" Vivre avec son passé "

 

 Le vendredi 15 novembre 2024  à 17h45, à la Médiathèque de Maureilhan

Le sujet : "Vivre avec son passé"

Présentation du sujet.

 
« VIVRE AVEC SON PASSE ? »
Me souvenir de mon passé, ou encore être soudainement « assailli » par des scènes du passé (heureuses ou malheureuses), n’est qu’un aspect particulier de notre sujet de ce soir : nous sommes en réalité en permanence notre passé ! Notre présent est sans cesse « hanté » par notre passé, et nous n’oublions sans doute rien de lui, jusqu’au moment où l’altération définitive des traces mnésiques menacent notre identité même… Ce passé est toujours vivant, et il fait en grande partie ce que nous sommes. La question posée ce soir : comment faisons-nous avec lui ? Une question qui peut se décliner en plusieurs autres : doit-on tourner le dos à ce passé ? Peut-on s’en libérer et le faut-il ? Faut-il vivre dans son passé ? Mais alors que peut signifier vraiment « vivre avec son passé » ?
 

Ecrit Philo

 
CAFE PHILO SOPHIA VENDREDI 15 NOVEMBRE MEDIATHEQUE DE MAUREILHAN
VIVRE AVEC SON PASSE ?
                                                                                                              Daniel Mercier
Ne sommes-nous pas notre passé ?

Nous ne sommes sans doute pas vraiment conscients d’un passé qui nous a fait ce que nous sommes, sinon à travers l’émergence de souvenirs à certains moments, souvent imprévisibles : un ancien regret, une personne disparue, un bonheur ancien, un évènement traumatisant etc.

Et pourtant, c’est une évidence, nous sommes notre passé :ce que nous ressentons, ce que nous aimons, nos goûts, nos ambitions, nos valeurs, nos peurs etc. renvoient à notre histoire. En cela notre passé est également du présent ou, c’est une autre façon de le dire, notre présent est toujours du passé. Même lorsque nous contemplons un paysage, avec cette sensation de pur présent qui l’accompagne, notre passé vient imprégner cette expérience. Comme le dit si bien Bergson, c’est lorsque notre conscience se détend, qu’elle n’est plus tendue vers l’action au présent et au futur, que les souvenirs, jusque-là immobiles dans le sous-sol de la conscience, viennent courir à la porte qui vient de s’entrouvrir, et se mettent « à danser »… 

Car en réalité nous n’oublions rien : «« Oui, je crois que notre vie passée est là, conservée dans ses moindres détails, et que nous n’oublions rien, et que tout ce que nous avons perçu, pensé, voulu, depuis le premier éveil de notre conscience, persiste indéfiniment »[1]. Le passé est à la fois ce qui n’est plus (il n’existe pas ou plus, il est révolu) et ce qui a été à jamais, et peut ressurgir à tout moment derrière nos pensées et nos comportements.

La folie de Funès : une mémoire infinie. La mémoire et l’identité (personnelle ou collective)

Que le passé soit bien vivant ne signifie pas que notre mémoire soit infinie…. Ce qui équivaudrait à un atroce cauchemar ! C’est précisément l’histoire que nous raconte Jorge Borgès dans « Funès et la mémoire » : Il faut en effet imaginer quelqu’un qui se souvient absolument de tout, de la plus petite information ou évènement qui lui parvient, sans la moindre hiérarchie ni sélectivité dans les informations retenues…

Assailli par le jaillissement de souvenirs de toute sorte, Funès s’enferme dans une salle close pour que rien ne puisse plus lui parvenir, et finit par devenir fou.Il meurt à 19 ans asphyxié par le trop-plein de souvenirs.

Comme le dit Nietzsche, à se souvenir de tout, « nous nous perdrions dans la mer du devenir ». Il est selon lui sans doute plus vivable de vivre en oubliant tout, même si cette vie ressemblerait beaucoup à une vie animale. En réalité, une vie humaine sans mémoire nous condamne également à une sorte de folie, en tout cas à une perte d’identité.

Nombre de films ont mis en scène  cette situation (pensons par exemple au célèbre « Mulholland Drive » de David Lynch : Rita, victime d’amnésie traumatique après un accident de voiture, ne sait plus qui elle est…). Ce sont nos souvenirs qui nous disent qui nous sommes. Perdre la mémoire, c’est perdre son identité, comme la maladie d’Alzheimer le montre malheureusement très bien.

L’identité suppose cette continuité vécue du sentiment d’être soi que seule la mémoire (épisodique) permet.Tous les évènements que j’ai vécus personnellement durant mon existence sont perçus comme m’appartenant, comme « miens » (ce que Ricoeur appelle « la mienneté »), et sont constitutifs de mon identité. Ma conscience relie cette juxtaposition d’épisodes et d’évènements divers et souvent disparates en un récit autobiographique dema vie, et qui me fait toucher l’existence de ce « vrai moi » dont parle Proust. Ricoeur relie ce processus au cours duquel je me maintiens comme sujet malgré la disparité des évènements, avec ce qu’il appelle « l’identité narrative ». Elle s’étaye nécessairement sur le souvenir et la mémoire.

L’analogie que l’on peut faire entre ce processus individuel et ce qui se joue sur le plan collectif de la vie des sociétés, en particulier avec la formation d’une Nation, nous paraît pertinente : l’idée d’identité nationale ne se forge-t-elle pas en grande partie à partir de la mémoire collective d’une histoire commune ? C’est l’Histoire (avec un H) en tant que discipline historiographique qui joue ici le rôle d’une conscience rationnelle et documentée : elle introduit elle aussi de la cohérence et de la continuité à travers un récit qui est à mi-chemin entre le roman et la science déductive - introduction de la causalité -, donnant ainsi le sentiment d’une unité et d’une identité à laquelle nous appartenons. La façon dont l’historien mobilise ce travail de mémoire est en cela comparable au travail de la mémoire chez chacun d’entre nous. Au-delà du caractère disparate des évènements et des pratiques qui constituent l’histoire d’un pays, se forge un sens et une identité propre à ce pays : ainsi l’on peut dire qu’au-delà des manifestes partisans ou des discours de propagande nationaliste, l’identité française recouvre aussi bien la monarchie absolue de Louis XIV que la révolution française, la culture chrétienne que Les Lumières et la laïcité, Lafontaine que Rimbaud, et que seule l’histoire, à travers son récit, peut relier de telles suites discrètes d’éléments…

Vivre en tournant le dos à son passé ?

Cette attitude est   somme toute très compréhensible : il s’agit avant tout non pas d’une négation du passé et de son importance dans la détermination de ce que je suis, mais d’une volonté d’aller de l’avant et de préférer le présent et ses possibilités d’avenir. Se tourner vers ce qui vient, plutôt que de rester bloqué sur ce qui n’est plus, et désormais révolu.

Nous retrouvons là, sur un plan artistique, la querelle des Anciens et des Modernes : pour les premiers, l’Art n’est jamais aussi grand que lorsqu’il est fidèle aux grandes traditions de l’Antiquité, alors que pour les seconds l’Art doit être en rupture, innover et ouvrir de nouvelles perspectives, s’émanciper du poids de l’histoire pour fonder un temps nouveau.

Ce choix de « tourner le dos à son passé » apparaît même comme un choix d’évitement vital lorsque ce passé est traumatisant et/ou qu’il est associé à d’intenses souffrances. L’exemple du grand écrivain Jorge Semprun est ici très parlant[2] : rescapé du camp de Buchenwald, il se jette aussitôt dans un tourbillon d’activités, en particulier sensuelles et érotiques auprès des femmes, et ne parvient pas, malgré ses tentatives, à écrire sur ses années de détention pour pouvoir transmettre l’expérience de l’horreur, expliquant qu’alors la mort l’aurait sans doute remportée :  Ecrire, « c’est redonner la vie aux souvenirs », et donc aussi « faire revivre la mort », « s’enfermer dans la répétition et le ressassement ».« J’étouffais dans l’air irrespirable de mes brouillons ». Il lui faudra 20 ans après la sortie des camps pour réussir à écrire la moindre ligne (son premier témoignage : « Le grand voyage »). Il explique avoir eu besoin d’une « amnésie volontaire » (expression sciemment un peu oxymorique), et de s’éloigner le plus possible de l’enfer de Buchenwald. Mais durant toutes ces années, des cauchemars de plus en plus insistants hantaient ces nuits… Il décide finalement de se confronter à son passé, et va écrire son chez d’œuvre « L’écriture ou la vie » (1994).

Cette histoire est emblématique de ce qui se passe pour la plupart des rescapés de génocide.La plupart des enfants du génocide rwandais, incapables de comprendre l’horreur, de l’assimiler, la rejettent comme un poison et s’en détournent. Il faut laisser le passé là où il est, recouvert d’une lourde chape de plomb, ne pas ouvrir la boîte de Pandore… Ecrire et se souvenir, ou vivre et oublier, comment pourrions-nous dire quelle attitude est la bonne est surtout de quel droit ? Au nom de quoi ?

Peut-on se libérer de son passé ?

Mais alors vient aussitôt une autre question : peut-on se libérer de son passé ? Peut-on l’écarter vraiment ? Nous venons de dire qu’il était toujours possible de « s’en libérer », non pas au sens de l’oublier, mais plutôt de « le laisser de côté »… De tels choix sont souvent la conséquence d’évènements ou de situations passés traumatisantes, et comme nous avons également essayé de le montrer, ils mettent en jeu la survie.

Mais quoiqu’il en soit,  Il y a un coût d’énergie considérable, sur le plan psychique, à l’évitement, dans  ce combat contre son passé et sa réapparition. Ce passé est une part de nous, et ne peut que ressurgir d’autant plus fort que nous l’avons réprimé pour ne pas être terrassé par lui.

D’une façon plus générale, l’idée (très contemporaine) selon laquelle nous pouvons nous débarrasser de notre passé (et de ses émotions négatives) de façon volontariste, pour « décider » de regarder résolument l’avenir et d’être heureux, est en grande partie une illusion…

La littérature de psychologie clinique montre abondamment que le refoulement produit à long terme une situation psychique difficile. Le moment où la personne accompagnée réalise qu’au fond on ne peut pas oublier, et cesse de lutter contre sa mémoire, est souvent un moment décisif : elle ouvre la porte à son passé pour lui donner sa place dans le présent.

Les très nombreux témoignages de femmes agressées ou violées suite au phénomène MeToo montrent que le passé « ne passe pas » quand il y a eu un traumatisme. Beaucoup des jeunes femmes qui ont subi de telles agressions, parfois dans leur famille pendant de longues années, ont fait l’effort de ne plus y penser, ont voulu tourner la page, se réconcilier avec des expériences heureuses, mais elles ont été rattrapées par leur passé sous forme de symptômes, comme par exemple la difficulté de tomber enceinte, les troubles alimentaires, les crises d’angoisse, les pensées suicidaires, les cauchemars ou flash-back violents etc. Lorsque l’inconscient a fait son œuvre de refoulement, elles peuvent perdre même les souvenirs des évènements violents, jusqu’à ce que des signes résurgents de ces souvenirs reviennent - sans qu’elles puissent y avoir vraiment accès -, ainsi que certains des symptômes évoqués plus haut… Tous les cas sont particuliers, mais il semble que les femmes victimes d’un traumatisme qui s’en sortent le mieux sont celles qui ne font rien pour ne pas repenser l’évènement.

On vit certainement mieux avec son passé traumatique qu’en le fuyant (même si nous avons vu que dans certaines circonstances, « l’amnésie volontaire » était vitale). Même si les stratégies visant à éviter un passé trop lourd ou traumatique sont variées (alcoolisme, suractivité, course effrénée au plaisir), un passé évité ou refoulé finit toujours par ressurgir…

Mais attention, la question de savoir si on peut se libérer de son passé est complexe : Ce qui vient d’être dit ne signifie pas que nous ne pouvons pas nous émanciper de notre passé et que nous en sommes prisonniers. Il arrive souvent dans nos trajectoires de vie, que nous soyons amenés à prendre de la distance et à nous éloigner de lui, plus ou moins volontairement.

L’exemple des transfuges de classes est à ce sujet très intéressant.  Les travaux de la sociologue KaoutarHarchi[3] ou ceux de l’écrivain Didier Eribon[4] montrent comment le passé fait d’autant plus retour qu’on a cru s’en libérer. Nous finissons toujours par nous rendre compte que le passé est une partie intégrante de ce que l’on est.

Cela n’annihile pas le nouveau chemin que nous avons pris, mais le passé finira par taper à la porte et ressurgir. Comme le dit remarquablement dans son langage à lui le footballeur ZlatanIbrahimovic, qui a été sauvé de la délinquance et de la prison par le foot, « Vous pouvez sortir un gars de Rosengard (son ancien quartier suédois où il a grandi), mais vous ne pourrais jamais sortir Rosengard de ce gars ».

Le film remarquable de David Cronenberg, « A History of Violence », met en scène comment l’intrusion du passé peut venir annihiler en un instant une nouvelle vie consacrée à le faire disparaître : la vie irréprochable et banale de Viggo Mortensen dans une petite ville de province bascule brutalement lors d’un évènement (l’apparition de deux hommes dans le café dont il s’occupe) qui le replonge dans son passé maffieu. Ce film, mettant en scène cette totale métamorphose du héros, réactive le mythe de la réinvention de soi, très emblématique de la psychologie contemporaine. Il va jusqu’à changer d’identité, et sa vie est celle d’un époux et d’un père attentionné, d’un patron dévoué… Mais le passé est là en embuscade, prêt à bondir…

Le cinéma est particulièrement friand de ces situations… Un autre exemple : le film « Hors saison » de Stéphane Bizet, montre comment une ancienne relation d’amour depuis longtemps interrompue peut ressurgir à l’occasion d’une nouvelle rencontre fortuite (très belle interprétation d’Alice par Alba Rohrwacher).  Nous pourrions bien sûr multiplier les exemples qui montre que plus nous cherchons à occulter le passé, et plus il s’acharne à ressurgir…

Est-ce pour autant que l’on doit vivre dans son passé ?

Une option possible consisteen effetà sacrifierle présent au profit de la remémoration rêveuse du passé. S’adonner aux souvenirs implique que nous sortions du cercle de l’attention à la vie et au présent de l’action, comme l’affirme Bergson avec justesse.

Cette prédisposition à vivre dans son passé plutôt que dans son présent peut devenir problématique au-delà d’une certaine limite, c’est-à-dire lorsqu’elle devient une véritable orientation existentielle, et non un consentement passager à l’accueil de son passé. Autrement dit, dans cette hypothèse, c’est le présent qui est oublié au profit d’un passé plus ou moins « revisité ».

Pascal comme Montaigne ont mis en relief cette propension humaine à « vivre dans des temps qui ne sont pas les nôtres », en particulier dans l’irréalité d’un passé qui n’est plus. Ils y voyaient une source de dérèglement de l’esprit. Un peu comme si on privilégiait ce qui a été au dépens de ce qui est. La réalité du présent (seul le présent existe réellement) perd sa vivacité au profit de quelque chose qui n’existe pas (plus).

Pour Clément Rosset, c’est une folie ordinaire de l’être humain, que de toujours faire la part la plus belle à l’inexistant par rapport au domaine de l’existant. Peut-être même dit-il que cet intérêt pour l’ailleurs (le passé en particulier) est en proportion du peu d’intérêt manifesté pour ce qui est ici et maintenant.  Comme le dit le poète Mallarmé (cité par Rosset), « quelle est cette faim qui d’aucuns fruits ne se régale ? ». « La véritable dégustation de l’existence se contente des limites de celle-ci… elle ne se complique d’aucune convoitise, même très vague, qui porterait sur les choses de l’ailleurs ou d’un autre temps que le temps présent. ».

Mais peut-on se contenter d’une telle réponse ? Comme nous l’avons montré, nous ne pouvons pas non plus faire l’impasse sur son passé ? Sans doute peu satisfaisante, une telle réponse a cependant un mérite : elle nous met en garde contre cet éventuel retrait du monde au profit d’une rêverie nostalgique dans le meilleur des cas, ou d’une rumination douloureuse et souvent ressentimentale dans le pire[5]

Un point « technique » : les différents types de mémoire

Avant de poursuivre, il peut être utile de rappeler, en s’appuyant sur les travaux récents de la psychologie de la mémoire, quels sont schématiquement les différentes mémoires. On doit surtout distinguer la mémoire épisodique et la mémoire sémantique. La première est assimilable à ce que Bergson nommait « la mémoire-souvenir » : la remémoration des épisodes de notre vie.

Etroitement associée à celle-ci, la mémoire sémantique passe par les mots et le récit et implique des généralisations, des interprétations, des croyances implicites associées aux souvenirs. Lorsque nous nous remémorons un épisode vécu, nous interprétons et revisitons nos souvenirs présents dans notre mémoire épisodique. Mais Le passé remémoré n’est jamais un bloc de passé à l’état brut, mais une interprétation qui véhicule implicitement des règles, des valeurs, des croyances qui procèdent de ce que nous sommes et du milieu dans lequel on vit.

En ce sens-là, on peut dire que le souvenir est le fruit d’une reconstruction, jusqu’à pouvoir être dans certains cas inventé. Cela montre également que je ne subispas mon passé comme un destin, mais que je peux intervenir sur mon passé, ce que nous envisagerons par la suite. Notre mémoire peut donc être, en un sens, réécrite.

Il en va de même en ce qui concerne notre mémoire collective : la façon dont une Nation se souvient de son passé dépend de son présent, et peut donc se transformer. Ce que la France retient par exemple de son histoire récente après la guerre de 39-45, c’est la libération et la lutte de la Résistance (ce que l’historien Henri Roussot appelle « le mythe résistancialiste »), alors que l’extermination des juifs et la politique collaborationniste de l’Etat français sont totalement refoulées. Il faudra attendre la fin des années 50 pour réécrire l’histoire en intégrant cette dimension[6].

La mémoire procédurale est celle qui rend présent notre passé dans chacun de nos gestes : monter un escalier, jouer du piano ou au tennis, conduire une voiture, lasser ses chaussures, faire des oeufs au plat, autant d’apprentissages rendus possibles par la mémoire procédurale. Cette mémoire est engrammée dans le corps ; elle est responsable d’automatismes dont nous n’avons pas conscience. Dans beaucoup de tâches, ces trois mémoires sont étroitement impliquées.

Enfin la mémoire de travail  à court terme, aux capacités de stockage faible, qui nous permet de retenir temporairement (sur un temps court) des informations (comme un n° de tél).. Les allers et retours entre la mémoire de long terme épisodique et cette mémoire de travail sont bien sûr très fréquents, ce qui nous permet de réactiver et retraiter des souvenirs. 

Vivre avec son passé

Nous avons vu que nous n’avions pas vraiment le choix… ce qui ne signifie nullement que nous devions vivre dans notre passé, mais qu’il n’est pas possible de s’en détacher vraiment, puisqu’il nous « colle à la peau »… Comment se manifeste alors cette présence du passé, et quel rapport devons-nous entretenir avec lui ?

L’expérience de la madeleine de Proust montre bien comment nos perceptions présentes sont reliées au souvenir : la madeleine trempée dans le thé provoque un sentiment de félicité ; par un effort de remémoration, ce sentiment donne accès à un souvenir d’enfance précis avec la tante Léonie (celle de Proust) à Combray, puis à tout un pan de son passé heureux lorsqu’il était là-bas. Le « temps perdu » est un moment retrouvé ; il se tient discret et imperceptible aux abords de notre perception.

Nous sommes le plus disponibles pour ces réminiscences lorsque nous sommes présents et attentifs –et non focalisés et tendus vers le passé ou l’avenir. Mais une présence au monde comme ouverture, « flottante », plutôt de l’ordre de la déprise ou encore du « dégagement »[7]. Le passé qui revient à beaucoup de choses à dire sur nous-mêmes.

La « récapitulation créatrice » : ce concept de Bergson est repris par Charles Pépin[8]. Elles concernent des moments décisifs de sa vieoù nous nous engageons à embrasser tout son passé de façon à être vraiment soi-même en posant des actions qui sont dans le prolongement de ce passé, et qui le dépasse en même temps dans quelque chose de nouveau.

C’est au fond la problématique de l’héritage qui est ainsi posée : d’une part je prends la mesure de tout ce dont j’hérite et dont je suis fait (récapitulation), d’autre part et simultanément je pose un acte qui relance à sa façon (de façon personnelle et innovante) ce passé. Mes choix se nourrissent ainsi du passé tout en le transformant.

Si nous prenons avec Charles Pépin  l’exemple de l’écrivain Didier Eribon[9], il rompt dans un premier temps avec son passé et ses déterminismes sociaux et familiaux (il se « libère » ou s’émancipe de son passé), mais il finit pas accueillir ce passé  et écrit son livre « Retour à Reims », une œuvre à la fois récapitulative et libératrice qui lui permet de tracer son propre chemin de transfuge en intégrant désormais de façon plus harmonieuse les différents aspects de son être, dans cette tâche toujours difficile et inachevée  d’être en accord avec soi-même le mieux possible. Il y a là une liberté qui s’apparente à une forme de nécessité assumée par rapport à son histoire passée. Ces actes, dit justement Charles Pépin, « nous ressemble et nous assemble ».

Dans une conférence sur la Personnalité en 1914, Bergson dit : « Un mouvement en avant perpétuel, qui ramasse la totalité du passé et créé le futur, telle est la nature essentielle de la personne ».

L’accueil de son passé

Toute thérapie, à vocation psychanalytique en particulier, fait appel à cette capacité à accueillir son passé ; mais l’accueil de son passé, qu’il s’agisse d’épisodes douloureuses ou au contraire de moments de bonheur, relève également d’un choix assumé de revivre ces moments qui ont été et qui nous ont marqués…

Nous voyons bien que l’équilibre entre cette disponibilité en direction des souvenirs de son histoire, et une orientation existentielle qui serait préférentielle en faveur de ce passé, est difficile à trouver. Etre capable de se soustraire un moment aux urgences du quotidien au profit de ces « oasis de résonance »[10] que sont nos souvenirs, et en même temps veiller à ce qu’un passé parfois trop lourd ou douloureux ne vienne pas obstruer le présent et nous empêcher d’avancer – c’est par exemple le cas chez l’homme ressentimiste[11] -, telle est la juste place de la mémoire (épisodique).

Nous voyons bien que l’équilibre est fragile, et qu’une dose d’oubli est sans doute indispensable pour préserver la disponibilité propre à la vie, aux nouvelles expériences, aux nouveaux appétits… Nous ne devons pas non plus nous couper de notre passé, de notre vie d’avant, de tous ceux qui en ont fait partie, de ce qui a construit notre personne. Si nous prenons un nouveau départ dans la vie, cela ne doit pas nous conduire à nous couper de nous-mêmes Nous reviendrons sur cette dose d’oubli sans aucun doute vitale.

Intervenir sur son passé

Nous sommes certes les enfants de notre passé, mais nous en sommes aussi les auteurs, à travers le travail de mémoire qui reconstruit en permanence notre passé à partir de notre présent. L’identité narrative, dont parle Ricoeur[12], n’est-elle pas en partie une mise en intrigue et une reconstruction permanente, sous la forme d’un récit, des séquences passées de nos vies ? Le récit que nous faisons, la façon dont nous nous racontons, a une influence déterminante sur ce que nous sommes.

Ce travail de mémoire est aussi un travail de deuil ou de sépulture, comme le dit Ricoeur à propos de l’Histoire collective (mais en va-t-il autrement dans nos histoires individuelles ?) : il est à la fois un travail de reconnaissance et de conservation de ce qui a été (et de ceux qui nous ont quitté), et un travail de séparation nette entre le domaine de ce qui n’est plus et le domaine de ce qui est, de manière à ne pas entraver la jouissance et la créativité de la vie (cf. partie conclusive), et de « réserver la lumière du jour aux vivants »[13].

C’est précisément quand le passé « ne passe pas », quand il est ressassé éternellement, quand nous sommes dans la répétition stérile et la pathologie, que la thérapie s’avère nécessaire pour nous désenclaver de ce passé qui est devenu une prison.

Nous voyons bien comment ce travail de mémoire et de deuil est une reconstruction permanente de notre passé. Ce n’est pas un bloc de passé brut qui s’imposerait à moi dans sa fatalité, mais une élaboration et une reconstruction permanente des souvenirs. La psychothérapie psychanalytique, mais aussi d’autres thérapies –en particulier les « thérapies de reconsolidation de la mémoire » - consiste la plupart du temps à reconfigurer autrement notre passé. Ces dernières consistent à désamorcer la charge affective des souvenirs douloureux ou traumatiques en portant une attention répétée sur eux, mais aussi à intervenir directement sur ce passé, notamment au niveau de la mémoire sémantique (reconditionnement de mes perceptions), pour reconfigurer le souvenir que nous en avons.

En réalité, bien loin d’en être prisonnier,  il est toujours possible de se construire un autre rapport à son propre passé, et d’intervenir sur lui. Ce qui n’empêche évidemment pas de « porter le passé en nous ».

En guise de conclusion : une dose d’oubli vitale

Pour éviter que le passé finisse par devenir « le fossoyeur du présent », une certaine dose d’oubli est nécessaire[14]. Celui qui passe son temps à regarder en arrière, qui n’en finit pas de « ruminer », est condamné à la maladie du ressentiment, qui se traduit en particulier par une incapacité d’agir, empoisonné par le venin d’une mémoire pathologique qui prend toute la place et se répand dans la plainte. Par ailleurs, une mémoire obsessionnelle sur un épisode ou une pensée particuliers équivaut très souvent à cacher une autre chose tout aussi importante qui a été occultée.

D’une façon plus générale, « le passé qui ne passe pas » risque fort de freiner l’expansion et la disponibilité de la vie elle-même. Mais l’oubli, pour être fonctionnel et même avoir une fonction curative, doit répondre à la condition suivante : non pas un oubli total et aveugle, mais un oubli « digestif » : qu’entendons-nous par-là (en suivant Nietzsche) ? C’est un oubli sélectif entre un passé utile et un passé historique trop lourd ; c’est un oubli qui est en réalité une transformation ou une métabolisation du passé, à l’instar d’une plante qui métabolise par ses racines les sels minéraux dans la terre dont elle a besoin pour se développer. Métabolisation ou appropriation au service de la vie : « Cette nature attirerait à elle tout ce qui appartient au passé, que ce soit au sien propre ou à l’histoire, elle l’absorberait pour le transmuer en quelque sorte en sang. ».

Charles Pépin utilise opportunément l’image du surfeur : le passé est comme une vague qui ne cesse de grossir, et que nous devons veiller à « surfer » plutôt que de se laisser engloutir par elle. Le passé est de toute façon à l’œuvre à bas bruit dans les « transformations silencieuses »[15], celles provoquées de manière vivante et créative par les expériences de la vie.

 



[1] Bergson, « L’Energie spirituelle ».

[2] Charles Pépin relate son histoire dans « Vivre avec son passé »

[3] « Comme nous existons »

[4] « Retour à Reims »

[5] Il y a trois façons de donner trop de place à son passé : 1)  On se réfugie en lui comme dans le seul pays où il fait bon vivre. 2) On peut se figer dans le ressentiment face à un échec existentiel. 3) On peut vivre par procuration dans la gloire d’un passé déchu.

[6] Le film de Max Ophuls « Le chagrin et la pitié » a eu l’effet d’une bombe à l’époque

[7] François Jullien développe cette notion dans son livre « Une seconde vie »

[8]«  Vivre avec son passé »

[9] Didier Eribon est sociologue, philosophe et écrivain. « Retour à Reims » est à la fois un récit autobiographique et un essai sociologique sur les déterminismes sociaux et familiaux.

[10] L’expression est empruntée à Hartmut Rosa

[11] Lire à ce sujet « Ci-gît l’amer » de Cynthia Fleury

[12] « Soi-même comme un autre »

[13]Ibid

[14] Cf. Nietzsche, « Deuxième considération inactuelle »

[15] Lire à ce sujet « Les transformations silencieuses » de François Jullien