Où allons-nous si vite ? - Juin 2012
La présentation du sujet
Où allons-nous si vite
Pour le dernier café philo avant les vacances, nous vous proposons de venir discuter autour de la question : « Où allons-nous si vite ? »
Peut-être les personnes « en activité » vont bientôt ralentir et changer de rythme pendant ces quelques semaines dites « de repos », mais cela n’est pas si sûr : les vacances elles-mêmes semblent emportées aujourd’hui par la frénésie du temps… La figure emblématique de l’homme contemporain est celle de « l’Homme débordé », qui subit une accélération de ses rythmes de vie, dont les nouvelles technologies des transports et de la communication sont un facteur déterminant. Mais il a aussi le sentiment angoissant de ne pas savoir où tout cela le mène : si au début des temps modernes, nous étions spontanément portés par la représentation d’un monde orienté vers le progrès, aujourd’hui le temps semble s’emballer dans le vide, un peu comme s’il fallait aller de plus en plus vite, non pas pour atteindre un objectif particulier, mais simplement pour ne pas tomber ou reculer… La métaphore de celui qui coure en sens inverse sur un tapis roulant évoque bien ce phénomène…. Essayons donc de mieux comprendre ce dont il s’agit, et de réfléchir à des parades possibles nous permettant de retrouver une certaine « cohésion temporelle ».
L'écrit philosophique
« OU ALLONS-NOUS SI VITE ? »
SAMEDI 9 JUIN 2012
Les vacances arrivent, mais pouvons-nous aujourd’hui parler d’un ralentissement pendant cette période dite de « repos » ? Ce n’est pas si sûr… les vacances elles-mêmes ont sans doute été gagnées par cette vague de fond. La question posée ici : « Où allons-nous ? » ne concerne pas la nature du temps, dont Augustin disait : « Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus ». Elle concerne les conséquences de l’accélération du temps sur nos vies ; ses effets sur le quotidien dans tous ses aspects existentiels, individuel comme collectif… La temporalité de l’homme de la « modernité tardive » - c’est-à-dire son rapport vécu au temps - s’est transformée : si l’image classique de l’homme de la pré-modernité est associée à celle de ces longues soirées à la bougie, peuplées de silence et de lenteur, la figure emblématique de l’homme d’aujourd’hui est celle de « l’Homme débordé » (titre du dossier de Philo Mag de mars 2012). Cette question pose à la fois le problème de l’accélération du temps, et celui de la destination d’un tel mouvement :
Accélération du temps ? Ne nous méprenons pas : comme le précise Etienne Klein, dire que le temps va plus vite n’a strictement aucun sens, puisque c’est justement lui, dans sa fixité, qui permet de mesurer la vitesse ! Une seconde sera toujours une seconde, rien de plus, rien de moins, sur le cadran de l’horloge, quelque soit nos emplois du temps. Le temps est indépendant et indifférent à toute cette agitation ! La vitesse du temps est un concept qui n’a scientifiquement pas de sens, puisque, d’un point de vue mathématique, la vitesse est elle-même un « dérivé » du temps.
En revanche, l’accélération concerne les phénomènes temporels, c’est-à-dire les contenus (et non le contenant) du processus temporel : c’est le rythme des évènements qui s’accroît, et non « la vitesse du temps ». Il est ici question du temps dans sa réalité anthropologique. Ce qui est bien sûr visé, c’est la véritable révolution technologique des transports, et surtout des communications avec la révolution numérique, qui a eu des effets considérables sur les modes de vie et les pratiques sociales. Mais une question vient à l’esprit rapidement : si les techniques modernes nous permettent de faire beaucoup plus vite les choses, pourquoi alors nous manquerions de temps ? Ne devrions-nous pas en gagner au contraire ? Nous allons revenir sur ce paradoxe…
« Où allons-nous ? » : se poser la question présuppose que nous ne savons pas vraiment où nous allons… mais est-ce que cela est vraiment nouveau ? Oui et non. Non, car quelque soit nos fantasmes de maîtrise toute puissante sur l’avenir de notre humanité (n’était-ce pas le rêve des religions de salut terrestre ?), nous n’avons jamais été et ne serons sans doute jamais les thaumaturges de l’histoire, tout au plus ses acteurs ; nous ne pouvons pas prévoir toutes les conséquences de nos actions, et la fin dernière nous échappe largement, aujourd’hui comme hier. Oui, car au début des temps modernes, nous étions spontanément portés par la représentation d’un monde orienté vers le progrès. Le « pour quoi » de nos actions sur le monde (autrement dit leur finalité) relevait du projet prométhéen, pétri d’un optimisme foncier. Tout ce qui existe (ou la nature) est alors considéré comme un ensemble de forces qu’il s’agit pour l’homme de dominer, de maîtriser, de mettre à son profit, dans la perspective d’un progrès continu qui passe avant tout par celui des sciences et des techniques. Pourquoi ce projet prométhéen, jusque là orienté vers une fin tangible de progrès, nous semble aujourd’hui s’emballer dans le vide ? La modernité du progrès, ordonnée par un temps linéaire visant à des temps meilleurs (de ce point de vue, le capitalisme et le marxisme se rejoignent) semble laisser la place aujourd’hui à un temps qui n’est plus vu comme un cours se dirigeant vers un but déterminé, mais comme un flux instantané coulant vers une issue incertaine (Hartmut Rosa, philosophe et sociologue allemand, considéré comme une référence pour ses travaux sur la nouvelle temporalité contemporaine). Ce qui est vrai à l’échelle collective ne l’est-il pas aussi au plan individuel ? La construction de l’identité chez les jeunes repose-t-elle encore sur la projection d’une existence stable à travers une projet de vie et l’anticipation d’un avenir professionnel désiré, ou bien ne s’agit-il pas plutôt pour eux de laisser le plus longtemps possible toutes les options ouvertes, pour pouvoir ensuite surfer sur la vague de l’accélération et des changements ininterrompus, en se tenant prêt à saisir ce qui vient, à tourner en fonction des vents ? Des notions comme celle de projet de vie ou d’identité narrative (Ricoeur) ne présuppose-t-elle pas l’idée d’une certaine « cohésion corporelle » qui serait aujourd’hui mise à rude épreuve ?
Examinons de plus près le paradoxe de l’accélération de nos vies évoqué juste avant. Celui-ci est à double détente : premièrement, plus on gagne du temps et moins ou en a… Les nouvelles technologies (au moins deux moments importants dans l’histoire de cette « révolution », la machine à vapeur et l’ordinateur) ont considérablement contracté le temps et l’espace (cf. à ce sujet ma précédente conférence à Narbonne sur « La Culture-Monde »). En effet, alors que nous ne cessons de gagner du temps, d’accélérer le flux de l’argent, le rythme de la production, l’échange des informations, le transit des marchandises et le déplacement des personnes, alors que nous gagnons tous les jours du temps sur le temps, nous avons l’impression d’avoir de moins en moins de temps, que ce soit au niveau personnel, social, économique ou politique. Plus nous allons vite, plus nous sommes débordés, pourquoi ? Parce que derrière l’accélération des techniques (qui devrait logiquement nous faire économiser du temps…), il y a une demande de vitesse qui vient d’ailleurs, et qui relève d’une logique sociale et existentielle : l’accélération des techniques correspond à une accélération plus grande encore de nos rythmes de vie. Prenons deux exemples : nous gagnons effectivement du « temps libre » en allant à un endroit en voiture plutôt qu’à pied : 5’ suffisent, alors qu’une heure à pied était nécessaire… mais il faut distinguer ici logique individuelle et logique sociale : avec la voiture, c’est la vie sociale dans son ensemble qui s’accélère. Deuxième exemple : la communication électronique (mail) est beaucoup plus rapide et puissante (possibilité d’envoyer presque instantanément un message à 1000 personnes) que tout autre forme de communication : mais nous avons tous fait l’expérience (professionnellement notamment) que ce progrès s’accompagne inévitablement d’un accroissement très important de ces communications. C’est une logique de « montée en flèche » : nous consommons plus de biens et d’informations, le nombre d’options et de possibilités s’accroît exponentiellement, et nous avons donc moins de temps à consacrer à chacune d’entre elles.
Deuxième aspect de ce paradoxe : il s’agit de courir de plus en plus vite pour faire du surplace. Comme nous l’avons dit, nous courrions jusqu’à présent, dans une perspective prométhéenne, avec un objectif d’amélioration de notre sort collectif ou individuel, alors que nous courrons aujourd’hui « pour conserver le statuquo, pour rester au même endroit » (Hartmut Rosa). C’est précisément cette thèse que développe l’ouvrage du philosophe, Accélération : Une critique sociale du temps (La Découverte, 2010). Alors que le déroulement de la vie matérielle, économique, culturelle, est toujours plus rapide, que nous avons conquis l’instantanéité de l’échange des informations et acquis la possibilité de se déplacer à des vitesses jusqu’alors infranchissables, on a l’impression que plus rien ne bouge ! Qu’on fait du surplace. Nous gagnons sans cesse du temps sur le temps (flux de l’argent, rythme de la production, transit des marchandises, déplacement des personnes), non pas pour construire une société meilleure, mais pour parer aux crises, pour « s’adapter au monde d’aujourd’hui », comme disent si bien nos politiques, pour éviter le pire. L’actuelle crise européenne nous en donne une démonstration remarquable. « Pour la première fois depuis 250 ans, les hommes du monde occidental d’aujourd’hui n’attendent plus une vie meilleure pour leurs enfants, mais craignent au contraire que leur situation ne soit plus difficile. Si nous voulons éviter que les choses se dégradent pour eux, il nous faut chaque année courrir toujours plus vite, accroître nos efforts, innover toujours davantage », explique Hartmut Rosa. Nous comprenons alors le sentiment d’urgence dans lequel nous nous sentons prisonniers : la vie apparaît comme un « océan d’urgences », et nous avons toujours le sentiment de n’avoir pas fait tout ce que nous avions à faire, avec le sentiment corrélatif de culpabilité qui l’accompagne. Coupables de ne pas aller assez vite, de n’avoir pas été au bout de la liste des choses à faire. Car si nous arrêtons de courir – après le travail, nos courriels, nos rendez-vous, nos obligations, après le temps qui file…. nous tombons. Dans le chômage, la pauvreté, la désocialisation…
Pour clore cette présentation du paradoxe de l’accélération de nos vies, voilà l’évocation de quelques métaphores qui, mieux que des développements discursifs, peuvent l’exprimer… La première est celle du cycliste qui est obligé de pédaler pour rester debout : peut importe alors la destination, le « pédalage » est une fin en soi, nécessaire pour ne pas tomber ; la deuxième est celle de quelqu'un montant une pente qui s’écroule, et qui fait par conséquent du surplace. La troisième, souvent utilisée par Hartmut Rosa, est celle du tapis roulant : imaginer quelqu'un qui court sur un tapis roulant (allant dans la direction contraire) pour ne pas reculer et tomber. Enfin la dernière métaphore que je voulais évoquer est la suivante : la société contemporaine serait « un bolide dont la portée des phares diminue en proportion de l’accélération. »(Louis Servan Shreiber). Plus çà va vite et moins on voit loin… Comment ne pas vouloir descendre d’un tel engin ? Mais comment faire ?
Examinons maintenant les différentes dimensions de ce malaise existentiel et social, telles que Hartmut Rosa les analyse dans son ouvrage. Penser ensemble l’accélération de la technique, du changement social, du rythme de vie et de l’expérience de stress qui l’accompagne, tel est l’objet de cette réflexion.
Comme nous l’avons déjà évoqué, cette histoire de l’accélération liée à la modernité est liée à deux séquences distinctes, qui sont celles de la conquête progressive de l’espace et du temps : l’invention de la machine à vapeur et la coordination universelle des horloges, étendue progressivement au monde entier, qui a joué un rôle coordinateur central (à partir de 1850). La transformation radicale de l’espace que cela a engendré est palpable à travers le changement de perception que l’on peut connaître lorsque l’on passe d’un déplacement à pied (espace que nous pouvons toucher et sentir) à un déplacement en voiture, ou mieux en avion (l’espace parcouru devient une pure abstraction). La deuxième accélération date de la fin des années 80, avec le développement d’Internet, qui coïncide avec l’effondrement du monde soviétique sur le plan politique, et la mondialisation néolibérale sur le plan économique. Les répercutions sociales et culturelles de cette « compression spatio-temporelle » sont innombrables selon Hartmut Rosa, en particulier en termes d’emballement de la machine : la virtualisation et la numérisation de processus jusque là matériels ont pour effet « une accélération de la production, de la circulation et de la consommation. ». La vitesse est l’arme principale de la guerre économique mondiale.
Cette anéantissement de l’espace et cette compression du temps nous mettent en situation de tension stressante entre d’une part tout ce qui est désormais offert, et d’autre part le temps (limité ; il est fixe…) que nous avons pour en jouir. Je peux voyager dans tous les coins du monde, télécharger un nombre impressionnant de musiques, livres ou films... Cette rapidité et cette proximité sont assez extraordinaires, mais en même temps, quels que soient mes choix, ils vont impliquer une nécessaire accélération qui va affecter la manière même dont je peux jouir du voyage projeté ou de l’objet consommé. Lorsque par exemple je prends l’autoroute, je ne visite plus le pays ; Lorsque je survole en avion une grande ville pour atterrir ensuite et être souvent transporté dans un camp de vacances, où l’on me proposera des visites guidées, la connaissance du pays concerné est tout de même très appauvrie… En dehors de ce cas un peu limite du « camp de vacances », pensons à tous ceux qui disent avoir « fait » cet été la Thaïlande en quatre jours … Que connaissent-ils de la Thaïlande ? Quoi qu’on fasse en effet, il faudra toujours beaucoup de temps pour rencontrer les habitants d’un pays, ou encore lire un roman ou savourer un air aimé… Bref, il faudrait ainsi faire très vite un maximum de choses : la gym, le régime, lire un livre, écouter une musique, mais aussi s’occuper du nouveau contrat d’assurance, inscrire son enfant dans une nouvelle activité de loisirs, lire sa boîte mail qui s’est dangereusement remplie, changer d’opérateur téléphonique suite aux nouveaux avantages proposées par une marque concurrente, ouvrir mon courrier de plus en plus abondant…etc. Cette tension et cette accélération du rythme de vie génère beaucoup de stress et de frustration, car nous avons le sentiment de ne jamais arriver au bout des choses à faire, compte-tenu de tout ce qui nous est offert
Accélération de la vie = augmentation du nombre d’actions par unité de temps
C’est en effet ce que signifie précisément cette expression. Le fait d’avoir de plus en plus de choses à faire raccourcit forcément chaque épisode. Pris par la vitesse et le sentiment d’urgence, nous sentons bien qu’il faudrait prendre le temps de réorganiser tout cela… mais prendre ces heures maintenant, et surtout décider de ralentir, c’est prendre le risque de ne plus pouvoir être concurrentiel dans cette course, de ne plus être à la hauteur. Cette dimension de la concurrence entre chacun est peut-être d’ailleurs –Hartmut Rosa le pense – au cœur même de cette machine à accélération. La plupart des épisodes de nos journées se raccourcissent : au travail (nous y reviendrons), mais aussi la durée des repas, du déjeuner, des moments de pause, du temps passé en famille, jusqu’au sommeil ou la promenade à pied (pour ceux qui en ont le temps !). Une nouvelle expression apparaît pour rendre compte d’une tendance à faire plusieurs choses en même temps, le « multistaking ». Cela peut aller d’activités plutôt « drolatiques » (comme par exemple se laver les dents sous la douche, à des activités sérieuses : Françoise Dastur, philosophe de la phénoménologie du temps, interviewée téléphoniquement par Philo Mag, dit : « A l’instant même : je suis en Ardèche, où je vis, mais je dois envoyer un programme de cours aux Etats-Unis, je suis en même temps en communication avec mes amis indiens, et je vous téléphone ! ». Nous sommes souvent dans l’angoisse des horaires, de ne « plus pouvoir suivre », mais aussi que notre vie nous échappe, que nous ne la voyons pas passer…
La « compression du présent » : il s’agit de désigner le fait que le « présent durable » a tendance à disparaître : il devient instable. Nous assistons à l’usure et à l’obsolescence rapide des métiers, des technologies, des objets courants, mais aussi des mariages, des familles, des programmes politiques, des savoir-faire … dans la société pré-moderne, le présent réunissait au moins trois générations car le monde ne changeait guère entre celui du grand-père et celui du petit-fils ; dans la modernité « classique », il s’est contracté en une seule génération : le grand-père sait que le présent de ses petits-enfants sera différent du sien. Dans la modernité tardive, le monde change plusieurs fois en une seule génération. Il y a maintenant plusieurs cycles de vie dans une vie, familialement, professionnellement (aux USA, il y aurait en moyenne 11 métiers dans la vie d’un Américain ayant suivi des études supérieures.).
De nouvelles difficultés pour l’identité : cette « compression du présent » rend de plus en plus difficile le développement d’un projet d’existence. Inscrit jusque là dans une logique du progrès et de la continuité, chacun pouvait penser porter en lui un projet d’existence, conforme à ce qu’on pourrait appeler « la bonne vie ». Le contexte économique, professionnel, social, géographique et devenu trop fluctuant et rapide pour qu’il soit plausible de prédire à quoi notre monde, nos vies, la plupart des métiers, et nous-mêmes, ressembleront dans quelques années. Il est significatif à ce sujet de constater comment l’ingénierie de l’orientation scolaire et professionnelle - c’est-à-dire les théories managériales qui s’appliquent à ce domaine - , se sont transformées, passant de la démarche du projet au long cours et de l’éducation des choix, à « l’éducation orientante » et « l’orientation tout au long de la vie », qui privilégie les compétences d’adaptabilité et d’opportunité dans un contexte d’incertitude, sur toute autre capacité de projection dans l’avenir lointain. L’identité ne repose plus sur des affirmations du type : « je suis boulanger, socialiste, marié avec Christine et je vis à Béziers. ». Nous dirions plutôt : « pour le moment j’ai un emploi de boulanger (je ne « suis » pas …), j’ai voté Hollande, mais demain est un autre jour et je ne voterai sans doute pas pour lui la prochaine fois, je suis marié avec Christine depuis 5ans mais nous allons divorcer, et je vis depuis 3ans à Béziers, mais je vais bientôt déménager à Lyon pour le travail…. ». « Il nous faut apprendre à devenir des surfeurs hasardeux, chevauchant la vague de l’accélération sans but et sans direction. »(H. Rosa)
La désynchronisation
La crise écologique actuelle serait un exemple de crise de désynchronisation : l’utilisation intensive des ressources naturelles se fait à un rythme beaucoup plus élevé que la reproduction des écosystèmes. De la même façon, le rythme de déversement des déchets est beaucoup plus rapide que la capacité qu’à la nature de s’en débarrasser. IL y a d’autres formes de désynchronisation : par exemple celle entre la démocratie politique qui exige le temps du débat, de l’argumentation, de la réflexion, de la délibération, pour construire un consensus, et l’économie mondialisée, où la vitesse de la transaction économique et financière s’accroît sans cesse. La spéculation est une affaire de vitesse (agit dans le très court terme, alors que l’investissement est une projection dans le long terme). Le contrôle insuffisant, sinon inexistant, de l’Etat sur le monde financier (suivant en cela l’orientation libérale), est aussi un facteur qui explique la désynchronisation radicale entre les bénéfices instantanés générés par la circulation financière de l’argent assisté par la haute technologie, et l’état de l’économie réelle, du logement, de la consommation, qui lui est beaucoup plus lent. Le ralentissement provoqué par l’éclatement de la bulle financière, en termes de récession économique et d’effort de rigueur des Etats, est en quelque sorte une phase de « resynchronisation », mais celle-ci se borne « à éteindre les feux » sans porter de réponse satisfaisante. Comment la politique démocratique peut freiner ou infléchir ce mouvement d’accélération apparemment sans limite ? A défaut de résoudre ce problème, elle risque d’être renvoyée à son impuissance. Une des manifestations de la désynchronisation est le « court-termisme » : c’est Louis Servan Shreiber qui développe cette idée dans son dernier ouvrage : « Trop vite ! Pourquoi nous sommes prisonniers du court terme ». Nous vivons tous, individus et institutions, un raccourcissement inquiétant de la réflexion ; nous avons de plus en plus de mal à nous décoller de l’urgence et du court terme pour prendre davantage de « surplomb ». De ce point de vue la tyrannie de l’opinion relayée par les médias, qui fonctionne à coups de sondages, d’images et d’émotions, en vient à primer sur le travail des corps intermédiaires, des partis, des institutions classiques, qui est plutôt régi par le langage et la raison. Cette confrontation permanente avec les électeurs par le biais des sondages est dangereuse, car elle pousse naturellement les politiques aux réactions immédiates au détriment de la réflexion à long terme, et risque de court-circuiter le fonctionnement normal de la démocratie.
L’accélération au travail.
Courir de plus en plus vite, sans jamais aller nulle part….
Le temps est évidemment de l’argent dans le cadre d’une société capitaliste : gagner du temps pour les employeurs revient à améliorer leurs bénéfices en accélérant la production et la circulation des biens. Les licenciements sont le plus souvent justifiés non par la diminution du travail à faire, mais par un gain de productivité, ceux qui restent étant davantage surchargés de travail (travail identique avec moins de travailleurs). Mais ce n’est pas seulement parce que les gens ont davantage de choses à faire, des tâches plus lourdes dans le même temps, qu’ils tombent malades ou en dépression (ou parfois même se suicident…). C’est le sentiment de courir toujours de plus en plus vite sans jamais aller nulle part. Un être humain peut encaisser de grands efforts quand ceux-ci ont des chances de le conduire à un objectif important pour lui, ou sont plus généralement « payé de retour » d’une façon ou d’une autre. C’est même le fondement d’une théorie de la motivation. Mais il s’agit ici de courir de plus en plus vite pour faire du surplace, sans beaucoup d’espoir de reconnaissance ni d’amélioration de carrière. La valeur travail est de son côté assez nettement dévalorisée. Courir juste pour ne pas tomber du monde du travail, ne pas se retrouver du côté des exclus, n’est sans doute pas une motivation très mobilisatrice... Il est également reconnu que les nouvelles conditions de travail imposées dans les grands secteurs d’activité rendent souvent impossible l’atteinte des objectifs fixés, laissant le travailleur dans un état de stress permanent, mais aussi de découragement et de culpabilité devant la tâche non terminée dans le temps imparti…. Tous ces facteurs accumulés peuvent expliquer la vague dans nos sociétés contemporaines de dépressions et de suicides au travail (cf. aussi à ce sujet le livre de Ehrenberg : « La fatigue d’être soi »).
De moins en moins d’emplois stables. L’insécurité professionnelle
En Allemagne, ou la politique dite de « flexibilité » est menée activement, des études récentes montrent une érosion constante des emplois stables depuis 1990, une réduction sensible de la durée d’emploi au sein d’une même entreprise, une augmentation des déplacements d’une entreprise à l’autre (lorsqu’il y a un changement d’emploi), une recrudescence des contrats à court terme. Ajoutons à cela les dérèglementations des conditions de travail, l’augmentation des formes d’emploi intérimaires, à temps partiel, à la maison … La vitesse est ici synonyme d’instabilité et d’insécurité.
L’accélération des modes d’organisation dans l’entreprise et des formes d’évaluation
De nouvelles stratégies pour gagner du temps et de l’argent sont régulièrement proposées par les Directions. Elles ne procèdent pas d’un processus d’apprentissage au sein de l’entreprise (au sens où elles seraient dans le prolongement d’une expérience collective théorisée), mais sont au contraire souvent aléatoires, relevant du changement pour le changement. N’aboutissant généralement à aucune amélioration réelle, elles accroissent le sentiment de dévalorisation et d’anxiété des travailleurs concernés. Dans le même temps, les formes de classement, d’évaluation, de notation se multiplient de façon souvent frénétique. Cela se vérifie quelque soit le domaine, y compris dans le secteur public (je peux témoigner en ce qui me concerne pour l’Education Nationale…). La pression est donc permanente, assortie parfois de menaces diverses. L’inflation des procédures de cette sorte, et le temps de réalisation qu’elles nécessitent, empêche souvent les enseignants d’avoir le temps d’enseigner, les médecins et infirmières de soigner et de s’occuper humainement de leurs patients, les chercheurs de se concentrer sur ce qu’ils recherchent…
Une actualité accélérée
Les évènements semblent se succéder désormais à grande vitesse, via les chaînes de télévision et internet qui diffusent maintenant à jet continu (pensons au bandeau des chaînes d’info où défile 24H sur 24H et minute après minute un texte sur les dernières informations) les nouvelles du monde. Ne s’agit-il que d’un effet d’optique provoqué par les médias, ou l’Histoire du monde s’accélère-t-elle réellement ? Sans doute les deux (il est au moins probable que cette accélération « technique » contribue à celle du changement social par le biais d’interactions de plus en plus rapides entre la société (par exemple les marchés financiers…) et les médias). Toujours est-il que nous avons l’impression d’être submergés par un flot d’images et d’informations que nous avons tendance à oublier presque aussi vite que nous en avons pris connaissance : qui se souvient vraiment des évènements marquants de l’année 2011 ? Cette accélération touche donc aussi notre capacité de comprendre notre époque en profondeur : les images allant plus vite que les analyses, nous avons du mal à développer une emprise théorique sur le monde, et privilégions souvent un seul aspect d’un problème important en général retenu par les médias eux-mêmes, qui devient le sujet unique du débat : par exemple et au hasard, en France, la question de la burka, de la viande hallal, ou des prières dans la rue, ont littéralement confisquées le débat national pendant plusieurs semaines, alors que le vrai problème de ce que signifie vraiment la laïcité et comment nous pouvons nous en saisir pour qu’elle devienne un réel outil en faveur de l’intégration n’est jamais réellement abordé… Le sentiment qui domine aujourd’hui par rapport à cette vitesse des actualités est un sentiment de désorientation : nous nous sentons en quelque sorte un peu déboussolés face à ce déferlement de « news » en provenance du monde entier…
Comment ralentir ? Peut-on infléchir, modifier cette accélération de nos vies ?
Les ressorts existentiels de l’accélération
Tout en devant distinguer, dans cette question, le plan individuel et celui du collectif, nous ne devons pas raisonner non plus comme si nous étions les victimes passives et sans défense condamnées à subir cette accélération de nos vies. Nous sommes aussi, en tant qu’individus, des parcelles de ce collectif. Quels sont donc les ressorts implicites de cette accélération au niveau de nos existences individuelles ? Nous pouvons poser la question autrement : en quoi sommes-nous « contributifs » dans ce processus, quelle est notre part ? Pour H. Rosa, mais aussi l’écrivain Gilles Finchelstein (« La dictature de l’urgence », Fayard), le moteur de l’accélération serait la transformation de notre désir d’éternité – désormais de plus en plus problématique à l’époque du désenchantement du monde et du peu de crédibilité accordée aujourd’hui à la promesse religieuse de vie éternelle – en recherche un peu obsessionnelle d’intensité à travers la multiplicité des expériences avant de mourir. Complémentairement à cette motivation, et en l’absence de normes ou codes éthiques communs, notre monde du devoir serait réglé par un régime normatif de nature temporelle : « l’océan d’exigences » auquel nous nous sentons quotidiennement confrontés serait aussi notre création propre, sorte d’auto-injonctions que nous adresserions à nous-mêmes. D’où la culpabilité précédemment évoquée devant la liste des choses à faire… Le temps serait ainsi fait pour agir, et l’accélération toujours plus grande serait synonyme de plus grande vitalité aussi. Mais si ces ressorts existentiels sont bien réels, les effets négatifs en termes de souffrance le sont également : cette frénésie apparaît dommageable ; bien loin de nous combler, elle génère de la frustration mais aussi de l’angoisse devant cette impression de dispersion, de superpositions de temps désaccordés, de « tourbillon existentiel », et d’absence de sens.
Si le temps est essentiellement aujourd’hui le temps qui nous permet d’agir, sans doute risquons-nous de perdre le temps de l’être, de notre être. Pensons à Montaigne qui répond dans Les Essais à celui qui se désole de « n’avoir rien fait de la journée », « mais n’avez-vous donc point vécu ? ». Le modèle de vie qui paraît sous-jacent à cette accélération incessante se présente comme antagoniste à une véritable présence au monde et à soi-même, à une capacité à « être-là ». En effet la dispersion qu’il induit empêche cela, d’où le sentiment d’une vie qui nous échappe… Peut-être rejoignons-nous ici cette grande opposition entre la culture du monde occidental et celle décrite par Mathieu Ricard lorsqu’il s’entretient avec son père JF. Revel, « Le moine et le philosophe » : « Le but n’a jamais été de transformer le monde extérieur par l’action physique sur le monde, mais de le transformer en faisant de meilleurs êtres humains, en permettant à l’être humain de développer une connaissance intérieure ». Doit-on donc remettre en question, en s’appuyant notamment sur la pensée bouddhiste, le présupposé occidental selon lequel « le Salut est dans le temps » ? Il s’agit de l’idée du temps en tant que vecteur d’un processus collectif et continu de transformation et d’amélioration globales du sort de l’humanité, par l’action des sciences et des techniques, du droit, des institutions politiques, des progrès de la culture et son extension. Doit-on par conséquent privilégier la recherche de sagesse personnelle ici-maintenant sans trop imaginer le futur et s’en préoccuper, comme le préconise Mathieu Ricard ? La réponse n’est probablement pas de type binaire et doit s’inscrire dans une pensée de la complexité, comme peut nous y inviter Edgar Morin. Le rêve de nos aînés, c’est-à-dire le bien-être matériel et le confort, est en partie accompli dans nos sociétés contemporaines (malgré des inégalités criantes).
Ce qui n’empêche pas d’ailleurs l’emballement toujours frénétique de la machine économique, comme si la viabilité de ce modèle productiviste ne pouvait reposer que sur un mode de vie centré sur une consommation toujours plus importante. De récents travaux d’économistes parlent à ce sujet de « dépendance systémique » à la croissance et à la productivité
Mais nous nous rendons compte que cette relative abondance est d’un coût humain exorbitant, tant sur le plan économique, social et écologique, que sur le plan de nos existences individuelles : course à la vitesse, stress, vide intérieur. Cette logique du rendement et de la productivité engendre un mal-être profond. Comment donc peut-on surmonter l’alternative décrite par Mathieu Ricard ? Comment réconcilier le temps de l’être et celui de l’action ? Telle est la problématique des sociétés de la modernité tardive…
Décider de « se donner le temps qu’il faut »
Si nous subissons un système dominant de l’accélération, nous avons montré que nous avions aussi une participation ou une contribution active à ce processus, et donc qu’inversement nous avions aussi entre les mains des stratégies pour résister. La figure de « l’homme débordé », dispersé, agité, qui ne peut aller au bout de ce qu’il fait, ni être totalement en phase et ajusté aux processus temporels dans lesquels il se trouve, renvoie à une difficulté à choisir entre des options toujours plus nombreuses. Nous serions ainsi « agis » par un temps quelque peu chaotique, prisonnier de l’urgence et de l’immédiateté. Mais ne pouvons-nous pas résister à l’accélération du temps, et décider de se donner le temps qu’il faut pour être totalement présent dans le déroulement de l’activité choisie, et afin d’aller jusqu’à un certain terme. La relation au temps et sa « gestion », tout en étant surdéterminée socialement, n’en reste pas moins une affaire personnelle. Il faut « prendre le temps » dont nous avons prioritairement besoin, sous peine de n’avoir jamais le temps. La question posée est donc celle des priorités que nous nous donnons, dans un monde qui a tendance à laisser croire que la seule priorité est la multiplication des activités… Lorsque que j’étais formateur, je choisissais de manière un peu « drastique » de consacrer beaucoup de temps au travail de préparation et de réflexion en amont, jugeant que seul celui-ci pouvait donner tout son prix à cette activité de formateur… Bien sûr, cela implique qu’il reste moins de temps pour le reste… A chacun finalement d’en décider, mais il y a là pour chacun une vraie marge de manoeuvre… Aujourd’hui que je suis libéré des obligations de travail salarié, je ne me sens nullement contraint à « profiter » du nouveau temps libre dégagé, au sens où on peut l’entendre habituellement sous ce régime d’accélération, et je me suis même dit à la première lecture de ce sujet que je n’étais pas concerné… Aucune tentation « activiste », au contraire… mais un temps très important consacré à la lecture et à l’écriture en philosophie, dans des conditions qui évitent le plus possible de générer du stress, ce qui signifie prendre tout le temps nécessaire à la gestation, et « être-là » autant que possible ! C’est bien sûr un choix personnel qui n’a pas valeur d’exemple (sur la priorité qui est faite), mais qui illustre ce que peut signifier « prendre le temps qu’il faut ». Cette priorité n’est pas non plus éternelle, et susceptible d’être autre ultérieurement… Je n’ai donc pas le sentiment que tout va trop vite, mais en revanche le temps que je prends là « dévore » en quelque sorte l’ensemble du temps, et peut provoquer, les années passant, un sentiment de rétrécissement du temps qui reste… Mais notre désir d’immortalité ou d’éternité n’est pas davantage satisfait dans l’étourdissement de l’activisme.
Le « slow »
Face à cette société que certains n’hésitent pas à caractériser d’épileptique, les déclinaisons du « mouvement slow » apparaissent… D’abord le Slow Food par l’italien Carlo Petrini dans les années 80, en réaction à l’extension de l’empire McDonald’s, puis la « slow éducation », la « slow science » …etc. Tentatives de résistance anecdotiques par leur impact, mais symboliquement signifiantes. Il faut signaler à ce sujet la grande entreprise de construction de l’Horloge du Long Maintenant par Stewart Brand – figure historique de la cyberculture américaine, auteur d’un monument de la contreculture, leWhole Earth Catalog, dirige depuis 1996 une étrange fondation, The Long Now Foundation, qui cherche à promouvoir la pensée à long terme. “Penser le temps autrement”, “explorer toutes les pistes favorables à la réflexion, à la compréhension et à un comportement responsable sur de longues périodes”. Enfouie dans une montagne du Nevada, l’horloge est vouée à fonctionner dix millénaires, même si personne ne vient la voir. Tant que le soleil brille et que la nuit tombe, elle est capable de se synchroniser elle-même, sans assistance humaine. Pour plus de détails, voilà ce qu’en dit un article paru en mai 2012 dans la revue « Le Temps et Nous » :
“Alimentée par le changement des températures saisonnières, elle avance d’un cran par an, sonne une fois par siècle, et le coucou en sort une fois par millénaire”, détaille Stewart Brand. Une telle horloge incarnerait aux yeux de l’humanité “le temps dans toute sa profondeur” et deviendrait, selon l’auteur, un “monument charismatique qu’on pourrait visiter, un sujet de réflexion, un symbole du débat public qui recadre les modes de pensée.” “C’est donc un mécanisme et un mythe”, précise Brand, qui confère à cet objet paradoxal (une horloge pour se libérer du temps qui passe, quand sa fonction consiste au contraire à faire résonner son existence, seconde par seconde) une vertu existentielle et politique. “Comment rendre la pensée à long terme instinctive et commune, plutôt que difficile et rare ? Comment rendre inévitable la prise de responsabilité à long terme ?”
Le problème de l’accélération technologique est que “son urgence effrénée bouscule systématiquement tout ce qui compte à long terme”, avance Brand. Face à ce que certains appellent un “épuisement temporel” – à force de gérer le présent, il ne reste alors plus d’énergie pour envisager l’avenir –, la sociologue Elise Boulding proposait dès 1978 une solution : élargir de deux cents ans l’idée qu’on se fait du présent, cent ans en avant, cent ans en arrière. L’Horloge du Long Maintenant approfondit cette idée en permettant précisément d’étendre notre conception du présent et donc de le rendre plus “long”, plutôt que plus “large”.
Par-delà la complexité de son ordonnancement technique, autant fantaisiste que futuriste, ce dispositif a valeur d’expérience de pensée qui résonne dans le vide de notre époque fragilisée par l’absence de vision longue, de patience ou de responsabilité. Or inventer un nouveau monde intégrant les problématiques de long terme (dérèglement climatique, expansion de la pauvreté…) exige paradoxalement d’agir vite. Car, comme l’indique le titre d’un nouvel appel pour une gouvernance mondiale solidaire et responsable (signé par Peter Sloterdjik, Stéphane Hessel, Mireille Delmas-Marty, Michel Rocard, Edgar Morin…), Le monde n’a plus de temps à perdre (éditions Les liens qui libèrent). Le rapport au temps crée ainsi une tension inextricable dans nos sociétés, entre l’obligation de ne plus le perdre et la nécessité d’en ralentir le rythme. »
Laisser être le temps….
Comme le dit bien Françoise Dastur, le temps de l’agir dans le monde d’aujourd’hui n’est plus le temps de l’être, mais un temps morcelé, composé d’une succession éclatée d’instants, qui donne à notre vie son caractère à la fois débordé et dispersé. Nous devons résister à cet enfermement dans des « instantanéités », pour retrouver une forme de continuité et de cohésion temporelle entre notre passé, notre avenir proche et notre présent, seule manière d’être vraiment là… Des techniques orientales comme le bouddhisme ont précisément l’intérêt de renouer avec cette cohésion par le recueillement et la méditation. Contre l’idée de s’approprier le temps il faut le laisser être… Un philosophe marxiste, Michel Clouscard (mort en 2009), distingue de manière très intéressante le rythme rock du swing : le rock découpe la durée musicale en tranches homogènes, le temps devenant linéaire, c’est le temps du même, « le temps réduit à la répétition. Ce qui a été sera. ». Le temps du nourrisson, rythmé par la tétée, serait la structure temporelle la plus archaïque de ce point de vue. Il faut y voir la prégnance à venir du rôle de la cadence, plutôt du côté de l’obéissance et de la dépendance. Mais nous pouvons nous délivrer de la répétition mécanique et découvrir le swing : il n’est pas l’absence de rythme, mais une capacité à moduler ce dernier en y introduisant des écarts. Un temps finalisé par la médiation de l’autre, qui n’est plus celui de la répétition machinale et forcée. Sans pouvoir filer plus longtemps – eu égard à mon absence totale de compétences en la matière - la métaphore musicale, j’ai cru comprendre que le « swing », qui n’est pas une musique mais une façon de jouer la musique, privilégiait le balancement du rythme, et sa libre interprétation. Cette opposition semble recouvrir deux conceptions du temps antagonistes : le temps considéré comme de l’espace et de la pure quantité, que l’on peut découper à loisir en vue d’une discipline et d’un rendement personnel maximum, s’en laisser de place dans ce découpage à l’irruption de l’autre ou des autres. C’est ce qu’explique Sénèque dans « De la brièveté de la vie », quand il met en garde contre tous ceux qui viennent empiéter sur notre propre vie – créanciers, amis, patrons …etc. – et nous font perdre un temps précieux qui devrait être consacré au soins de notre âme, dans le cadre d’une gestion rigoureuse de son temps. Aux antipodes de cette conception, Epicure (« Lettre à Hérodote ») insiste au contraire sur le caractère « long » ou « court » de notre expérience du temps. On ne peut pas découper le temps des activités humaines en parts égales. Il y a des heures qui passent très vite, et d’autres qui sont très lentes. Il est donc plus qualitatif que quantitatif, à géométrie variable, et ne peut pas être toujours découpé arithmétiquement, comme on le fait pour l’espace. Le « temps fondamental » (Bergson) s’exprime dans la durée, dans l’écoulement d’un temps qui n’est que qualité, transition ininterrompue, et traduit le dynamisme de la vie même, est la vie même. Même si la conception spatiale du temps, celle du cadran de l’horloge, est nécessaire pour l’action. Il faut donc des moments où « laisser être le temps ». Plutôt que toujours subir les flux incessants de l’immédiat, et tenter d’écluser tant bien que mal ses informations et sollicitations –une autre métaphore peut être utilisée ici : celle d’une embarcation qu’il faut écluser en permanence sous peine de chavirer ou se noyer-, il est vital, comme Michel Foucault nous y encourage après les philosophes de l’Antiquité, de s’occuper de soi-même, et ne pas toujours se laisser entraîner par les affaires, les réunions, les convocations, les sollicitations… C’est cette recherche de « cohésion temporelle » qui justifie la recherche de pauses, de « techniques de verrouillage » (Frédéric Gros, philosophe à Sciences Po et auteur de « Marcher, une philosophie ») entre soi et les flux du monde. De façon aussi à ne pas être dans une répétition permanente et sans cesse accélérée synonyme d’oubli de soi, au profit d’un rythme qui nous est propre. Mais chacun peut trouver ses propres stratégies : le retrait temporaire du monde, la méditation, le cercle d’amis, mais aussi la plage ou la marche, ou encore la lecture, l’écriture… etc. Il s’agit de se « donner du temps », mieux, de « se donner le temps »… Du temps à soi, le temps pour soi-même afin de favoriser aussi une orientation plus réflexive à sa vie, à la manière de l’examen de conscience stoïcien. Car en fin de compte, nous retrouvons là les « exercices spirituels » chers aux anciens.
Daniel Mercier, 03/06/2012
L'aperçu de la discussion
« Où allons-nous si vite ? »
Café Philo à la Maison du Malpas le samedi 9 juin à 18H
Résumé de la discussion
La difficulté d’envisager le long terme, mais aussi de se projeter dans un temps « long » (le projet au long cours…), quand tout change si vite (les métiers, les techniques, les mœurs, la famille, la vie amoureuse…), est évoquée. Les rythmes de vie aujourd’hui sont souvent posés en opposition au rythme de l’être, en particulier biologique ou psychologique. La vitesse de la production, de la consommation, de la circulation, rendus possibles par les nouvelles techniques (les deux grandes révolutions étant celles de la machine à vapeur et d’internet), au lieu de nous faire « gagner du temps » et de nous permettre de mieux l’occuper, nous condamnent au contraire à être de plus en plus débordés par l’accélération encore plus forte de nos rythmes de vie eux-mêmes. Dans un contexte anthropologique de changements aussi rapides, c’est la transmission d’une génération à une autre, condition de l’éducation, qui s’en trouve compromise. Nous travaillons toujours plus vite, non pas pour gagner plus ou progresser dans notre carrière, mais simplement parce que nous ne pouvons pas faire autrement si nous ne voulons pas « tomber », être marginalisés… Le but nous échappe, sinon celui de se maintenir. D’où l’image de celui qui courre sur un tapis roulant et fait du surplace. Cette accélération généralisée est liée à l’argent : le jour où notre économie découvre que le temps à un prix et que l’on peut par conséquent acheter le temps (prêt à intérêts), les conditions sont réunies pour une recherche de productivité toujours plus grande (le temps est en effet au coeur du phénomène de productivité). L’idéologie du protestantisme, libérant le temps des « affaires humaines » de l’emprise de Dieu, soutient historiquement ce processus (cf. les travaux du sociologue Max Weber). La financiarisation de l’économie, avec la vitesse des opérations spéculatives, symbolise aujourd’hui cette valeur marchande attribuée au temps, avec toutes les dérégulations qu’elle génère. La société occidentale est depuis l’origine fondée sur le projet prométhéen d’un « salut par le temps » : celui-ci serait nécessairement le vecteur du progrès et de temps meilleurs. Il n’en va pas de même pour les cultures orientales, ou encore dans les sociétés primitives qualifiées parfois de « stationnaires »… Dans le bouddhisme par exemple, il est davantage question de recherche de sagesse personnelle, et le temps comme vecteur de progrès au plan collectif et social n’est pas vraiment valorisé. Mais il ne s’agit sans doute pas d’opposer de manière binaire le temps de l’action (celui que privilégie notre culture occidentale) d’un autre temps supposé être celui de « l’être »… Le confort et le bien –être matériel ont fait rêver nos aînés, et nous en sommes toujours, ô combien, tributaires… mais nous savons maintenant qu’il s’acquiert au prix d’un coût exorbitant (inégalités criantes, crise économiques à répétition, crise écologique, mais aussi mal-être personnel, sentiment de vide intérieur, de « tourbillon existentiel »). Peut-on alors concilier le temps de l’action et le temps de l’être ? Comment ? Mais tout d’abord, en quoi sommes-nous complices, ou du moins « contributifs », à cette accélération du temps ? La recherche d’intensité par la multiplication des expériences n’a-elle pas aujourd’hui remplacé notre désir d’éternité mis à mal par le «désenchantement du monde » ? La puissance de notre imagination ne connaît aucune limite et dépassera toujours ce que nous pouvons réellement faire, faisant ainsi le lit au danger toujours présent d’emballement et de frénésie … mais nous savons bien au fond qu’un tel étourdissement par la multiplication des activités finit par générer de la frustration et le sentiment d’une vie qui nous échappe… C’est peut-être à chacun de trouver comment il peut synchroniser, pour son propre compte, le temps social qui lui est imposé, et son propre temps individuel… car la notion de vitesse est elle-même subjective, et ne peut être évaluée en dehors de l’équation personnelle de chaque sujet. Tout en sachant que notre inconscient nous empêchera d’en faire uniquement une affaire de choix parfaitement volontaire et maîtrisé… Mais si chacun doit trouver « sa bonne allure », l’accélération sociale que nous subissons semble enrayer aussi bien le plaisir que la pensée… Comment, face à l’ensemble des options qui nous sont proposées, dans un contexte d’égalisation démocratique qui se refuse à toute hiérarchisation, pouvons-nous établir nos propres priorités ? Comment pouvons-nous sortir du cercle vicieux du « toujours plus de production et de consommation » ? Comment éviter de se culpabiliser devant une liste de choses à faire qui ne sont (en partie) que le fruit de nos propres injonctions ? Les dernières prises de parole semblent converger sur la nécessité de moments où l’on est capable de « se donner le temps qu’il faut », et « laisser être le temps » pour se retrouver soi-même : diverses stratégies sont évoquées pour se protéger et s’abstraire de l’accélération des flux du monde …
Daniel Mercier, le 18/06/2012