de réponse : 1) Avertir que le pseudonyme n’est aucunement une protection(en cas de délit, il est assez facile d’en identifier l’auteur. 2) Réfléchir à la possibilité d’une responsabilité diffusée qui n’est pas seulement celle de l’auteur initial du message (mais aussi de ceux qui contribuent à l’amplifier). 3) Permettre cependant aux auteurs de messages censurés de faire appel (ce droit existe en partie sur You Tube et sur Facebook). 4) pour créer un véritable espace de débat contradictoire, il faut enrayer la dynamique de partage des messages, souvent relayés sans être lus, jusqu’à constituer des meutes haineuses. 5) Les entreprises peuvent jouer un rôle important en exigeant que leurs annonces n’accompagnent pas  des propos violents ou de fausses informations, ces propos étant les premiers bénéficiaires de la viralité organisée sur le web. 6) « Finalement, n’est-il pas possible que d’autres acteurs du web offrent un choix d’architectures différentes que celles qui existent aujourd’hui »[12] ? Il semble qu’ici MCP remet en cause les algorithmes qui organisent la viralité de ces propos en captant l’attention par leur caractère spectaculaire et violent. Selon l’autrice, toutes ces propositions seraient sur la table aujourd’hui… Concernant le désamorçage de propos haineux, MCS fait trois propositions : occuper le terrain et faire entendre autre chose, Délégitimer, Désarmer par l’humour, la parodie, l’ironie, la distanciation pour faire apparaître leur aspect malveillant.  Il ne s’agit pas de censurer préventivement ces propos, mais de les « neutraliser ». Car il faut toujours garder présent à l’esprit que la pire des opinions n’est pas sans utilité. Les réduire au silence nous priverait d’un aiguillon nécessaire pour que nous restions en alerte et que nous ne cédions pas au « sommeil dogmatique »[13]

 


[1]Globalement la tradition occidentale depuis John Stuart Mill (le grand philosophe du libéralisme au XIXème siècle) retient le dommage fait à autrui, et cela est encore le cas aujourd’hui. Mais il n’est pas facile d’appliquer ce critère général à chaque situation particulière, d’où le travail sans cesse recommencé des tribunaux, et les décisions qui font souvent jurisprudence… Tous les codes législatifs de pays libéraux imposent des limitations à la parole publique : injure, diffamation, pédopornographie, appel au meurtre, dénigrement, publicité mensongère, fausses nouvelles. Pour certains motifs, la sanction pour injure ou diffamation est aggravée : haine raciale par exemple. Certaines opinions peuvent être pénalement sanctionnées dans certains pays (comme la France) : l’antisémitisme, le négationnisme, le racisme (excepté aux USA où toutes les opinions doivent être permises).

[2] Il existe cependant des exceptions – menace physique, incitation à la violence, propos diffamatoires. Mais les conditions d’application de la sanction sont si restrictives que les délits en question sont très difficiles à prouver. En revanche, ce premier amendement ne concerne que les restrictions à la liberté du fait de l’Etat, et non les institutions privées, les universités et les entreprises : la liberté dans ce cadre-là est loin d’être totale, et dans les campus en particulier sévit la loi du « politiquement correct ».

[3] Philosophe française, ancienne directrice de Normale Sup. A publié notamment le « Dictionnaire d’Ethique et de Philosophie morale ». Autrice du livre « Sauver la liberté d’expression ». 

[4] Roger-Pol Droit et Monique Atlan « Quand la parole détruit », Editions de l’Observatoire, 2023

[5] « Sauver la liberté d’expression », Albin Michel, 2021

[6] Dans un petit livre remarquable « Dans la nuée », le philosophe allemand BYUNG-CHUL HAN analyse ce phénomène de la disparition du respect dans la communication publique, allant de pair avec l’immédiateté du numérique qui supprime les distances spatiales comme mentales, et rend confuse la distinction du privé et du public, jusque-là garante d’une « distance » respectueuse. Ainsi, le numérique serait un « média pulsionnel » solidaire d’une culture de l’indiscrétion et de l’indignation… C’est quand le respect disparaît que les déchaînements sur la Toile apparaissent  

[7] Lire le livre récent de Roger-Pol Droit et Monique Atlan « Quand la parole détruit », Editions de l’Observatoire, 2023

[8] Terme utilisé par Monique Atlan, journaliste, lors d’une interview sur France inter

[9] Max Weber

[10] Sauver la liberté d’expression », Monique Canto Sperber, Albin Michel

[11] « Sauver la liberté d’expression »

[12] Monique Canto Sperber

[13] Expression kantienne