" Les pratiques artistiques transforment -elles le monde ?"

le vendredi 16 mai  2025  à 17h45 à la Médiathèque de Nissan-Lez-Ensérune.

Le sujet : " Les pratiques artistiques transforment-elles le monde ?"

PRESENTATION

 

« LES PRATIQUES ARTISTIQUES TRANSFORMENT-ELLES LE MONDE ? »

       Toutes les expressions artistiques – la création des œuvres d’art mais plus largement toute activité de nature artistique – sont concernées ici, aussi bien d’ailleurs du côté de la création que du côté de la réception. Plusieurs questions se posent alors : 

1) en quoi les pratiques artistiques se distinguent-elles d’autres types de pratiques sociales (politiques, techniques) ?

 2) Comment des pratiques artistiques, qui créent des mondes imaginaires, peuvent-elles transformer le monde commun ?

 3) Mais lorsque nous parlons du « monde », de quoi s’agit-il vraiment ?

 4) Enfin, que penser des nouvelles pratiques artistiques, en particulier la multiplication des expériences dites « immersives » ?

 

Ecrit Philo

" Les pratiques artistiques transforment-elles le monde ?"

                                                                                                              

INTERVENTION : Daniel Mercier

Toutes les expressions artistiques – la création des œuvres d’art mais plus largement toute activité de nature artistique – sont concernées ici, aussi bien d’ailleurs du côté de la création que du côté de la réception. Plusieurs questions se posent alors : 1) en quoi les pratiques artistiques se distinguent-elles d’autres types de pratiques sociales, notamment des pratiques techniques et des pratiques politiques, dans le rapport qu’elles entretiennent au monde ? 2) S’il est vrai que la visée des pratiques artistiques est « irréalisante » (Sartre) et crée des mondes imaginaires, comment alors pourraient-elles « transformer » le monde commun ? Si c’est le cas, en quel sens ? 3) Finalement, est-il possible de séparer radicalement  l’expérience esthétique, et même l’ensemble de nos productions humaines, de la réalité de notre monde (notre question en effet, semble supposer l’existence de deux entités séparées et indépendantes) ?  Ces pratiques et ces productionsne sont-elles pas au contraire non seulement parties prenantes de la construction de ce monde, mais inséparables de celui-ci ? Mais lorsque nous parlons du « monde », de quoi parle-t-on vraiment ? 4) Enfin, les nouvelles pratiques artistiques, en particulier la multiplication des expériences dites « immersives », ne doivent-elles pas nous permettre de revisiter avec un regard neuf cette classique question ?

  1. Les pratiques artistiques et les autres pratiques sociales (en particulier les pratiques techniques et politiques)

Une pratique qui n’est pas « instrumentale ».

La technique a pour but de transformer la nature en l’exploitant à notre propre profit. Par exemple l’agriculture va utiliser certaines techniques (semis, labour, arrosage…) pour rendre la terre capable de produire de nouvelles espèces végétales propres à notre consommation. Les pratiques techniques sont donc avant tout instrumentales : elles sont des instruments (moyens) en vue d’une fin extérieure. De même, les objets produits par l’industrie n’ont de sens  que par rapport aux services qu’ils nous rendent. Il en va très différemment pour les pratiques artistiques : certes elles transforment bien la « matière » (le son, la terre, les couleurs…etc.), mais sans volonté de domination ou de maîtrise du monde d’une part ; et surtoutl’objet créé se suffit à lui-même, n’est plus le moyen d’autre chose : il existe en lui-même et pour lui-même, n’a pas d’autre sens que le sien. Il n’a pas d’autre finalité que celle d’être là. « L’être du beau est tout entier dans son apparaître »(Mikel Louis Dufrenne, philosophe et spécialiste d’esthétique). Hannah Arendt ne dit pas autre chose : « « Si la choséité de toutes les choses dont nous nous entourons réside dans le fait qu’elles ont une forme à travers laquelle elles apparaissent, seules les œuvres d’art sont faites avec l’unique but d’apparaître. Le critère approprié pour juger de l’apparaître est la beauté »[1].

De la même façon, les pratiques artistiques semblent éloignées des pratiques et des enjeux de l’activité politique : leur but n’est pas d’intervenir et d’agir sur le monde réel comme moyens en vue d’une fin, sauf peut-être dans le cas d’un art inféodé au pouvoir politique, comme ce fut par exemple le cas durant les plus beaux jours du stalinisme en Union Soviétique avec le « réalisme socialiste »[2]. Même dans ce cas, il ne s’agit-il que d’accompagner ou de favoriser les changements, et non dans être la cause directe. Cette inféodation au pouvoir politique coure toujours le risque de faire perdre leur dimension créative à ces pratiques, et qu’on finisse par les confondre avec la propagande. Si transformation du monde il y a avec les pratiques artistiques, il s’agit d’une transformation d’une autre nature : elles ne sont pas l’objet d’un projet volontaire au sens précédent, et la question du pouvoir n’est jamais centrale. L’art qui veut changer la vie des hommes court toujours le risque de se perdre dans un discours idéologique… Mais par ailleurs, il serait ridicule de penser que l’expression artistique peut faire abstraction de témoignages et d’engagement pour des causes, et donc ne pourrait pas influer indirectement sur le cours du monde. Prenons un seule exemple : les témoignages sur l’horreur de la guerre en peinture : citons, parmi d’autres, Goya « le 3 mai 1808 », Picasso « Guernica, Otto Dix « La guerre », Boltanski Installation des vêtements des enfants au Musée de l’art Moderne, puis au Grand Palais (sur la déportation des enfants),JR et sa série Giants (dont sa lithographie sur le mur du Mexique)… S’il est vrai que l’art ne peut pas être étranger à la recherche de la vérité, L’émission de« messages »est bien sûr fréquente dans les pratiques artistiques. L’esthétique peut être assurément le véhicule de messages très politiques susceptibles d’avoir une portée sur telle ou telle réalité mondaine, mais son allégeance à un quelconque pouvoir politique signerait sans doute  sa perte en tant que propagande. La liberté du créateur étant le préalable indispensable à d’authentiques pratiques artistiques… Autrement dit, elles ne sont pas seulement « instrumentales », comme peuvent l’être les pratiques politiques ou techniques, sinon de façon contingente et non spécifique. L’essentiel est ailleurs…

Une visée « irréalisante », mais aussi une réalité « additionnelle »

 L’objet ou l’expérience artistique nous propose un « autre monde », imaginaire, proprement « irréel » au sens ou le dit Sartre : « L’œuvre d’art est un irréel » affirme-t-il, c’est-à-dire correspond à une visée de conscience « irréalisante » ou « néantisante », celle d’un objet absent[3] :« La véritable fonction de la conscience imaginante (ou imagination) est de viser un objet comme absent, irréel ».« Cette pipe n’est pas une pipe » en réalité, pourrait dire René Magritte. En ce sens l’œuvre ne transforme pas le monde, elle participe d’un « autre monde ». Nous pouvons parler par exemple du « monde » de la musique, étroitement solidaire d’un langage propre[4], que l’on peut considérer comme universel malgré les très grandes variations culturelles dans l’art de faire de la musique.

En un tout autre sens, ces pratiques sont pourtant bien réelles et matérielles : c’est par exemple (pour la peinture) un ensemble de lignes, de formes et de couleurs, sur une toile elle-même bien réelle… Voilà donc un objet bien particulier, tout aussi réel (c’est un véritable objet) qu’irréel (en tant qu’il « représente » un « « autre monde »). Mais cet objet particulier qui n’existe que par son apparaître est bien là dans le monde, s’impose dans son impérieuse présence. En ce sens, il devient une nouvelle partie de la réalité, il y a un monde avant et un monde après les peintures de Van Gogh…. Quelque chose manquerait désormais en leur absence. On parlera à ce sujet de « réalité additionnelle ». Les pratiques artistiques produisent ainsi de nouveaux « objets additionnels » dans le monde et, donc, agissent à leur façon sur le monde…

En conclusion, les pratiques artistiques ne sont pas instrumentales et constituent une finalité en elles-mêmes, indépendante de ses éventuels effets en dehors d’elles. Mais nous ne pouvons négliger le fait que ses effets existent, même s’ils sont foncièrement étrangers au pouvoir technique et politique

2.  En changeant notre regard, elles contribuent également à changer notre monde (humain)

Le présupposé de la question posée : un tel vis-à-vis des pratiques artistiques et du monde humain présuppose que l’on puisse les isoler pour se demander ensuite comment l’une peut agir sur l’autre…. Or une telle dualité n’a pas beaucoup de sens….

Des imaginaires qui « informent »[5] la réalité

Les imaginaires mobilisés par les pratiques artistiques modèlent en partie notre perception du monde. Notre expérience de la beauté du monde, notre sensibilité à la beauté, ne peuvent se détacher d’un fond culturel déterminé, ne peuvent s’abstraire de l’histoire et des influences de l’ensemble des pratiques artistiques passées et présentes.  C’est l’exemple bien connu du champ de tournesols que l’on trouve en général dans les manuels de philosophie de terminale : peut-on le voir de la même façon si l’on a eu l’expérience esthétique des « Tournesols » de Van Gogh ?

Plus globalement, Les pratiques artistiques ont souvent des effets décisifs sur la vie sociale, que l’on pense à la photographie, au cinéma, au rôle qu’ils ont joué dans l’histoire du XXe siècle, révolutionnant le rapport à la trace, à la mémoire, à la manière de faire de l’histoire. Hartmut Rosa pense que les concerts, les musées, les cinémas, sont les nouveaux temples de la résonance, et remplacent la religion… Comment ne pourraient-ils pas agir sur nos vies ? Le cinéma en particulier a un impact de masse. Mais toute pratique artistique, à partir du moment où elle « réfléchit » (dans tous les sens de ce terme) imaginairement quelque chose du monde, contribue nécessairement à la transformation de nos perceptions de ce monde.

De « nouveaux yeux » pour voir le monde

Les philosophes sont souvent d’accord pour reconnaître cette transformation de la perception à travers les œuvres. Pour Proust, le peintre opère le regard, donne de nouveaux yeux pour voir le monde. Il réalise, pour notre perception, une catastrophe géologique, un vrai tremblement de terre, renversant des anciens modèles, en créant de nouveaux. Nietzsche louait l’artiste, celui qui  ouvre et multiplie les yeux sur le monde. Bergson quant à lui explique que l’art joue un rôle de « révélateur », au sens de l’ancienne « révélation » photographique [6] : « À quoi vise l'art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l'esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? […] Les grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est devenue ou qui deviendra la vision de tous les hommes. Un Corot, un Turner, pour ne citer que ceux-là, ont aperçu dans la nature bien des aspects que nous ne remarquions pas ».C’est une raison pour laquelle la diffusion des œuvres, les avancées en matière d’éducation et d’initiation aux pratiques artistiques constituent un enjeu social important : elles agissent sur nos perceptions du monde.

Des pratiques de « réflexion » de l’humanité sur elle-même (Hegel)

« Réfléchir », c’est bien en effet le mot qui convient : l’être humain comme « conscience de soi » a un besoin profond de se réfléchir dans le monde qui l’entoure. N’est-ce pas la thèse hégélienne ? L’homme n’est pas qu’une fois sur la terre, simple élément de la nature, mais il a besoin aussi « d’être pour lui-même » (c’est la différence entre « l’être-en-soi » et « l’être-pour-soi ») en se projetant dans ce qui l’entoure. L’humanité se réfléchit àtravers l’art au cours de l’histoire. Cette réflexivité n’est pas propre à l’art, mais concerne aussi bien la religion ou la philosophie. Ainsi l’humanité a vocation à se représenter elle-même à travers ces différents médiums : « L’œuvre d’art est un moyen à l’aide duquel (l’homme) extériorise ce qu’il est… A travers les objets extérieurs, il cherche à se retrouver lui-même», Hegel. Laissons là ce qui nécessiterait un développement plus conséquent de la subtile esthétique hégélienne, mais retenons simplement l’idée que les pratiques artistiques sont partie prenante de cette histoire du monde, et sont donc inséparables de sa transformation.

En agissant sur nos représentations du monde, les artistes et ceux qui jouissent d’une manière ou d’une autre de ces pratiques agissent in fine sur le monde lui-même.

L’expérience esthétique fait partie intégrante de notre monde…

L’expérience esthétique elle-même est une expérience au monde particulière qui implique nécessairement une transformation de sa relation au monde. Et le « monde » peut-il être pensé en dehors de cette relation ? D’une façon plus générale, l’ensemble des productions humaines (dont les productions culturelles ou artistiques), qui emprunte les voies de la pensée et de l’imagination, sont parties intégrantes de ce que nous appelons « monde ». Nos vies ne peuvent qu’être affectées par ces expériences. Mais il est temps de clarifier ce concept de monde si nous voulons progresser davantage… Nous voyons bien en effet que toute l’ambiguïté de notre sujet repose sur une notion encore mal élucidée… 

3. Mais qu’est-ce que « le monde » ?

« Qu’est-ce donc que la Nature? Elle n'est pas la Mère qui nous enfanta. Elle est notre création. C'est dans notre cerveau qu'elle s'éveille à la vie. Les choses sont parce que nous les voyons, et ce que nous voyons, et comment nous le voyons, dépend des arts qui nous ont influencés », disait Oscar Wilde[7]. Nous dirons à notre tour que ce que nous appelons « le monde », et nous ajouterons « le monde humain », ne peut se penser qu’à partir des représentations que les hommes et les femmes se font à partir de leurs expériences. Il est impossible de penser ce monde en dehors de la relation qui nous unit à lui. . En ce sens le monde n’est pas le réel ultime, c’est-à-dire celui qui est l’objet de la quête infinie des sciences (et dont nous savons finalement très peu de choses malgré les progrès de ces sciences) ; il est « cet ordre total et commun » qui forment une unité pour les hommes[8], et qui ne peut se concevoir sans le langage. C’est grâce au langage en effet que nous partageons un monde commun, constitué de choses, d’évènements et de personnes (en lien avec le langage, respectivement les noms pour les choses, les verbes pour les évènements et les pronoms pour les personnes[9]). D’une façon plus générale, il faut soutenir l’idée d’un monde humain qui n’est pas la réalité matérielle extérieure, même modifiée par la technique, mais qui est constitué par l’ensemble des relations entre nous et entre nous et la nature. En ce sens, n’importe quelle expérience artistique, du côté du créateur mais aussi de celui qui reçoit la création, initie un rapport spécifique au monde (par principe partageable), et donc contribue à la formation d’un tel ensemble « monde ». Le monde ne préexiste donc pas au regard et aux mots que je pose sur lui, il est indéfectiblement le produit de cette interaction. En ce sens, et comme le dit Edgar Morin, les imaginaires humains font bien partie de nos vies réelles. Notre monde est solidaire de notre culture et de notre histoire humaine. Il est vrai cependant que nos sociétés modernes ont tendance à scinder ces deux dimensions : le même auteur[10] distingue ainsi l’état poétique d’une part, de l’état prosaïque de l’autre, qui sont bien davantage réunis dans les sociétés dites « archaïques ». Le monde de l’art peut ainsi dans une certaine mesure être considéré comme une échappée – sinon unéchappatoire – de ce « monde en prose » que l’on peut décrire comme celui de la rationalité froide et impersonnelle. Hartmut Rosa parlerait sans doute « d’oasis de résonance » (mais bien présents dans ce monde-ci !). Les diverses pratiques artistiques  nous proposeraient en effet des lieux privilégiés de résonance dans lesquels nous chercherions des rapports privilégiés à nous-mêmes et au monde, et être ainsi touchés, émus, saisis. Notre expérience esthétique de la beauté relèverait d’une relation de résonance verticale à l’œuvre. Elle ne se trouve ni dans le monde ou les œuvres, ni dans le sujet récepteur, mais dans la relation entre un sujet et un objet, une relation où sujet et monde se répondent l’un l’autre[11]. Le monde est bien finalement le résultat de l’ensemble des relations que nous nouons avec nous, entre nous, et avec l’ensemble de la nature, et les pratiques artistiques sont au cœur de ces interactions.

4. Comment les nouvelles pratiques artistiques permettent de revisiter notre question

L’art contemporain, et particulièrement ses derniers développements, semble agir parfois directement sur le réel, et pas seulement sur notre perception du réel : pensons par exemple au land art qui fait littéralement le paysage et ne contente pas de le représenter, ou encore au body art  qui modifie le corps et pas seulement sa représentation…

Mais plus globalement nous voudrions évoquer ici la thèse qu’Yves Michaud développe depuis une dizaine d’années, avec d’abord un premier livre « L’art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique », puis un second « « L’art, c’est bien fini ». Essai sur l’hyper-esthétique et les atmosphères ». Elle nous intéresse ici car nous pouvons y repérer une toute manière d’intervenir sur le monde. Ce que Michaud appelle d’abord la « vaporisation » de l‘art désigne sa dilution dans des expériences ou des atmosphères esthétiques : le paradigme est celui de l’immersion, ce n’est plus l’œuvre d’art devant le spectateur, c’est le spectateur qui est dans l’œuvre, ou plus exactement dans l’expérience sensible que l’œuvre d’art déploie. De frontale, elle est devenu atmosphérique. Sont visées ici les installations, dispositifs multimédias ou autres expériences immersives, très présentes aujourd’hui. « Perception d’ambiance ou d’environnement qui enveloppe le visiteur lui-même dans l’ensemble du dispositif perceptif ». Mais s’ajoute à cela ce que Michaud appelle le triomphe de l’esthétique, et même de l’hyper-esthétique, qui signifie que l’expérience esthétique « nouveau régime » transite de plus en plus du monde de l’art vers le monde de la vie. Esthétisation générale qui produit une vaporisation de la beauté dans tous les objets du monde. L’idée n’est pas nouvelle :un tel mouvement d’esthétisation du quotidien à travers les corps, les visages, les lieux, le mobilier, les objets utilitaires,  la cuisine elle-même etc. avait déjà été souvent mentionné. Mais selon Yves Michaud, on assisterait à une radicalisation de ce mouvement. Le design concerne non seulement les objets mais toutes les situations : supermarchés, bars, restaurants, évènements, croisières, défilé de mode etc. Nous assisterions aujourd’hui à une production industrielle et mondiale de l’esthétique… Michaud revendique ici une conception « impure » de l’esthétique qui s’étendrait à tous les domaines du sentir et de la sensibilité ; nous souhaiterions de plus en plus un monde facile, sans aspérités, beau (selon des critères conformistes), qui procure du plaisir, du bien-être, mobilise notre sensibilité : être ainsi dans une bulle protégée et protectrice, le plus éloignée possible de l’inattendu. Le paradigme de cette esthétisation générale serait sans doute les dispositifs immersifs qui nous plongent dans de telles atmosphères ou ambiances.    L’art contemporain a tendance à sortir des musées et à envahir tous les lieux : « Les fêtes, les centres commerciaux, les quartiers historiques des villes… se prêtent, aussi bien que les expositions, à la fabrication de ce que j’appelle des « atmosphères » – ce qu’on appelle aujourd’hui des « expériences immersives ». Vous trouverez ce dernier terme un peu partout, et son omniprésence est significative. Un roman, un jeu vidéo, un repas dans un restaurant, un parcours touristique ou une visite dans un magasin peuvent indifféremment se voir qualifier d’« expériences immersives »[12]. Yves Michaud pense que cette dilution de l’art dans les environnements du quotidien est en réalité la fin annoncée du « Grand Art ». Il n’est pas question de traiter de cette question ici. Mais ce que nous pouvons retenir pour le sujet de ce soir, c’est comment cette esthétisation du quotidien affecte directement notre monde. Pour le meilleur ou pour le pire, telle n’est pas la question aujourd’hui : nous pouvons tout de même nous interroger sur ces mondes virtuels entièrement fabriqués où semblent se confondre l’apparence et la réalité, environnements « hyper-réels » (concept forgé par Baudrillard, qui signifie l’augmentation fictive de la réalité),  simulacre qui brouille définitivement le vrai du faux… Peut-être pourrions-nous faire le lien de ce type d’expérience immersive (qui mobilise massivement les techniques numériques) avec la réalité augmentée proposée par le Métavers… 

 


[1] Hannah Arendt, « Crise dans la culture »

[2]Cette doctrine a trouvé sa formulation complète au cours du premier congrès des écrivains soviétiques qui se tint à Moscou en août 1934. Le réalisme socialiste exige de l'artiste « une représentation véridique, historiquement concrète de la réalité dans son développement révolutionnaire. En outre, il doit contribuer à la transformation idéologique et à l'éducation des travailleurs dans l'esprit du socialisme » Si tant est qu'on puisse trouver une définition officielle satisfaisante de cette doctrine, c'est au Dictionnaire de philosophie, (Moscou, 1967) qu'il faut s'adresser ; le réalisme socialiste y est ainsi défini : « Son essence réside dans la fidélité à la vérité de la vie, aussi pénible qu'elle puisse être, le tout exprimé en images artistiques envisagées d'un point de vue communiste. Les principes idéologiques et esthétiques fondamentaux du réalisme socialiste sont les suivants : dévouement à l'idéologie communiste ; mettre son activité au service du peuple et de l'esprit de parti ; se lier étroitement aux luttes des masses laborieuses ; humanisme socialiste et internationalisme ; optimisme historique ; rejet du formalisme et du subjectivisme, ainsi que du primitivisme naturaliste. ».

[3] Cf. « L’imaginaire ». (Sartre s’inscrit ici dans la filiation husserlienne de la phénoménologie, pour laquelle le rôle de la philosophie est de décrire les différents actes de conscience en tant que «visée  intentionnelle »)

[4] Lire à ce sujet le très beau livre de Francis Wolff « Pourquoi la musique ? ». La musique serait ainsi selon lui « un monde de purs évènements sans choses ».

[5] Au sens philosophique de donner une forme ou une structure

[6] « La pensée et le mouvant »

[7]« Le déclin du mensonge » (Intentions, 1928).

[8] Lire à ce sujet « Le monde à la première personne. Entretiens avec André Comte Sponville » dans lequel ce dernier s’entretient avec Francis Wolff. C’est la définition que ce dernier nous propose concernant « le monde ».

[9] Lire à ce sujet Francis Wolff, notamment un de ses premiers ouvrages, « Dire le monde »

[10] Amour, poésie, sagesse », Edgar Morin

[11] Lire « Résonance », mais aussi « Quand la beauté nous sauve » de Charles Pépin

[12]Entretien avec Yves Michaud, Eve Carrin, Grands Dossiers n° 72, 2023. Une expérience immersive décrit la perception d’être entouré – et de faire partie – d’un environnement différent de celui de notre quotidien normal