" Lucide mais heureux"

 Le vendredi 18 octobre 2024  à 17h45, à l'Office de Tourisme La Domicienne Maison du Malpas.

 

Le sujet : "Lucide mais heureux ?"

Présentation du sujet. 

La lucidité nous rend-elle heureux ?

 Pas spécialement ! Mais peut-on faire abstraction de la réalité qui nous entoure ? Faut-il être retranché dans une sorte de « bunker » nous protégeant du réel et de son caractère tragique ? Il est vrai que notre représentation classique du bonheur – plénitude, absence de troubles, eaux calmes du lac sans rides de la félicité – semble bien éloignée des malheurs du monde et des difficultés de l’existence… Pourtant, la première vertu du philosophe est l’exigence de vérité, donc la lucidité. D’où notre question de ce soir, à l’enjeu existentiel décisif : lucidité et bonheur sont-ils compatibles ? Mieux, l’un peut-il vraiment exister sans l’autre ? Et à  quoi ressemble ce bonheur ?

 

 

 

 

Ecrit Philo

 "Lucide mais heureux ?"  Daniel Mercier

Intervention :CAFE PHILO VENDREDI 18 OCTOBRE 17H45 MAISON DU MALPAS                                   Daniel Mercier

 

INTRO

Etre heureux en oubliant tous les malheurs d’une humanité en crise ?

Le bonheur est souvent associé dans nos esprits à un état de plénitude où tous ses désirs seraient exaucés ; où rien ne manquerait… Une sorte de paradis sur terre. Cette représentation du bonheur est rigoureusement incompatible avec l’état du monde aujourd’hui (comme de tout temps d’ailleurs…) ! Ce monde rêvé n’a en effet rien de commun avec le monde chaotique qui est le nôtre, celui des enfants que l’on tue en Ukraine ou à Gaza, celui de la haine et de la xénophobie, celui des précaires et des sans-abris,  celui des forêts qui brûlent et de la catastrophe climatique, celui des migrations de masse qui s’annoncent prochainement…etc. Comment oublier tous les malheurs d’une humanité en crise, ou encore davantage le tragique de l’existence humaine auquel personne n’échappe ? Comment la plénitude – qui signifie que nous sommes « comblés » - pourrait-elle faire bon ménage avec un tel état des choses ? Seuls l’inconscient égocentrique et/ou le somnambule peuvent être aveuglés au point d’être heureux…

Espérer des jours meilleurs ? 

Mais, pourrait-on objecter cependant, mon bonheur peut résider dans l’espoir d’une « autre vie » au-delà de celle-ci, ou encore tout simplement en une vie meilleure, une vie où mes désirs les plus profonds se réalisent. Ainsi lucidité et bonheur-espérance seraient compatibles…. Mais l’espoir, comme le dit Spinoza ne va pas sans crainte : que vaut une vie où j’espère sans cesse la réalisation de mes vœux, et où, donc, je suis sans cesse dans la crainte de ne pas aboutir ? Peut-on vraiment considérer cette disposition d’esprit « heureuse » ou « joyeuse » ?

Comment alors pouvoir concilier la lucidité avec le bonheur ? Est-ce seulement possible ?

Faire le deuil du bonheur ?

Peut-être en effet doit-on se résoudre à choisir la lucidité en faisant le deuil du bonheur au nom de l’exigence philosophique de vérité, ou au contraire opter pour les « simples d’esprit » selon l’adage biblique : « aux innocents les mains pleines ».

« Etre heureux désespérément » (André Comte Sponville) ?

Mais ne peut-on pas défendre la thèse de la compatibilité des deux en investissant une forme de joie inhérente à la vie même, indépendamment de son caractère tragique et des malheurs du monde ? A quelles conditions et sous quelle forme ? Tentons de revenir pas à pas sur le chemin tracé dans cette introduction…

  1. Etre heureux dans  l’oubli ou l’illusion ?(première option)

Préférer ne pas voir ou savoir…

Nous devons nous rendre à l’évidence : quoiqu’en pense la philosophie, la vie quotidienne est remplie d’exemples où nous préférons « ne pas voir ou savoir » pour « être tranquille ».Les paroles de Jésus me sont venues à l’esprit ; s’adressant à la foule, il annonce : « Heureux les pauvres d’esprit ! ». L’interprétation de ses paroles montre que ce n’est pas l’ignorance en particulier qui est visée… Cependant, l’idée de faire preuve d’humilité et de s’en remettre inconditionnellement à Dieu pour pouvoir rejoindre son Royaume ne va dans le sens d’un effort de connaissance et de lucidité ! La version laïque est encore plus explicite : «          aux innocents les mains pleines ! ».

Aimons-nous vraiment la vérité ?

Il n’est pas certain à ce sujet que nous aimions tant que cela la vérité, comme le prétend pourtant Augustin. N’aimons-nous pas surtout ce qui est conforme à nos désirs ? Selon Clément Rosset, le désir est le principal responsable  de cette propension humaine à créer des « doubles » en lieu et place  du réel. A ne pas adhérer au réel tel qu’il est. Freud appelle « illusion » une croyance dont la principale motivation est la réalisation d’un désir[1].

C’est Géronte dans les Fourberies de Scapin qui bloque éternellement sur cette idée que son fils Léandre ait pu monter sur une galère turque et se soit fait kidnapper : « Que diable allait-il faire dans cette galère ? » dit-il en boucle. Il refuse obstinément ce qui est pourtant censé être un fait (qui n’en est pas un en réalité puisqu’il s’agit d’un scénario imaginaire destiné à le tromper, mais peu importe puisqu’il s’y laisse prendre), tout simplement parce que cela l’oblige à débourser une rançon. Le désir ici (« rien de tout cela ne s’est produit ») est plus fort que tout, et empêche tout simplement de prendre acte de la réalité[2].

Jusqu’'à quel point en effet sommes-nous prêts à nous ouvrir sur des vérités qui nous impactent fortement et brutalement et/ou qui contrediraient ce sur quoi nous avons construit notre identité et notre équilibre ? Voulons-nous vraiment « désillusionner » le monde et nous-même ?  Notre tolérance au réel est fragile, et nous disposons de multiples stratégies pour y échapper lorsqu’il devient indésirable.

« Gai et content » au prix de l’ignorance ?

La question ne doit donc pas être éludée : on doit légitimement nous demander avec Descartes[3] « s’il est mieux d’être gai et content », fût-ce au prix de l’ignorance et de l’illusion, qu’être lucide au risque d’être attristé par la connaissance de la vérité. Nul doute en effet que parfois les hommes doivent parfois le bonheur dont ils jouissent à leur propension à s’abuser sur la réalité des biens qu’ils croient posséder. Comme le dit par exemple Pascal[4], les hommes se croient aimés de leurs amis ou de leur conjoint, alors qu’un peu de perspicacité leur révélerait combien ils se trompent… Nous pouvons évoquer également les illusions religieuses ou politiques qui peuvent leur donner une forme de satisfaction dont est privée celui que l’exercice de la raison peut détourner de ces dernières. Doit-on par conséquent se méfier de la lucidité et faire l’apologie d’une condition qui privilégie une sorte d’hébétude intellectuelle comme garantie d’une innocence et du contentement ? Ou bien avec Kant dénoncer une tendance qu’il qualifie de « misologie »[5] ?  Nous voyons au moins trois raisons qui invalident l’idée du bonheur dans l’ignorance :

  1. Le bonheur dans la vérité

En tant qu’être pensant, poursuivre la connaissance de la vérité est un bien en soi qui participe d’une plus grande perfection ou d’une plus grande valeur de notre être. Elle est également nécessaire pour nous éclairer dans la conduite de notre vie et pouvoir mieux juger et agir. Le bien pour soi rejoint ici le bien en soi, le bonheur devient inséparable de l’éthique. Il est donc nécessaire pour cette qualité de bonheur de lutter contre la tendance que nous avons à vouloir « prendre des vessies pour des lanternes ». L’usage plein (ou en tout cas le plus développé possible) de ses facultés d’entendement nous donne un contentement intérieur et une estime de soi qui doit prévaloir sur toutes les satisfactions qui seraient le fruit d’une certaine forme d’aveuglement ou de somnanbulisme. C’est aussi dans l’effort de vérité et de lucidité que l’être humain éprouve sa force et sa capacité à surmonter ses faiblesses. Le vrai bonheur serait donc un bonheur vrai, et seul le bonheur dans la vérité est digne d’intérêt : « Que vaudrait un bonheur obtenu à coups de drogues, de mensonges ou d’illusions ? » (André Comte-Sponville)

b) Ouvrir les yeux, même au prix d’une existence assombrie ?

Mais il est vrai que ce qui vient d’être dit ne semble pas devoir effacer le bonheur ressenti dans les situations où nous nous laissons bercer dans des illusions qui nous sont favorables, en allant dans le sens de ce que nous espérons… Car après tout la lucidité ne rend pas spécialement heureux, et l’exigence éthique n’est pas le bonheur. Doit-on toujours ouvrir les yeux, même au prix d’une existence assombrie ? Une deuxième  raison vient alors aussitôt au secours de la précédente (point précédent) : quoi de plus désagréable pour l’homme de découvrir qu’il s’est abusé ? L’absence de lucidité a souvent un prix : ce que l’on a pas voulu savoir revient en contrebande ou en boomerang dans sa vie, souvent de manière irruptive et destructrice. Il est probable par exemple que si nous continuons de traiter avec désinvolture le réchauffement climatique, la note que nous devrons acquitter en sera d’autant plus élevée, et l’irruption de problèmes à la chaîne de moins en moins susceptibles de trouver des réponses satisfaisantes… Prenons un exemple plus trivial, en lien avec notre économie psychique personnelle : si je suis amoureux et que je me berce d’illusions sur la réciprocité de cet amour (alors que ce n’est pas le cas), il y a de fortes chances pour que la chute future soit sévère. Même si je peux vivre quelques temps un bonheur sans nuages, l’orage risque de ruiner d’un coup mes illusions et me « foudroyer »… Dans une telle situation l’apprentissage du désamour devient une nécessité impérieuse[6]

  1. Mettre en œuvre ses « facultés supérieures » aura toujours la préférence…

Une troisième raison pourrait également être invoquée : comme dans le mythe d’Adam où celui qui accède à la connaissance ne peut plus désormais faire machine arrière pour revenir dans l’état d’innocence et d’ignorance initial, celui qui est intelligent ne veut plus devenir « simple d’esprit » ou imbécile, celui qui est instruit ne veut plus devenir ignorant, celui qui a une conscience aiguisée ne veut plus devenir « inconscient » etc. La satisfaction intérieure ou les plaisirs éprouvés à travers la quête de vérité et de sens, une fois vécus, ne s’échangent plus contre les plaisirs de l’autre côté. John Stuart Mill distingue ainsi les plaisirs selon leur qualité ; et c’est un fait indiscutable selon lui que ceux qui ont « une connaissance des deux genres de vie… donnent une préférence très marquée à celui qui met en œuvre leurs facultés supérieures ». L’estime de soi est ici un enjeu important, et comme le dit un peu brutalement Mill, « il vaut mieux un Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait. ».

    2. Espérer des jours meilleurs ? (deuxième option)

Les malheurs du monde ou le tragique de l’existence, quelle que soit la manière dont ils se manifestent, ne semblent pas pouvoir empêcher la possibilité de l’espoir ou de l’espérance de jours meilleurs. Le bonheur est ainsi souvent relié à un tel espoir, et nous pouvons pour cette raison l’appeler le « bonheur-espérance ». Cette conception du bonheur est associée alors à un but (plus ou moins lointain) et une quête permanente. Mais cela signifie donc que nous ne sommes pas présentement heureux, puisque si nous l’étions nous n’aurions pas besoin de courir après. L’espoir du bonheur, lié à l’attente, nous fait vivre dans un futur projeté. Comme le dit Pascal, l’homme s’épuise à fréquenter l’avenir et fuit le présent : « Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. ». Pris en tenaille entre l’attente de ce qui est espéré et la peur que cela n’arrive pas, nous ne pouvons pas être heureux… Ce bonheur-là est bien, comme le dit Kant, le fruit de notre imagination se projetant vers l’avenir, inséparable d’une forme d’espoir, et donc aussi de crainte –espérant, nous sommes aussi dans la crainte que cela ne se produise pas, l’espoir et la crainte sont inséparables, ils sont les deux faces d’une même médaille, comme le dit Spinoza. Toujours dans la crainte de ce que nous risquons de vivre, ou dans l’espoir de ce que nous aimerions vivre (la crainte et l’espoir sont inséparables), nous ne sommes jamais heureux au présent De plus ce bonheur espéré où tous mes vœux se réalisent (car que peut-on espérer d’autre ?) n’est-il pas un mirage ? Un tel espoir, même s’il contribue à me faire vivre –en ce sens il est sans doute inévitable -, ne risque-t-il pas de conduire à une amère désillusion ? Ne sommes nous pas alors balloté « entre la caresse trompeuse de l’espérance, et la morsure amère de la désillusion »[7]. Selon un psychanalyste qui s’adresse à André Comte Sponville après la parution de son premier livre sur le thème intitulé « Traité du désespoir et de la béatitude », l’espérance est la principale cause de suicide, indiquant ainsi que la désillusion est d’autant plus destructrice que l’espérance est grande. « On se tue par déception ». Lorsque l’on vit sur le mode préférentiel de l’espoir, nous sommes très souvent déçus et malheureux. L’erreur et de penser que la vie doit correspondre aux espoirs qu’on s’en était fait. Or la vie est ce qu’elle est et non ce qu’elle doit être selon mes attentes. D’une certaine façon, elle n’a jamais tort, « elle fait ce qu’elle peut ![8] ». Ce sont nos espoirs qui sont le plus souvent vains… Donc « il ne s’agit pas de ne plus espérer (car la sagesse n’est pas de ce monde…), mais d’espérer un peu moins, et de connaître, d’aimer, d’agir beaucoup plus »[9].Sponville distingue bien la volonté d’agir dans le sens de son désir, du sentiment d’espoir qui en lui-même n’implique nullement une action, mais seulement une attente… J’espère quand je ne peux pas faire autrement ; une forme d’impuissance semble être associée à ce sentiment. Si l’espoir est une fausse réponse, et avec elle l’idée du bonheur-espérance, la même question lancinante s’impose à nouveau : quel bonheur possible ?

  3. Comment alors pouvoir concilier la lucidité avec le bonheur ? Est-ce seulement possible ? (troisième option)

L’anesthésie, le divertissement ou la diversion…

Reprenons : nous ne pouvons nier que face au tragique de l’existence – la mort, la vieillesse, la solitude, les accidents, les bassesses et les lâchetés, la présence du mal, de passions parfois dévastatrices etc. –une conception du bonheur comme plénitude, félicité, ou même absence de troubles (ataraxie) ne peut qu’être l’affaire des dieux, comme le pensaient d’ailleurs les grecs, mais certainement pas des humains. Sauf peut-être au prix d’un détachement et d’une éradication de tout désir vis-à-vis de tout ce qui est susceptible de me faire souffrir, c’est-à-dire au prix finalement d’une sorte d’infirmité par rapport à la vie elle-même (qu’est-ce qu’une vie sans désir ?). Entre « sage », en ce sens, et zombie, la différence est ténue. En revanche, Le divertissement pascalien est une méthode sans cesse éprouvée pour nous divertir et nous détourner d’une pensée trop angoissante ou mélancolique. Pour Pascal, il conduit à nous faire oublier ce que nous sommes vraiment, à fuir notre condition ; il est en ce sens négatif car participant activement à l’illusion… Mais ne peut-on pas néanmoins penser, avec André Comte Sponville, que le divertissement peut être également une saine diversion : se promener, voir un(e) ami(e), faire du sport etc. En effet, l’extra-lucidité qui consisterait à ne jamais quitter les yeux des malheurs du monde, et ne jamais cesser d’être affectés par eux quelle que soit leur proximité géographique ou affective avec nous, n’est pas humainement raisonnable ! Dépression garantie ! Une telle lucidité  est ni possible, ni souhaitable… Heureusement qu’il est dans notre nature de nous conserver et de nous protéger, ce qui suppose un recul ou un désengagement relatifs et sélectifs. Penser autrement la lucidité ne serait pas humainement lucide… 

Le bonheur, c’est la saveur de la vie

Quand j’ai perdu la foi, dit Sponville, j’ai compris que Pascal, Kant et Kierkeegard avaient raison : un athée lucide et cohérent ne peut pas échapper à une part de désespoir. Mais le désespoir n’est pas le malheur (là, ils se trompent). De même que l’espoir n’est pas le bonheur. En un premier sens, nous sommes heureux quand nous ne sommes pas malheureux (c’est-à-dire quand nous ne sommes pas affectés par le malheur). Définition minimaliste du bonheur, mais insuffisante car purement négative. En un second sens, nous sommes heureux quand nous connaissons la joie (et pas seulement l’absence de malheur), que nous pouvons définir avec Spinoza comme une augmentation de ma puissance d’exister, et caractérisée avec Bergson comme une qualité d’être, un dynamisme, comparable à une chaleur ou à une lumière, qui envahit l’être entier. Qu’est-ce qui peut provoquer cette joie, dans les conditions requises de lucidité ? Pour répondre, revenons à l’ « inespoir » (sans doute que ce mot dit mieux ce dont il s’agit que le « désespoir ») de André Comte Sponville : « « Il ne s’agit pas de ne plus espérer, mais d’espérer un peu moins, et de connaître, d’aimer, d’agir beaucoup plus ». L’inespoir est le degré zéro de l’espoir, mais n’implique pas la connotation de tristesse ou d’affliction extrême que semble supposer le désespoir. Il correspond au « gai désespoir » que l’on trouve par exemple chez Nietzsche, inséparable d’une attitude existentielle d’acceptation ou d’accueil du réel tel qu’il est, tout en sachant cependant qu’elle est un idéal de philosophe jamais atteint complètement (est-il possible de ne jamais espérer ?). Sponville rapproche une telle attitude de la formule de Valéry à propos de la beauté : « le beau, c’est ce qui désespère ». En quel sens ? Ce que veut dire le poète et écrivain, c’est que la beauté n’a besoin de rien d’autre pour s’imposer, ni d’explication, ni de justification. Il n’y a par conséquent rien à espérer, seulement à contempler ou écouter. Il faut embrasser le monde de la même façon. C’est en ce sens qu’il faut comprendre qu’il a en effet un côté désespérant, dans l’évidence de ce qu’il est, comme la vie elle-même et sa dimension tragique. Si nous écoutons la chanson de Souchon, « La vie ne vaut rien, rien ne vaut la vie » « Quand je tiens dans mes mains éblouies les deux jolis petits seins de mon amie, rien ne vaut la vie », nous pouvons nous approcher du bonheur ici considéré, modeste certes, éphémère aussi, mais infiniment précieux. Le bonheur, c’est la saveur de la vie. Exister est bon. Epicure est peut-être le premier philosophe à avoir insisté sur ce pur plaisir du sentiment d’exister, indépendamment de toute circonstance ou contenu particulier, lorsque nous sommes « en repos », débarrassés de tous les plaisirs superflus qui viennent troubler l’âme. Ceux qui disent que le bonheur n’existe pas ont sans doute raison s’ils parlent du bonheur félicité ou du bonheur satiété, mais s’ils ont déjà été malheureux, ils savent par contraste que le bonheur existe : un bonheur modeste, relatif (nous sommes plus ou moins heureux), qui peut cesser rapidement, car « c’est chose tendre que la vie, et facile à troubler » (Montaigne).  Plus radical encore, Clément Rosset pense que la joie est paradoxale au sens où il y a chez l’être joyeux une sorte de réjouissance inconditionnelle qui est sans rapport, à considérer la situation raisonnablement et lucidement, avec une existence somme toute peu réjouissante ! Comment se fait-il que cette vie petite, précaire, insensée (« la vie ne vaut rien » de Souchon), je la trouve infiniment et indiscutablement désirable ? Il y a chez l’homme joyeux une sorte « d’en plus », une approbation de la vie et une capacité à la joie disproportionnées par rapport à telle satisfaction particulière et circonstancielle, joie immanente au rapport qu’il entretient avec l’existence. L’attitude de l’espérance, qualifiée par Rosset de névrotique, est à l’inverse de ce « goût de vivre », cette force de la joie. Elle est une manière de nier le réel « au profit de l’attrait d’une autre vie améliorée que l’on aura jamais ». Il faut considérer la joie comme la force par excellence « en comparaison de laquelle toute espérance apparaît comme dérisoire, substitutive… comme un produit de remplacement. »[10]. Peut-être même que le charme de l’existence réside dans son impermanence et sa perpétuelle transformation, loin de la félicité éternelle que certains rêves de bonheur véhiculent… Certes, ils peuvent sans doute agir comme un narcotique contre les malheurs et la souffrance, mais ils risquent de la même façon d’annihiler les motifs de joie et de bonheur. 

Aimer, désirer, et agir un peu plus…

Aimer la vie telle qu’elle est, c’est justement faire preuve de lucidité. Dans cette perspective, le bonheur et la lucidité sont précisément complémentaires. André Comte Sponville appelle cette sagesse libérée de l’espoir et de la crainte, « le bonheur, désespérément ». Il s’agit d’accepter les choses comme elles viennent, cesser de vouloir que les choses soient comme nous désirons qu’elles soient, ni rire, ni pleurer, mais comprendre (Spinoza). L’acceptation est souvent difficile : mon ami, ma femme meurent, et je suis inconsolable… mais au bout de quelques temps, c’est le doux souvenir du ou de la disparu(e) qui me revient, l’idée de notre rencontre bienfaisante… La confusion est souvent faite, dans les critiques adressées à cette éthique de vie, entre l’acceptation et l’approbation, supposant que la passivité ou le sentiment de fatalité  en soient le passage obligé. Mais il n’en est rien. Accepter le réel, ce n’est pas renoncer à le transformer. La lucidité est aussi le mot d’ordre de l’homme d’action : pour changer le monde, il faut d’abord l’accepter tel qu’il est. L’acceptation est un oui à ce qui est parce que ce qui est est (et non à ce qui est parce que c’est bien). La lucidité est la condition de l’action réelle (une action qui n’est pas un feu de paille). Contrairement à beaucoup d’attitudes chez ceux qui prétendent changer le monde. Ce n’est pas l’espoir qui fait agir, mais le désir, qui est l’essence de l’homme (Spinoza). La positivité du désir fait partie du présent contrairement aux rêves d’avenir (combien de projets rêvés au cimetière des projets ?). Il s’agit simplement d’aimer, de désirer et d’agir un peu plus, et d’espérer un peu moins, dit André Comte Sponville. Comme le dit encore Spinoza, « ce n’est pas parce qu’une chose est bonne que nous la désirons, c’est inversement parce que nous la désirons qu’une chose est bonne ». Autrement dit, le désir engendre la valeur et se trouve être le moteur de l’action. Voilà donc une philosophie du bonheur en acte qui s’oppose à celle du bonheur-espérance, et qui est définie ainsi par André Comte Sponville : «  Il s’agit de désirer le réel – de l’aimer, si l’on peut, de l’accepter, si l’on ne peut pas – tel qu’il est, au lieu de le refuser toujours pour désirer l’irréel. Le bonheur…n’est qu’un grand oui au monde et à la vie… Accepter plutôt que refuser, supporter plutôt que haïr, aimer plutôt que mépriser…. Le bonheur n’est pas un état ou une disposition de l’existence. Il n’est pas quelque chose que l’on puisse posséder, trouver, atteindre, et c’est pourquoi, en un sens, il n’y a pas de bonheur : le bonheur n’est pas de l’ordre d’un « il y a ». Ce n’est pas une chose, ce n’est pas un étant, ce n’est pas un état, c’est un acte. ».

Cet « entre-deux » qu’est la vie (François Jullien)

Pour mieux comprendre cette philosophe du bonheur en acte où le désir est également mobilisé, écoutons ce que dit François Jullien sur le désir. Il souhaite répondre à la critique de Socrate dans le Gorgias qui stigmatise une forme de prurit compulsif chez l’être humain consistant à vouloir sans arrêt satisfaire des désirs succédant à d’autres désirs, remplissant éternellement le tonneau percé des Danaïdes, dans une sorte de frénésie sans cesse insatisfaite. « Si en effet on ne désire que ce que l’on a pas (conception du désir comme manque),on n’a jamais ce qu’on désire, et l’on est pour cela jamais heureux ni satisfait » (Sponville). François Jullien reprend à ce propos l’exemple de la chasse, critiquée par Pascal à partir d’un point de vue très proche : en effet, l’objectif du désir de chasse une fois atteint, s’avère futile et décevant. François Jullien prend justement le contre-pied d’une telle critique : nous pensons trop souvent les « états » - ici état initial : la quête, ou ce qui me met en mouvement à cause de la privation (de chasse) ; et état final, la satisfaction et le résultat de l’activité, la capture et la consommation du gibier  – aux dépens du cours ou du processus qui caractérise l’activité elle-même. « Le moment suivant n’annule pas le moment précédent » dit-il avec finesse : cela signifie que c’est le cours même de l’activité qui doit être valorisé. Chaque instant vaut pour lui-même, et ne peut être annulé par l’instant suivant. Peut-être que le résultant de la chasse est décevant, mais ce qui importe est la vie qui se déploie dans « l’entre » de l’occupation, entre la quête et sa satisfaction. Vivre est dans « cet entre-deux ». Ce sont ces instants intermédiaires entre la privation et la satisfaction, cet « entre de la vie », ces moments de transition ou de transformation d’un état à un autre qui sont essentiels. Trop habitué à raisonner en termes de moyens et fins, notre pensée occidentale, en vertu d’un schéma rationaliste, envisage l’action dans un sens purement instrumental, et nous oublions ce désir et cette jouissance mêlées, immanents à l’activité elle-même. Les stoïciens également insistaient sur l’importance de la fin de l’action, définie comme perfection de l’agir ici-maintenant, qu’ils distinguaient de son but. Celui-ci n’est finalement que le support (parfois imaginaire) du procès en cours.

En conclusion : lucidité et « dégagement »

Les enseignements de la vie, acquis de façon immanente tout au long des expériences traversées, peuvent conduire à des vérités nouvelles peu à peu décantées. Cette « seconde vie », selon le titre éponyme du livre de François Jullien, est aussi celle d’une nouvelle lucidité, marquée du sceau du « dégagement ». Précisons que rien n’est automatique ou fatal dans cette transformation : l’expérience seule ne suffit pas pour creuser ces décalages, ces écarts dans sa vie telle qu’elle est engagée, et qui vont permettre une réorientation plus lucide. Je peux ainsi rester « enlisé » dans mes premiers investissements… Pour qu’advienne cette « seconde vie », la conscience et la raison ont leur place. Mais cela ne signifie pas non plus qu’il s’agit de résolutions explicites, de « décrets de la seule volonté ». Ces « transformations silencieuses » sont le résultat d’une sorte d’alchimie dans laquelle l’expérience et la raison sont intimement associées pour mettre au jour les inconsistances et illusions auxquelles nous adhérions. Le résultat principal d’un tel gain en lucidité est le « dégagement ». Comment comprendre la signification de ce nouveau concept ? La perte de ses illusions est le signe d’une forme d’expansion, que la pensée chinoise n’aurait pas cessé de penser comme mode de vie. Le dégagement n’est ni un renoncement, ni un désengagement, mais une façon de « se tenir hors de » ( l’ex-istence : se tenir hors de). Hors de ce qui contient et retient dans l’exigüité des buts et des préoccupations des choses, et par suite dans l’enfermement ou l’enclavement dans un monde. Une sorte d’essor qui libère de tout ce qui encombre la vie, pour jouir de la vie elle-même. Ainsi l’on se lie (aux choses ou à autrui) sans se laisser lier[11], c’est-à-dire en se sauvegardant de la dépendance de la relation. Le dégagement signe un certain affranchissement ou désenlisement par rapport au monde. Confronté aux limites de notre condition humaine et de ses illusions, touchant « la vie à sa racine » (en particulier lorsque nous voyons « la mort en face »), nous en sortons comme décapé, libéré. La lucidité se trouve ainsi inextricablement reliée à une façon de vivre qui ne conduit peut-être pas au bonheur[12], car un tel processus de raffinement/transformation n’a pas de sens en particulier en dehors de lui-même. Aucune visée particulière, mais « une vie à-propos »[13], c’est-à-dire ajustée, « en phase », disponible.

 

 

 



[1] « L’avenir d’une illusion »

[2] Lire « Principes de sagesse et de folie », Clément Rosset

[3] Lettre à Elisabeth, 6 oct 1645

[4] Pensées

[5] « Fondements de la métaphysique des mœurs ».Misologie : mot formé à partir du grec misos (« la haine »), et logos (ici, « la raison »), désigne la « haine du logos », c'est-à-dire le dégoût ou la répulsion qu'un individu peut éprouver pour les raisonnements de la logique formelle.

[6] Lire à ce sujet le livre qui vient de paraître de Fabienne Brugère « Désaimer »

[7] Interview de André Comte Sponville par Charles Pépin au cours de l’émission sur France Inter « Sous le soleil de Platon », été 2023

[8]Ibid

[9]Ibid

[10] Cf. plus haut le « bonheur-espérance »

[11] Ce genre de formule paradoxale est fréquent dans la pensée chinoise taoïste.

[12] Selon François Jullien, ce terme n’existe pas chez les lettrés chinois. Lire à ce sujet « A l’écart du bonheur »

[13] « Notre grand et glorieux chef d’œuvre, c’est de vivre à propos » Montaigne