" Peut-on être en accord avec soi-même ? "
Le vendredi 20 septembre 2024 à 17h45, à l'Office de tourisme La Domicienne Maison du Malpas.
Le sujet : "Peut-on être en accord avec soi-même ?
Présentation du sujet.
Malgré l’usage populaire de cette expression, elle est presque insensée : avec qui d’autre être en accord ? Etre identique à soi-même n’a pas de sens ! Pourtant, elle recouvre une visée personnelle très complexe et dont la signification doit être mise à jour… Que nous le voulions ou non, nous sommes condamnés à évoluer entre une exigence d’unité et de cohérence, et la reconnaissance d’une réalité psychique conflictuelle et diverse ; l’accord avec soi-même est aussi une guerre avec soi-même dans de nombreuses circonstances de notre existence ; malgré cela, l’idéal d’un accord avec soi est un véritable enjeu : être fidèle à ses principes, devenir l’individu que je suis à partir de mes actes et de mes paroles, en être l’auteur à travers le récit de soi. Et finalement, l’idée souvent galvaudée du « naturel », si on l’entend comme le fait « d’être dedans comme dehors », n’est-elle pas une manifestation précieuse de cet accord avec soi ?
Ecrit Philo
"Peut-on être en accord avec soi-même ? Daniel Mercier
« Peut-on être en accord avec soi-même ? »
Avec qui d’autre pourrais-je être en accord ?
Avec une telle formule, nous voilà confrontés à trois difficultés qui apparaissent difficiles à surmonter : 1) Avec qui d’autre pourrai-je être en accord ? Voilà en effet un truisme qui semble ne pas avoir grand sens… Savoir si je suis identique à moi-même est une interrogation quasiment insensée. Plus sérieusement, il est question de se demander si je ne suis pas souvent éloigné de moi, c’est-à-dire de mon être véritable (non authentique ou non sincère). 2) Mais alors, cela suppose quelque chose comme un « noyau dur de l’identité », et que nous aurions à devenir ce que nous sommes essentiellement, notre « être véritable ». La meilleure version de soi-même en quelque sorte… Mais s’il est vrai, comme l’affirme Montaigne, que notre moi est « ondoyant et divers », de quel moi dois-je me rapprocher ? Quel est l’original qui doit me servir de repère ultime ? 3) Si je suis existentialiste, je réfute au contraire cette idée d’essence ou de nature qui me caractériserait, au profit d’une authenticité fondée sur la liberté et la responsabilité par rapport à ma propre existence. A l’inverse du « On »anonyme qui dicte les conduites, fustigé par Heidegger. Mais alors quel est le critère de cet accord avec un soi qui n’existe pas avant ma décision ou mon choix ? Nous reviendrons sur les présupposés d’une telle formule…
Une question en résonnance avec l’individualisme contemporain
Cette question semble par ailleurs une question relative à notre époque et à nos « sociétés des individus » dans lesquelles est affirmée la valeur centrale de l’individu et de ses droits. Ce nouveau souci de soi serait donc en lien avec les valeurs de l’individualisme et du mythe de l’individu souverain, souvent décliné à la mode néolibérale, c’est-à-dire en termes de culte de la performance et de rivalité généralisée, instrumentalisés par le pouvoir de contrôle et le nouveau management. Notre hypothèse est que cependant l’idéal d’un accord avec soi-même ne peut pas se réduire à ces formes souvent caricaturales de l’individualisme contemporain : la question de l’individualité et de l’accord avec soi est une question philosophique qui dépasse largement celle des normes sociales en vigueur ou du repli sur son petit moi, et concerne la question de la vérité sur soi-même.
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ENTRE UNE EXIGENCE D’UNITE ET DE COHERENCE, ET LA RECONNAISSANCE D’UNE REALITE CONFLICTUELLE ET DIVERSE
Notre réflexion se propose d’explorer cette tension permanente entre la recherche de cohérence personnelle et d’unité, et la réalité diverse et conflictuelle que constitue notre moi.
1.1 La recherche de l’excellence…
Il est difficile de se représenter cet accord à soi-même dans la pensée grecque dans la mesure ou des notions comme l’individualité, l’identité personnelle, ou même le « soi-même », n’existent pas vraiment. Si nous voulions lui donner malgré tout un sens, il serait très éloigné du sens actuel : l’accord avec soi-même serait à chercher du côté de l’excellence, c’est-à-dire du plein accomplissement de son être propre en tant qu’humain,(de la partie divine de son âme en tant qu’entité impersonnelle), et non une forme de fidélité à ce que nous sommes en tant qu’être unique et singulier comme aujourd’hui. Le « connais-toi toi-même » n’a pas grand-chose de commun avec « la connaissance de soi » telle qu’on l’évoque souvent actuellement…Cependant peut-être que Montaigne et ses Essais permettent de rapprocher ces deux significations, dans la mesure où avec lui la singularité de chacun rejoint « l’humaine condition » dans ce qu’elle peut avoir d’universelle.
1.2 Un soi transparent et cohérent ?
Nous avons vu en introduction que la formule « être en accord avec soi-même » semblait reposer sur l’une des deux hypothèses suivantes : d’une part l’existenced’une sorte de « noyau interne » stable et relativement unifié auquel nous devons être fidèles. D’autre part l’existence d’une liberté et d’un choix délibéré d’être ce que nous avons décidé d’être (dans le cas de l’existentialisme). Dans cette dernière option, nul besoin en effet de poser une identité déjà là, mais en revanche dans les deux options le sujet que je suis est l’auteur éclairé de ce mouvement par lequel il se met d’accord avec lui-même. Mais cette transparence et cette cohérence parfaite, cette harmonie entre soi et soi est aussi intenable que la contradiction avec soi-même … J’existe précisément dans ma rencontre avec l’altérité du monde qui me touche, me parle et me transforme, toujours sur un chemin problématique entre l’accord et la contradiction, le savoir et le non savoir. « Ex-ister »[1], c’est ce mouvement hors de soi. En ce sens, la coïncidence parfaite de soi avec soi serait mortifère, car contraire au mouvement de la vie. L’identité n’est pas un noyau fermé sur soi mais au contraire est ouverte au monde
1.3 Un sujet humain décentré et opaque à lui-même ? (Louis Althusser)
Nous ne pouvons pas sur cette question rester fixés sur la conception d’un sujet omnipotent et transparent hérité de la philosophie classique. Althusser fait à ce sujet un état des lieux quasiment indiscutable, qu’il nomme ailleurs révolution épistémologique : « Depuis Copernic, nous savons que la terre n'est pas le « centre » de l'univers. Depuis Marx, nous savons que le sujet humain, l'ego économique, politique ou philosophique n'est pas le « centre » de l'histoire [...]. Freud nous découvre à son tour que le sujet réel, l'individu dans son essence singulière, n'a pas la figure d'un ego, centré sur le « moi », la « conscience », ou l'« existence » – que ce soit l'existence du pour-soi, du corps propre, ou du « comportement » –, que le sujet humain est décentré, constitué par une structure qui elle aussi n'a de « centre » que dans la méconnaissance imaginaire du « moi », c'est-à-dire dans les formations idéologiques où il se « reconnaît »[2].
1.4 Une certaine idée contemporaine de l’accord avec soi hérité d’une « culture de la nature »… (Marcel Gauchet)
Mais il est vrai que notre époque est résolument post-freudienne et post-lacanienne : l’être-soi d’aujourd’hui renvoie à ce que Marcel Gauchet nomme « une culture de la nature » qui valorise une « spontanéité » et une « authenticité » très éloignées des analyses lacaniennes du moi comme lieu des constructions imaginaires et des mirages… Le soi comme lieu du clivage et de la division, marques indélébiles de l’inconscient. La référence à l’accord avec soi, dans le contexte idéologique actuel, peut volontiers s’apparenter à une croyance fondée au contraire sur les vertus de l’introspection d’une intériorité relativement transparente à elle-même, garante de l’authenticité de la personne. Il ne s’agirait plus de travailler sur les causes de nos illusions (comme dans la psychanalyse), et de se préoccuper de ce qui se passe dans son inconscient, mais de vouloir être tout simplement « soi-même », soucieux surtout de ne pas être entravé dans ses possibilités d’épanouissement. Le développement d’une telle représentation de soi résonne bien sûr avec le développement personnel, le coaching, le comportementalisme et autre « management de soi », et affirme l’autonomie du soi par rapport aux normes sociales. Qu’elle permette de rejoindre ce que nous avons appelé précédemment « la vérité » sur soi-même, rien n’est moins sûr…
1.5 Le « soi » comme l’organisation d’une « multiplicité instinctuelle » en grande partie inconsciente et changeante (Nietzsche)
Revenons plutôt à la « révolution épistémologique » d’Althusser : nous savons l’opacité de soi à soi-même (la non transparence), les multiples contradictions qui nous habitent, les changements qui nous affectent, les contraintes des situations qui nous déterminent. Que peut signifier alors « être en accord avec soi-même » ? Le faut-il ? L’apport de Nietzsche peut être précieux ici : rien de plus étranger au soi nietzschéen qu’une supposée unité intérieure qu’il s’agirait d’atteindre et de retrouver. Il correspond au contraire à l’organisation d’une multiplicité instinctuelle en grande partie inconsciente et changeante. Elle se manifeste par l’effectuation d’une puissance qui emprunte des chemins selon une forme de nécessité causale (qui n’exclut pas le hasard), sans que je sois vraiment en mesure de fixer un but précis à ce mouvement.Ce que je fais avec le sentiment que les buts que je me fixe dépendent seules de ma résolution et de ma liberté, s’éclaire souvent d’une cohérence nouvelle me montrant que c’est la seule chose que je pouvais faire. « Devenir ce que nous sommes » pour Nietzsche présuppose « que l’on ne pressente pas le moins du monde ce que l’on est ». La conscience arriverait toujours après…Nous sommes en présenced’une conception de l’homme comme résultat instable et provisoire de jeux et de conflits de forces sans cesse reconfigurés (ces forces en rivalité ou en collaboration, ne cessent de se configurer de façon particulière, selon des agencements qui ne cessent de changer). Mais cela ne signifie pas le chaos et l’absence de hiérarchisation, qui serait alors synonyme de pathologie : le soi est précisément cette force de synthèse et de justification que nous pouvons légitimement rapprocher de l’idée d’une recherche de cohérence et d’unité déjà évoquée. En ce sens, nous sommes bien « le maître et formateur de nous-mêmes » en tant qu’initiateur d’une « grande synthèse » de ces forces parfois contradictoires qui m’habitent. La métaphore de la synergie entre le cavalier et sa monture, qui était déjà présente chez Montaigne, peut ici être judicieuse : cette synergie est la marque d’une sorte d’unité intérieure chez celui qui est capable de cette « grande synthèse » de ces forces parfois contradictoires qui m’habitent.
1.6 Accord ou guerre contre soi-même ? (Alexandre Lacroix)
Contrairement à l’image trompeuse d’un soi naturellement unifié et cohérent, les tensions et contradictions à l’intérieur de soi-même sont nombreuses, et l’accord avec soi passe paradoxalement, comme le dit Alexandre Lacroix, par une « guerre contre soi-même » ou un « duel ». En quels sens ?
- Le cocher et ses deux chevaux
Souvenons-nous d’abord de la métaphore platonicienne du cocher et des deux chevaux : nous sommes à la place du cocher à devoir gérer des mouvements de l’âme et du corps contradictoires. Le premier cheval aspire au beau et au bien ; le second est du côté des pulsions et des affects. « Etre soi » lorsqu’on est humain implique une réflexivité qui nous éloigne d’un simple mouvement naturel d’expression sans frein de nos instincts. Des philosophes comme Franckfurt aux USA, ou Wolff en France, insistent sur l’idée de « désirs secondaires » (Franckfurt) ou sur la structure réflexive du « désir de désir (capacité à ne pas désirer tel désir), qui sont au fondement de la liberté du sujet à pouvoir décider de ce qu’il souhaite être, et donc réguler aussi ses désirs.
- Des pensées et des croyances divergentes
Même si la recherche de cohérence vis-à-vis de l’ensemble de nos croyances et de nos représentations doit être un souci constant, en particulier chez celui qui est animé par l’esprit philosophique, nous n’échapperons jamais complètement à la coexistence de pensées divergentes. Par exemple je suis communiste mais très attaché au mariage religieux ; je considère tout élève comme éducable, mais je ne parviens pas à appliquer ce principe en direction de certains ; ou encore transfuge de classe, mes représentations sur ma classe sociale d’origine sont très ambivalentes ; Le « désenchantement » du monde contemporain avec l’avènement de la modernité me paraît être un processus irréductible et indépassable, et pourtant une forme de « réenchantement » me paraît souhaitable…etc. Etre en accord avec soi-même, n’est-ce pas précisément accepter l’augure de telles dissociations à l’intérieur de soi, tout en essayant de les faire fructifier, de faire travailler leur divergence. Il n’y a pas une forme idéale de soi qui planerait au-dessus de nos têtes et à laquelle il faudrait se conformer !Nous sommes le plus authentiquement nous-mêmes quand nous nous efforçons au fil du temps de nous construire à l’épreuve de toutes ces rencontres, celles des évènements de pensée, celles des rencontres personnelles, toutes celles que la vie nous réserve dans son infinie créativité. C’est dans ce dialogue toujours recommencé et souvent silencieux de soi avec soi que ce construit le véritable accord avec soi, lorsque je deviens ainsi un véritable ami pour moi-même…
- Des transformations silencieuses
Ce dialogue avec soi ne revêt pas toujours, loin s’en faut, l’aspect d’une délibération en bonne et due forme. Francois Jullien, sensibilisé à la pensée chinoise traditionnelle, a bien su montrer, dans ce procès toujours en cours à l’intérieur de soi, et qui finit par déterminer nos pensées, nos choix et décisions, comment des transformations silencieuses opèrent, souvent à notre insu. Elles sont le résultat d’une décantation de nos expériences, et sourdent à bas bruit jusqu’à devenir l’objet conscient d’une prise de décision et d’un changement. Celui-ci est à la fois le résultat d’une pure immanence (l’expérience décantée), mais aussi d’un moment réflexif de prise de conscience qui m’engage vis-vis de moi-même et des autres. Une responsabilité nouvelle d’auteur peut ainsi naître, qui scelle un « accord avec soi-même » sans doute plus efficient.
1.7 Fidélité avec ses principes ? Le gouvernement de soi (Michel Foucault)
Le souci de soi doit conduire selon Foucault à la fidélité envers ces principes (entendus comme ce qui est important pour moi, ce à quoi nous sommes intimement attachés), quelles que soient finalement les conflits qui nous habitent ou les pensées divergentes à l’intérieur de soi. Cela signifie simplementqu’il y ait un accord profond entre ses paroles et ses actes : « est-ce que tes actes ressemblent à tes paroles, est-ce que ta vie est fidèle à tes principes, est-ce que tu ordonnes ton existence selon des maximes que tu te donnes ? ». Des maximes comme : « ne pas se laisser assombrir par le chagrin », garder du temps pour soi, éviter les mouvements passionnels…etc.Ces principes doivent êtreune arme efficace pour affronter les moments critiques (malheurs, catastrophes, deuils). On voit ici l’importance de la discipline et de la maîtrise, rejoignant en cela aussi l’idéal antique. L’enjeu est ici d’accroître son attention et sa « présence à soi-même », « d’intensifier son rapport à soi » pour éviter le plus possible la distorsion entre le penser et le faire. L’apprentissage de cette présence à soi dans les actes de sa vie nous paraît être une dimension non négligeable de l’accord avec soi-même, à condition toutefois d’être capables de faire éventuellement évoluer nos principes, sans quoi nous deviendrons une personne sans vie ou fanatique… Une des sources importantes de difficultés rencontrées dans cette tâche est mise en relief par Hartmut Rosa (« Résonnance ») : dans la société de la modernité tardive, nous sommes souvent empêchés de prendre en compte nos évaluations fortes à cause de l’urgence d’impératifs muets qui agissent dans le dos des acteurs aux dépens de ces dernières. L’accélération et les contraintes du temps social nous oblige souvent à une forme de « dissociation de soi avec soi ». Ce point mériterait à lui seul un développement indépendant…
2. « DEVIENS CE QUE TU ES »
2.1 Accord avec soi et individuation (Georges Simondon)
Loin de la transparence,traversé par des conflits intérieurs et des ambivalences, l’accord avec soi-même se confond désormais avec les actes et les paroles que je pose, et que j’assume devant moi et les autres. Comme le dit Montaigne, « je donne forme à moi-même » à chaque fois que je parle, que j’écris ou que j’agis. Rien n’est fixé d’avance, je peux parfois me fourvoyer, commettre des erreurs, mais c’est dans l’action et dans la pensée que je deviens ce que je suis : c’est la seule façon de s’affermir et de se découvrir. C’est cette forme qui imprime, aussi dans son évolution même, et souvent à notre insu, un style, une dynamique à soi, une ligne mélodique qui nous relie à nous-même. Nous pouvons rapprocher cette idée de la conception de l’individu et de l’individuation chez Georges Simondon[3], lui-même très proche de Nietzsche : La vie consiste à résoudre des problèmes, et « L’individu est donc un acte avant d’être un être »[4]. Il n’y a pas d’agent substantiel derrière l’acte et qui en serait la cause, l’action est tout. Le devenir soi serait ainsi « une permanente renaissance relative », et sans terme (sinon la mort). « Chaque pensée, chaque découverte conceptuelle, chaque surgissement affectif est une reprise de l’individuation première ». L’individu se constitue comme sujet (se « subjectivise ») au cours d’un processus dialectique de confrontation du même et de l’autre que lui (extérieur comme intérieur). Nous devenons dans un sens intransitif et processuel. Vivre et devenir sont équivalents au sens où tout ce que nous sentons, pensons, faisons, constitue ce que nous devenons et ce que nous sommes. Primat du devenir sur l’être, de l’acte sur la substance, de l’évènement. L’accord avec soi s’affermit au cours de ce trajet où nous sommes toujours en situation de prendre des décisions relatives aux problèmes qui se présentent, de savoir ce qui est à préférer et ce qui est à exclure. De ces réponses, il en va de la réalité ou de la consistance de notre individuation. Car la vie est toujours capable d’erreur, différentes formes de vie peuvent se lier mais aussi se délier, des rapports peuvent se composer mais aussi se décomposer, bref nous sommes sans cesse entre l’être et le néant…
2.2 Ricoeur et l’identité narrative
Ricoeur ne parle pas explicitement de l’accord avec soi (du moins à ma connaissance), mais nous pourrions tout à fait affirmer que cet accord avec soi-même est précisément l’enjeu de ce qu’il appelle « l’identité narrative ». C’est grâce au récit de soi (qui n’a pas besoin d’être écrit et formalisé !) qu’une histoire prend forme malgré les ruptures et les incohérences, la disparité des épisodes de vie, et va donner sens et unité (relative) à son personnage principal, à mi-chemin entre l’historiographie et la fiction. Mixte indissociable d’expérience vive et de fabulation (récit imaginaire d’une réalité vécue), de rétrospection et de prospection aussi, notre histoire se raconte en même temps qu’elle se fait, et nous pouvons à ce propos rappeler la phrase de Montaigne : « je me forme à moi-même » à travers les actes et les paroles que je pose en responsabilité à mes propres yeux et aux yeux d’autrui. C’est ainsi que se joue le rapport de soi à soi-même et que je parviens à m’inscrire dans une histoire, et à attester de cette histoire comme mienne (accord avec soi). Le récit est la seule façon de parvenir à articuler le temps humain sous la forme d’une expérience temporelle intelligible. Cette approche de l’identité narrative permet ainsi de compléter la problématique du « deviens ce que tu es » propre à l’individuation telle que G. Simondon la développe.
3 . « ETRE DEDANS COMME ON EST DEHORS » : QUE PENSER DE L’IDEE DU NATUREL ?
L’accord avec soi dans sa relation à soi et aux autres ne relève-t-il pas aussi d’une certaine transparence entre le dehors et le dedans, être dehors comme on est dedans ? C’est précisément l’idée du naturel : dissimuler le moins de choses possibles, éviter au maximum l’affectation, le déguisement, le conformisme. Mais cette notion du naturel est polysémique et doit être clarifiée… Une première conception du naturel, présente en particulier chez Rousseau, consiste à opposer frontalement nature et culture : l’hypothèse étant que la société est un espace de dissimulation et de fausseté qui empêche l’individu d’accéder à lui-même. Nous devons nous soustraire à la tyrannie du regard des autres et de l’opinion. « Sitôt qu’il faut voir par les yeux des autres, il faut vouloir par leurs volontés »[5]. On se perd dans le regard des autres… L’accord avec soi-même consiste alors à se soustraire aux jeux des apparences sociales et au triomphe du paraître au profit de l’être véritable. Ce « rousseauisme » qui priorise absolument l’authenticité aux dépens de tous les artefacts, les convenances sociales, les conventions de la société, est à rapprocher, me semble-t-il, de ce que Marcel Gauchet appelle « culture de la nature ». Cette forte dichotomie entre l’individu et la société – la nature humaine est corrompue par la société et par l’histoire – est discutable : Le modèle rousseauiste est en permanence « hanté » par cet homme à l’état de nature du Discours sur l’origine des inégalités, l’homme d’avant la société, qui n’est, de l’aveu même de Rousseau, qu’une hypothèseou une fiction.Les conventions sociales ou l’imitation des autres nous empêchent-elles vraiment d’être nous-mêmes ? En réalité, Ce que nous sommes n’est-il pas aussi le résultat d’un monde déjà là, qui nous précède, et qui nous fait ce que nous sommes ?Mais il y a une autre façon de comprendre ce que signifie le naturel, celle qui prévaut avant Rousseau, chez l’honnête homme du XVIIème siècle (Romano, « Etre soi ») : le « naturel » n’est pas une nature primitive, mais une nature cultivée qui s’épanouit dans la pratique des vertus sociales. Pour les moralistes de ce temps (La Bruyère par exemple), le naturel est une conquête, il fait signe vers une spontanéité éduquée et cultivée. Nous allons y revenir en conclusion, mais c’est cette conception là du naturel qui doit retenir notre attention.
Montaigne aussi nous propose une autre façon d’être naturel, y compris dans ses contradictions, ses incertitudes et son questionnement, celle qui exige d’être à chaque instant « présent en son entier ». L’essentiel étant l’intégrité avec laquelle j’existe en conformité avec mon « être-là » maintenant.Certes nous sommes séparés de nous-mêmes par un abîme, « ondoyant et divers », « insaisissables » : « Il y a autant de différences de nous à nous-mêmes que de nous à autrui » dit-il remarquablement. Nos pensées sont informes et éveillent souvent les pensées contraires… Nous ne savons plus si nous désirons ou si nous ne désirons pas, su nous redoutons ou non, ce que nous croyons vraiment etc. Mais dans ce chemin narratif qui est le nôtre, et que nous avons évoqué avec Paul Ricoeur, nous sommes « tout entier » dans nos actes et nos paroles. Nos jugements doivent être autonomes, sans chercher à imiter ceux d’autrui ou à chercher l’approbation ou la désapprobation. Notre pensée et notre parole doivent être libres, nous devons pouvoir parler, juger, aimer en toute liberté et en toute franchise, en essayant autant que possible de ne pas jouer un rôle (bien que parfois, la situation sociale nous y oblige…) Voilà un élément essentiel de l’accord avec soi.
Résorber en soi toute dualité entre l’être et le paraître, c’est une forme de fidélité à soi et aux autres, qui est peut-être le vrai ressort de l’accord avec soi. « Etre en personne » ou « être en vérité ». : Chaque parole et comportement nous rendent comptables de ce qu’ils manifestent de nous-mêmes. Une sorte de fiabilité doit ainsi émaner de leur présence, attestant à chaque fois de ce que je suis. La promesse tenue est comme le paradigme d’une telle attitude : « J’aimerai bien plus cher rompre la prison d’une muraille et des lois que de ma parole. Je suis délicat à l’observation de mes promesses jusqu’à la superstition. » (Montaigne, Essais, III, IX).Mais au-delà de la circonstance particulière souvent relative à une promesse, celle-ci touche à notre être-même et s’étend à la totalité de notre vie. La fidélité à soi-même dont il est question ici n’a rien de commun avec la permanence d’un soi stable et fixe, mais correspond à une forme d’unité à travers l’impermanence et le changement, qui est précisément celle du « maintien de soi » tout au long du devenir ; une sorte de continuité pratique à soi-même dont la promesse serait la figure principale.
En conclusion : retour sur le « naturel »
Une telle exigence de véracité ne passe pas essentiellement par la conscience et la volonté : c’est plutôt la force d’une inclination naturelle qui est privilégiée par Montaigne, celle de la franchise et du « dire vrai »(La parrêsia en grec). Pour être « naturel », il faut que la sève de ce que nous sommes vienne irriguer nos paroles et nos comportements. Le grand paradoxe de ce « naturel » est double :premièrement il ne peut s’épanouir qu’en s’appuyant sur un travail sur soi et des apprentissages propre à la culture. Pour le faire mieux comprendre, utilisons l’analogie empruntée à Claude Ornano (« Etre soi ») : De nombreux traités « esthétiques » concernant les peintres du Quattrocento italien (même si le terme d’esthétique est postérieur à ce siècle) magnifie la spontanéité et le naturel qui paradoxalement advient quand on est parvenu à s’approprier totalement non seulement les techniques mais aussi les modèles artistiques qui nous précèdent, et que l’on devient capable de laisser libre court à son propre style. Deuxièmement, le naturel doit se méfier de toute volonté de reconnaissance de soi par autrui, qui pousse nécessairement à « vouloir être naturel », injonction alors paradoxale qui conduit à l’impasse (c’est la même chose pour celle-ci : « soyez spontané ! ») et contrevient à l’objectif proclamé.. Le naturel est spontanéité et adhésion pleine et entière à ses actes ; elle exclue, en un premier sens, toute spécularité (trop se regarder agir), et se rapproche d’une grande simplicité et spontanéité. Mais le fait que nous n’en ayons pas le contrôle direct (pour ainsi dire « sur commande »), ne signifie pas que je ne puisse pas me placer volontairement dans une disposition propice : Le bon geste du violoniste arrive involontairement (il ne contrôle pas sa venue), mais à la suite et à force d’entraînement répété. De même, la fluidité et la spontanéité de son exécution est un effet secondaire, on ne peut chercher directement à l’atteindre. Nous retrouvons bien là l’idée de ce naturel cultivé ou éduqué que nous évoquions.
[1]Existere : sortir de
[2]« Freud et Lacan », in La Nouvelle Critique, no 161-162, 1964.
[3] « L’individu et sa genèse physico-biologique »
[4]Ibid
[5] JJ Rousseau